Adèle Haenel: « J’essaie de travailler avec les gens qui me font le plus rêver »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Douze ans après Naissance des pieuvres, Adèle Haenel retrouve Céline Sciamma pour l’incandescent Portrait de la jeune fille en feu, un film où l’actrice brille… de mille feux. Rencontre.

Remarquée à l’orée du siècle dans Les Diables, de Christophe Ruggia, Adèle Haenel est née définitivement au cinéma un jour de 2007 sous les traits d’une naïade dans le bien nommé Naissance des pieuvres, le premier long-métrage de Céline Sciamma. Depuis, l’une et l’autre ont fait du chemin: la cinéaste, auteure de Tomboy et Bande de filles, s’est imposée comme l’une des plus douées de sa génération. Quant à l’actrice, mélange de fougue et de charisme dévastateur, réserve et défi dans un même regard, elle n’en finit plus d’illuminer le septième art français, sa filmographie valant mieux que de longs discours, qui l’a vue s’illustrer devant la caméra de Bertrand Bonello (L’Apollonide), Katell Quillévéré (Suzanne), Thomas Cailley (Les combattants) ou Robin Campillo (120 battements par minute). Et l’on ne rappelle que pour la forme qu’elle fut encore La fille inconnue des frères Dardenne.

Qu’est-ce que l’art, sinon la recherche du beau, mais comment?

Douze ans après l’opus qui les révélait de concert, Portrait de la jeune fille en feu (*) consacre aujourd’hui les retrouvailles des deux jeunes femmes. Un rendez-vous programmé, comme le confie Adèle Haenel, encore sur un petit nuage au surlendemain d’une projection cannoise triomphale (elle était d’ailleurs la reine officieuse de la Croisette avec une sélection dans trois sections du Festival, au Portrait, présenté en compétition et futur Prix du scénario, s’ajoutant Le daim, de Quentin Dupieux, à la Quinzaine, et Les héros ne meurent jamais, d’Aude-Léa Rapin, à la Semaine de la critique). « Nous avons connu toutes les deux des carrières assez riches, tout en restant en dialogue, observe la comédienne lorsque nous la rencontrons. Nos parcours se font écho, dans une certaine mesure. Et aujourd’hui, cela correspond au temps qu’il a fallu pour pouvoir refaire quelque chose: nous savions qu’on allait retravailler ensemble un jour, mais il fallait que ce soit le bon moment. »

Face à Noémie Merlant dans Portrait de la jeune fille en feu, en salle le 2 octobre.
Face à Noémie Merlant dans Portrait de la jeune fille en feu, en salle le 2 octobre.© SDP

L’amour révélateur

Premier film d’époque de Céline Sciamma, Portrait d’une jeune fille en feu se situe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, lorsque Marianne, une jeune peintre (Noémie Merlant), est engagée par une notable pour réaliser à son insu le portrait de mariage de sa fille Héloïse (Adèle Haenel), tout juste sortie du couvent. Entre l’artiste et son modèle, la relation est au départ distante, avant d’évoluer, insensiblement, jusqu’à s’épanouir dans la lumière. Difficile, bien sûr, de ne pas y voir le miroir, ou alors le prolongement du rapport entre la réalisatrice et l’actrice. « Tel que dépeint dans le scénario, il y a une analogie avec la façon dont Céline et moi avons collaboré, l’importance respective que nous avons eue dans la carrière l’une de l’autre, et le fait que le lien n’ait pas été unilatéral. C’est le sentiment amoureux qui déclenche, dans le chef de Marianne, la découverte d’elle-même en tant qu’artiste, alors qu’auparavant, elle était plutôt une bonne exécutante, sans avoir vraiment sa patte à elle. Et cela aussi fait écho, je pense. Le rapport est similaire, parce que l’amour y vient comme révélateur de l’artiste. Et du coup, il ramène cet élément indicible que l’on cherche dans l’art. Qu’est-ce que l’art, sinon la recherche du beau, mais comment? »

Je me suis vraiment amusée à essayer de construire un personnage qui n’était pas une unité psychologique.

Si Adèle Haenel et Céline Sciamma n’ont pas précipité leurs retrouvailles, c’est peut-être également afin d’avoir la maturité nécessaire pour embrasser semblable projet. Et cela, que ce soit par son ampleur, puisque par-delà l’époque concernée, il y est question de la condition de la femme jusque dans ses variations les plus contemporaines. Ou par les nuances apportées par la comédienne à une partition qui suit un arc complexe accompagnant l’évolution de son rôle. « Je suis contente que vous l’ayez remarqué, parce que je me suis vraiment amusée à essayer de construire un personnage qui n’était pas une unité psychologique, mais qui évoluait en fonction du regard porté sur elle, et du degré d’intimité qu’elle avait avec Marianne, poursuit-elle. Du coup, je l’ai conçue en trois phases, avec une première partie plus hiératique, mystérieuse, dont l’inspiration est venue du Japon, du théâtre et des masques, avec une certaine tenue du corps, peu de gestes, une voix hyper posée, un rapport un peu méfiant à la parole et des émotions assez contenues. Après, à partir de la scène du piano, il fallait que quelque chose se fissure. C’est ce que j’ai appelé la période du dégel, où l’on sent qu’il y a une rupture, et qu’on a accès à la personne derrière. Et enfin, une période de chaleur, où les émotions circulent, la sensualité et le corps sont libérés et le rapport à la pensée plus spontané. Dès le départ, je voulais accomplir cette espèce de travelling intérieur. » Comme un changement climatique intime, en un exercice délicat dont l’actrice s’acquitte avec une rare finesse. Et de signer une composition dont l’intensité a pour pendant la multitude et la complexité des sentiments qu’elle convoque, impression culminant dans une ultime scène où la seule vision de son visage charrie des torrents émotionnels – « Je me sentais un peu comme ces gens qui doivent maintenir un bâton en équilibre sur le doigt, mais avec moi-même, afin d’entretenir ce feu… C’était un gros défi de concentration, mais j’aime bien. »

