En juillet 2023, Sandrine Kebers et Alexis Van Jeun sont partis naviguer sur l’Atlantique avec leurs deux filles. Une formidable épopée familiale rendue encore plus incroyable par le fait que tout ce petit monde a cohabité durant un an dans 20 mètres carrés. Autant dire qu’on avait mille questions à leur poser.
FICHE TECHNIQUE
Qui sont-ils? Née à Anvers, Sandrine Kebers (39 ans) a rencontré le Bruxellois Alexis Van Jeun (38 ans) en 2005, lors d’un ski organisé par un cercle étudiant. Depuis, ils ne se sont plus quittés et ils sont aujourd’hui les parents d’Alix, née en 2017, ainsi que de Maxine, sa cadette d’un an. Sandrine enseigne le néerlandais dans une école à pédagogie Freinet tandis qu’Alexis travaille depuis quatorze ans dans le secteur bancaire.
Leur bateau? «O Sauvage», un Oceanis 411 de Beneteau datant de 1999, de 13 mètres de longueur et 4 mètres de largeur, ce qui représente entre 20 et 25 mètres carrés d’espace habitable.
Leur voyage? Un périple vers les Caraïbes de 20.600 km, soit 154 escales et 18 pays visités dont le Cap-Vert, les Bermudes et les Açores, avec comme port de départ et d’arrivée Wemeldinge, aux Pays-Bas.
Comment décide-t-on de se lancer dans une telle traversée?
Alexis: Quand j’étais tout petit, mon grand-père avait un catamaran à la côte belge. Mon papa a fait aussi pas mal de voile, et l’a enseignée aux Glénans, une école très réputée en France, donc j’ai eu pas mal d’occasions de monter sur des bateaux quand j’étais petit. Quand j’avais 16-17 ans, mon père a loué un petit cabinier pour naviguer dans le sud de la France avec mes trois frères et moi, et ça a été une révélation.
J’ai découvert la vie au rythme du soleil et du vent, la possibilité d’avoir accès à des endroits préservés…
La complexité technique de la navigation m’a séduit et je me suis inscrit dans une école de voile avec l’envie de partager ma passion avec mes proches. On a d’abord loué un bateau en Croatie, puis on est rentrés en copropriété d’un bateau, ce qui permet de naviguer plus souvent tout en réduisant les coûts. Ado, tous les magazines de voile que je dévorais montraient des couples ou des familles partis pour un tour de l’Atlantique ou du monde.
Les images étaient incroyables, et ça m’a donné envie de le faire un jour aussi.
Heureusement, quand je lui ai parlé de mon rêve, Sandrine a immédiatement été enthousiasmée. Au gré des années, surtout une fois qu’on est devenus parents, on avait toujours un peu tendance à postposer le moment où on partirait, et puis on a réalisé qu’il fallait qu’on fixe une date, sinon, on ne se lancerait jamais.
Les gens qui font ce genre de voyage avec des enfants conseillent de partir quand ils ont entre 7 et 11 ans, parce qu’avant, ils demandent trop d’attention, et après, c’est plus compliqué de les arracher à leurs copains. Les filles avaient l’âge parfait, elles étaient assez grandes pour en profiter et s’en souvenir, donc on a décidé de partir en juillet 2023.
Pourquoi ce tracé et cette durée de voyage?
Sandrine: On avait gardé nos congés parentaux, qui représentaient huit mois en tout vu qu’on a deux enfants, et en prenant un peu de congés supplémentaires, on a réalisé qu’on pourrait facilement partir un an en ayant tout de même une petite rentrée financière.
A: Partir de juillet à juillet est le plus facile avec des enfants, parce que ça leur évite de rater deux années scolaires. Financièrement, partir un an était ce qui faisait le plus de sens. L’avantage avec un crédit temps et des congés parentaux, c’est qu’à ton retour, ton employeur est obligé de te réintégrer, tandis que si tu lâches tout pour partir, tu n’as aucun filet.
