Alessandro Sartori: une vision décontractée et urbaine de la mode

© sdp

Après cinq ans passés chez Berluti, Alessandro Sartori a repris la direction artistique globale des trois lignes de la maison qui l’a vu faire ses premiers pas dans la mode. Sa vision urbaine et décontractée de l’homme moderne infuse toutes les collections.

Il faut du courage pour revenir sur ses pas, même si la route et le paysage qui l’entoure ont radicalement changé, cela peut sembler, vu de loin, moins aventureux que la découverte de nouveaux horizons. La balade pourtant n’a rien d’une petite promenade de santé. Zegna, c’est plus de 500 boutiques réparties dans le monde entier, 7 000 employés et un chiffre d’affaires de plus de un milliard d’euros chaque année. De quoi peser sérieusement sur les contours d’une silhouette masculine de plus en plus cernée par le sportswear couture qui squatte aujourd’hui les catwalks, comme le pavé des grandes métropoles. Pas de quoi impressionner Alessandro Sartori, l’homme est à la manoeuvre de ce revirement stylistique depuis un bon bout de temps déjà, en 2003 plus exactement lorsqu’il écrira les premiers chapitres de l’histoire de Z Zegna, la ligne la plus « active » du groupe qu’il dirigera jusqu’à son départ en 2011 chez Berluti.

J’aime les effets « waouh » et les sensations qu’ils procurent.

« Monté » à Milan à l’âge de 15 ans, l’adolescent qui a grandi entouré de tissus – sa mère était couturière pour dames – étudiera le stylisme à l’Istituto Marangoni avant d’entrer, une fois son diplôme en poche, chez le tailleur italien. Certains relèveront qu’il n’y a pas de hasard, Alessandro Sartori est un enfant de Biella, près de Trivero, c’est de cette région aussi que viennent les Zegna, car avant d’être une marque, ce nom est celui d’une famille de tisserands… C’est donc bien peu de dire qu’il connaît la maison. Après une coupure parisienne de cinq ans passés à légitimer, avec succès, le prêt-à-porter de Berluti, une griffe qui jusque-là ne concurrençait les marques du groupe Zegna qu’au rayon accessoires, le voilà de retour avec la force de frappe de l’insider. Il sait ce qu’est le luxe, la chance surtout de pouvoir maîtriser chacune des étapes de fabrication des produits, des croquis des studios à la tonte des moutons. Mais il sait aussi qu’un paquebot de cette taille se conduit en douceur. Premier changement de taille? La reprise en main de toutes les collections pour que ne transparaisse plus qu’une même vision. Explications.

Alessandro Sartori: une vision décontractée et urbaine de la mode
© sdp

Vous voilà de retour dans le groupe Zegna, en Italie, après avoir passé cinq années à Paris à la direction artistique de Berluti. Est-ce un peu comme si vous rentriez « à la maison »?

Cela m’a vraiment touché que Gildo (NDLR : le petit-fils du fondateur et actuel PDG de Zegna) me propose de revenir, en raison bien sûr de l’attachement personnel que j’ai pour cette entreprise familiale dans laquelle j’avais déjà passé plus de vingt ans de ma vie, mais aussi de l’opportunité professionnelle que cela représentait. En arrivant, j’ai ressenti une émotion très particulière même si le contexte était différent de la première fois. Beaucoup de choses ont changé dans le secteur de la mode masculine depuis. L’équipe aussi s’est considérablement rajeunie : plus de la moitié des gens qui travaillent ici désormais ont moins de 25 ans.

En quoi la mode masculine a-t-elle évolué ces dernières années?

Le monde change, tout va plus vite, les achats se font autrement et nos concurrents ne sont plus les mêmes. Certains n’existaient tout simplement pas il y a quatre ou cinq ans d’ici. Nos clients potentiels se sentent de plus en plus libres de revendiquer leur identité, ils choisissent une marque parce qu’ils l’aiment et plus en fonction de son logo. Cette nouvelle approche exige que nous soyons plus réactifs, que nous puissions proposer davantage de collections. L’offre peut être moins large mais elle doit se renouveler plus souvent. La communication digitale, tout ce qui se passe sur les réseaux sociaux, modifie notre manière de faire : nos racines sont les mêmes mais notre agenda a été bouleversé.

Vous parlez d’agenda justement. Faites-vous partie de ceux qui croient dans le modèle économique du « see now, buy now » qui verrait les produits arriver directement en magasin au lendemain des défilés?