Naissance des pieuvres, en 2007, le film qui lui permit de rencontrer la réalisatrice Céline Sciamma.
Naissance des pieuvres, en 2007, le film qui lui permit de rencontrer la réalisatrice Céline Sciamma.© SDP

Bénéfiques contraintes

L’alchimie subtile présidant à ses échanges avec Noémie Merlant, sa partenaire à l’écran, n’est bien sûr pas étrangère à la réussite de ce projet commun – elle évoque une rencontre « géniale ». Elle n’aurait rien été, toutefois, sans la relation de confiance l’unissant à Céline Sciamma, qui raconte bien volontiers avoir pensé ce Portrait autour d’Adèle Haenel. « Pour l’écrire, j’ai pu m’appuyer sur tout ce que je sais d’elle comme actrice, tout ce que je sais d’elle comme roseau pensant, et puis tout ce que je ne savais pas, et que peut-être elle-même ne savait pas non plus, résume la réalisatrice. J’avais envie d’une Adèle neuve, elle pose sa voix différemment, elle a un autre rythme, un autre rapport même à ses déplacements. Et pour cela, pour avoir la confiance de prendre ce risque, il faut très bien se connaître. »

Une question d’échanges et de complicité encore, de qualité du regard aussi – l’un des thèmes de ce long-métrage -, plutôt que de direction de comédiens, cette expression qu’Adèle Haenel récuse d’ailleurs non sans une pointe d’humour – « On dirait que c’est issu du dressage des animaux. » A quoi elle préfère le terme de collaboration: « On a d’autant plus de liberté qu’on est accompagné, parce qu’on dispose d’une sorte d’exosquelette, de structure extérieure, de guide pour l’imaginaire. Il m’est arrivé de tourner en étant extrêmement corsetée, le réalisateur voulant absolument obtenir ce qu’il avait imaginé, et c’était intéressant, parce que cela supposait d’autres qualités. Mais je ne le referais pas aujourd’hui. J’ai envie d’avoir une marge de liberté suffisante pour pouvoir respirer. » Fut-ce dans le cadre contraignant d’un film d’époque, que ce Portrait transcende d’ailleurs allègrement pour entamer un dialogue fécond avec le présent, questionnant le statut des femmes, artistes ou non, sous l’angle des possibles. Comme en un prolongement de cet élan, la comédienne n’hésite pas, pour sa part, à relever les vertus de la contrainte – « Cela oblige à se réinventer. » Le film en apporte la démonstration éloquente, dont Adèle Haenel observe encore qu’il est « le plus abouti » de sa vie. En quoi on ne saurait lui donner tort tant, à tout juste 30 ans, elle touche là à une forme d’accomplissement.

J’essaie de travailler avec les gens qui me font le plus rêver.

Dans Les Combattants, en 2014, où elle incarne Madeleine, une jeune femme désirant intégrer l'armée.
Dans Les Combattants, en 2014, où elle incarne Madeleine, une jeune femme désirant intégrer l’armée.© SDP

Bas les masques

Manière peut-être de faire durer cet instant, l’actrice exprime encore son envie de prendre du recul par rapport au cinéma, et son désir de renouer avec les planches. A son agenda, au moment de cet entretien, L’étang, d’après Robert Walser, dans une mise en scène de Gisèle Vienne – un projet suspendu toutefois suite à la disparition de la comédienne Kerstin Daley-Baradel en juillet dernier. « Peut-être que j’ai envie d’un moment où je peux laisser du temps, c’est important. Après, j’essaie de travailler avec les gens qui me font le plus rêver. Et là, j’ai rencontré quelqu’un qui me fait complètement rêver au théâtre. C’est aussi simple que cela, je cherche des expériences mystiques et artistiques fortes, dans le sens où le mysticisme rejoint l’érotisme pour moi. Il y a quelque chose de cet ordre, dans le rapport à la scène et l’envie que le moment présent soit complètement incandescent. Je crois à la transcendance de l’art, à ce truc ultra-incandescent. En fait, je n’y crois pas, c’est plutôt que l’expérience fait qu’il s’agit de ce que je cherche dans la vie. Je n’ai pas vraiment de bon mot pour décrire cette expérience, disons, de feu intérieur. Il y a des histoires – je pense à The Square par exemple – qui parlent du fait que derrière le masque, il y en a encore d’autres, et qu’il n’y a pas d’essence. Ce film, et ce courant de pensée, comme les ouvrages du sociologue Erving Goffman qui traitent des masques successifs, c’est quelque chose que je peux comprendre intellectuellement, mais à l’encontre de quoi va cette expérience de l’art que j’appelle mystique, et que l’on pourrait relier à l’âme. »

(*) En salle le 2 octobre prochain. A cette occasion, Céline Sciamma est la rédactrice en chef du Focus Vif de cette semaine.

Bio express

1989 Naissance à Paris.

2002 Premier rôle au cinéma dans Les Diables, de Christophe Ruggia.

2007 Sortie de Naissance des pieuvres, de Céline Sciamma.

2014 César du meilleur second rôle féminin pour Suzanne, de Katell Quillévéré.

2016 Joue dans La fille inconnue, de Jean-Pierre et Luc Dardenne.

2018 Retrouve Céline Sciamma pour Portrait de la jeune fille en feu.

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