S: On a d’abord pensé naviguer en Méditerranée, mais côté météo, cela ne nous garantissait pas du beau temps et de la chaleur toute l’année. C’est un trajet qui comprend aussi des zones moins faciles, tant niveau navigation que sécurité.
A: En navigant de juillet à juillet, un itinéraire «classique» s’impose assez vite. On quitte l’Europe en été, quand il fait beau et que les conditions de navigation sont bonnes, puis on descend vers le Cap-Vert à la fin de l’automne, ce qui offre la météo parfaite pour traverser l’Atlantique d’est en ouest puisque les alizés poussent les embarcations vers les Caraïbes.
On y arrive à la période idéale pour passer l’hiver au soleil, mais vers le mois de mai, en période cyclonique, les assureurs ne couvrent plus la région, donc c’est le moment de rentrer vers l’Europe. Tout le monde nous avait dit que les Açores étaient magnifiques et qu’il fallait garder au moins un mois pour les visiter, donc on est passés par l’archipel avant de finir sur la côte britannique, puis en Zélande.
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Comment se prépare-t-on à une telle aventure?
A: On a suivi une série de formations de premiers secours, de survie en mer, de télécommunication ou encore de pyrotechnie, ainsi qu’un cours dédié aux moteurs à diesel marin, afin de pouvoir le réparer nous-mêmes en cas de panne. Une amie médecin nous a aidés à élaborer la pharmacie de bord la plus complète possible, parce qu’en plein milieu de l’océan, même si on a la prescription adéquate, on ne trouve pas d’antibiotiques.
On avait même des champs opératoires avec nous!
On a aussi sécurisé le bateau pour les enfants, en mettant un filet à l’extérieur pour éviter qu’elles ne tombent à l’eau et en établissant des règles strictes, notamment le port du gilet de sauvetage obligatoire dès qu’elles sortaient de la cabine. On a inscrit les filles au cours de natation avant le départ, et on leur a appris que naviguer pouvait être dangereux et qu’il fallait tout le temps être attentif.
Si un enfant tombe à l’eau, qui saute?
S: Dès notre première traversée d’une nuit, dans le golfe de Gascogne, on a décidé que si une des filles tombait à l’eau, ce serait moi qui sauterait après elle. A ce moment-là, Alexis avait plus d’expérience de navigation et aurait été plus à même de ramener l’embarcation sur le lieu de l’accident, donc c’était logique.
Tout comme c’est logique d’aborder la question et de mettre une procédure en place, plutôt que de risquer de sauter tous les deux à l’eau par réflexe et de laisser une de nos filles toute seule sur le bateau. Heureusement, personne n’est tombé à l’eau, donc c’est resté hypothétique!
Quid de la scolarité des enfants?
S: Notre fille cadette était encore en maternelle et l’aînée aurait dû rentrer en première primaire l’année où on est partis. On a discuté de notre projet longtemps à l’avance avec son école, et on a eu la chance qu’ils nous soutiennent et nous envoient par mail les programmes à suivre. On a aussi la chance d’avoir deux filles curieuses.
Sur le bateau, on ne leur imposait pas un rythme quotidien d’exercices, mais elles venaient elles-mêmes avec leurs cahiers pour nous demander d’en faire.
Elles voyaient ça comme un jeu, et paradoxalement, notre traversée a accéléré leur apprentissage: elles voulaient pouvoir déchiffrer le nom des bateaux qu’on croisait.
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En voyant d’autres enfants qui savaient lire et écrire, elles ont eu envie d’apprendre. En refusant de leur mettre la pression, et en amenant les savoirs par le jeu, cela s’est fait de manière naturelle.
Quand on préparait l’apéro, par exemple, on leur disait qu’on avait X olives pour nous quatre, et on leur demandait à combien d’olives chacun avait droit. En intégrant de la pédagogie active et en utilisant leur environnement immédiat, on a réussi à rendre l’apprentissage ludique, et elles sont rentrées sans difficultés particulières en Belgique.
Quel budget faut-il prévoir?
A: En tout, entre l’achat du voilier en copropriété avec mon frère, ma belle-sœur et mon épouse, les travaux de rénovation qu’il a fallu prévoir, plus le matériel technique et de sécurité, on a investi environ 110.000 euros dans le bateau. Pour ce qui est du budget du voyage, tout dépend de la manière de voyager: c’est possible de le faire de manière austère, en restant à l’ancre et en pêchant, tout comme il est possible de faire escale dans des marinas très chics tous les jours et de multiplier les excursions…
Au total, entre les congés parentaux et la mise en location de notre maison, on avait un budget mensuel d’environ 2.200 euros pour nous quatre, mais on a dû aller puiser dans notre épargne pour compléter parce qu’on n’avait pas envie de trop compter. On savait qu’on ne retournerait jamais dans certains endroits, donc on voulait profiter sur place, faire des plongées, aller au restaurant…
Ceci étant dit, il ne faut pas se laisser décourager par l’aspect financier.
En s’y prenant suffisamment à l’avance et en budgétisant bien, ce voyage est accessible à beaucoup de bourses. Lors de la traversée, nous avons rencontré des personnes aux moyens plus modestes, qui faisaient pourtant exactement le même voyage et profitaient des mêmes paysages.
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Comment cohabite-t-on (harmonieusement) à quatre dans un si petit espace?
S: Notre cabinier comporte trois cabines, et on trouvait très important que les filles aient chacune la leur plutôt que d’en dédier une au stockage. On voulait que chacun puisse s’isoler s’il en ressentait le besoin, et lors de notre voyage test d’un mois en Espagne, on a instauré le «moment calme» où chacun passait un peu de temps paisiblement dans sa cabine. Pour dessiner, faire la sieste, lire, écouter une boîte à histoires… Peu importe, du moment qu’on respecte une petite pause. Maintenant qu’on est de retour en Belgique, on maintient ce rituel le week-end après le repas du midi!
A: L’espace est petit, certes, mais bien agencé. J’avais peur qu’on soit les uns sur les autres et que ça cause des frictions, mais tout s’est super bien passé.
Sur un voilier, ce n’est pas comme si on avait les bras croisés, donc on n’a pas le temps de se taper sur les nerfs.
On vit avec le jour, ce qui donne un rythme tout à fait différent: on se lève très tôt, on passe toute la journée dehors, et quand le soleil se couche à 18 heures, on est fatigués et on va dormir. Quand on navigue, le paysage change en permanence. Il y a toujours quelque chose qui se passe ou quelque chose à regarder, on a autre chose à faire que de se prendre la tête.
S: Et puis il ne faut pas imaginer que, quand on entreprend cette traversée, on reste 24h sur 24 sur le bateau pendant un an. Notre plus longue traversée a duré 19 jours, du Cap-Vert aux Antilles. A ce moment-là, on est confinés ensemble jour et nuit, mais il y en a toujours bien un qui navigue pendant que l’autre cuisine ou se repose, donc on ne se marche pas sur les pieds.
A: On se connaît depuis vingt ans, et on savait avant de partir à quel point nos caractères sont compatibles. Quand on navigue, on n’a pas d’autre choix que de se faire confiance, donc cette traversée a encore renforcé notre couple, mais aussi le lien qui unit nos filles.
Que mange-t-on quand on passe un an sur l’océan?
A: On aime manger sain et bio, et ça nous a demandé pas mal d’organisation. A chaque escale, il fallait faire des provisions en fonction du nombre de jours qu’on allait passer sur l’eau, et en prenant en compte que certains ingrédients étaient plus faciles à trouver dans certains pays que d’autres. Sandrine établissait des menus avec ce qu’on allait manger matin, midi et soir, en quelles quantités, et où ça se trouvait dans le bateau.
Il ne faut pas oublier qu’il fait chaud tout le temps, ce qui influence la durée de vie des aliments. Les agrumes et les pommes se gardent longtemps au frigo, mais les bananes, elles, sont moins durables. En traversée, les repas sont les moments les plus importants, parce que ce sont ceux où l’on se retrouve et où l’on fait le plein d’énergie. Tout tourne autour de ça, donc ça demande une bonne organisation.
Parfois, on n’avait pas envie de cuisiner, ou on avait le mal de mer, donc on a aussi acheté quelques repas tout prêts en conserve. On a également pu pêcher du thon et de la dorade coryphène, des poissons prédateurs du large qu’on peut manger durant plusieurs repas si on les nettoie bien. Notre aînée adore le poisson, mais elle ne voulait pas qu’on les tue, donc il a fallu qu’on lui explique comment ils passaient de la mer à son assiette.
A certains endroits, les fruits et légumes frais nous ont beaucoup manqué, d’autant qu’on ne trouvait pas toujours ceux qu’on a l’habitude de manger.
Dans les Antilles, par contre, ils vendent des pommes, des poires et des carottes venues tout droit de Belgique!
Comment gérer la fin du périple et le retour en Belgique?
S: Ce qui a aidé à ce que le choc ne soit pas trop vif, c’est de rentrer progressivement. La plupart des gens relient les Açores à leur port d’attache, mais nous, on a ajouté une étape supplémentaire en Angleterre. On a également prévu une soupape de plusieurs semaines entre le retour en Belgique et la reprise du travail, histoire de faciliter la transition.
Ce voyage nous a offert la possibilité de réfléchir à la façon dont on envisageait la suite, donc à aucun moment on ne s’est dit «zut, c’est bientôt l’heure de rentrer».
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Au contraire, on se réjouissait de mettre en place les changements auxquels on avait pensé sur l’eau. Le fait de partir d’emblée pour une durée fixe a permis de profiter sans jamais se dire «et si». Et puis, quand on revient sur la terre ferme, on réalise tout le confort dont on bénéficie. On ne dort pas bien sur un bateau, et là, on a retrouvé des bons lits, mais aussi de l’eau chaude, un lave-vaisselle, une machine à laver… Ça n’a l’air de rien, mais ça facilite le retour.
Quels seraient vos conseils pour les personnes qui rêvent de partir?
S: Cela peut sembler cliché, mais je leur dirais de croire en leur rêve. Partir un an demande une organisation et des préparatifs énormes, mais rien ne nous différencie de Monsieur et Madame Tout-le-monde: c’est parce qu’on voulait vraiment le faire qu’on y est arrivés.
Et maintenant qu’on l’a fait, plus rien ne nous retient: j’ai l’impression qu’on pourrait réaliser n’importe quel rêve.
A: Sortir de sa zone de confort n’est pas facile, mais on est très contents de l’avoir fait. C’est important de se laisser le temps de se préparer mentalement et pratiquement pour passer du rêve à la réalité. Il faut se donner les moyens, mais il y a toujours moyen.
Quelles ont été les plus belles surprises de ce voyage?
A: Avant de partir, on s’était surtout concentrés sur le budget, l’itinéraire, les endroits qu’on allait visiter… On s’était imaginé plein de choses, mais jamais qu’on allait faire autant de rencontres extraordinaires. Dans la vie de tous les jours, on a tendance à toujours croiser les mêmes têtes, tandis qu’ici, on a rencontré plein de gens venus d’horizons complètement différents.
La voile est très fédératrice: dès qu’on arrive dans une marina, on fait partie d’une communauté, on prend l’apéro ensemble, on s’échange des astuces ou des coups de main pour les travaux sur les bateaux… Comme on suivait un itinéraire «classique», plein d’autres personnes faisaient le même voyage que nous à la même période, donc on s’est recroisés à plusieurs reprises.
C’est très chouette, parce que ça donne l’impression de former un petit village qui se déplace sur l’eau.
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