Alessandro Sartori: une vision décontractée et urbaine de la mode
© sdp

Certainement pas! C’est du marketing pur! Le délai nécessaire à la production d’une collection existera toujours, il est incompressible! Si vous parlez de quelques produits simples à faire comme des tee-shirts, un sac, une paire de sneakers, une casquette, c’est évidemment jouable, il suffit de lancer la fabrication en parallèle de la création des prototypes des défilés. Parce qu’il s’agit de quantités limitées, on peut fournir les magasins quasiment en temps réel. Si l’on voulait appliquer cela à l’ensemble d’une ligne, ce serait un désastre du point de vue créatif! Car cela veut dire que tout serait figé des mois en amont. Prenez ce que nous avons montré, mi-janvier dernier, pour l’hiver 18-19 : nous étions encore en train de travailler dessus tout juste avant Noël! Les prototypes sont arrivés une semaine avant le show, il nous restait huit jours pour faire le casting, le stylisme et le fitting final. Dans le cas du « see now, buy now », cela impliquerait donc de lancer la production de milliers de pièces en juillet-août. Aujourd’hui, les salons du textile présentant les tissus d’hiver ont lieu en septembre! On voudrait faire croire au consommateur que c’est à la page, en plein dans les tendances, alors que ces vêtements seront fabriqués avec des tissus de la saison dernière…

Comment gérer dès lors l’impatience sans cesse grandissante des clients?

Notre force, c’est que nous pouvons agir sur toutes les étapes de la production, depuis la laine jusqu’à la conception des motifs sur le tissu, en passant par le tissage sur les métiers de nos usines. C’est un peu comme le cuisinier qui a accès à son propre potager, cela démultiplie ses possibilités. Parce que nous possédons nos ateliers, ici en Italie, le client qui le désire peut se rendre en boutique au lendemain du défilé et commander la pièce du show Couture qu’il souhaite, sur mesure. Bien sûr, cela a un coût, il faut compter un supplément de 25% environ mais au bout de six semaines, elle est à lui. Je ne vois pas non plus pourquoi la mode serait le seul business où il n’est plus possible d’attendre un peu! Regardez le buzz qu’il peut y avoir autour de la sortie d’un nouveau modèle de voiture ou de téléphone!

La Fashion Week Homme de Milan est en pleine crise. Des marques comme Etro ou Corneliani ont fait le choix de ne plus défiler. D’autres comme Gucci ou Bottega Veneta font le pari d’une présentation mixte pendant la Femme. Quelle est encore la pertinence d’un show réservé à quelques happy few?

Alessandro Sartori: une vision décontractée et urbaine de la mode
© sdp

Pour ma part, je suis un fervent défenseur des formats multiples, c’est à mon sens ce qui fonctionne le mieux : le show est important car il raconte une histoire, le décor et la musique, en cela, jouent un rôle essentiel. J’aime les effets « waouh » et les sensations qu’ils procurent. Pour l’été 18 par exemple, j’avais imaginé un jardin magique, un endroit secret que l’on découvrait au détour d’un labyrinthe. Le défilé permet également de voir les vêtements portés et en mouvement. Mais j’aime aussi que le public puisse s’approcher des modèles pour les regarder de plus près, c’est pour cela que je souhaite que nos mannequins restent présents pendant vingt minutes à la fin du défilé.

L’une de vos premières décisions en revenant chez Zegna a été de reprendre le lead sur l’ensemble des lignes. Comment s’articulent-elles aujourd’hui?

Nous avons conservé les trois lignes mais il n’y a plus qu’un seul briefing créatif, le mien. D’un côté, vous avez la ligne Couture, celle qui défile et qui est certainement la plus mode. La colonne vertébrale de la maison, c’est Ermenegildo Zegna, c’est là que l’on retrouve nos essentiels pour la garde-robe masculine, du tailoring à l’athleisure, en passant par les chaussures et les sacs. Z Zegna, c’est plutôt l’active wear, c’est aussi là que nous proposons le résultat de nos recherches sur les tissus les plus techniques. Finalement, c’est une marque globale, avec une même esthétique, un même mood board, un même code couleur par saison. Les hommes, moi le premier, font des mélanges. Ils peuvent très bien papillonner dans les trois lignes.

Le printemps-été 18 d'Ermenegildo Zegna Couture.
Le printemps-été 18 d’Ermenegildo Zegna Couture.© sdp

Lorsque l’on regarde le contenu du vestiaire masculin contemporain, n’avez-vous pas le sentiment qu’il s’est appauvri, avec la quasi-disparition des tenues plus formelles?

Il est clair que toute une série de pièces encore essentielles, il n’y a pas si longtemps, – le chapeau, le parapluie, la cravate… – ont pour ainsi dire disparu. Mais d’autres comme la casquette, le foulard, les ont remplacées. Ce qui change surtout, c’est ce qui vous amène à les porter. Avant, nous avions tous nos références en matière d’élégance : je me souviens de la manière dont mon père s’habillait, je regardais les gens dans la rue, j’achetais le Vogue Homme. Nous vivons désormais à l’heure de la culture du clic. Des réseaux comme Tumblr, Pinterest, Instagram sont des sources d’inspiration. Vous pouvez être confrontés à des centaines d’images par semaine, voire par jour. C’est là que naissent et meurent les tendances.

Alessandro Sartori: une vision décontractée et urbaine de la mode
© sdp

Y a-t-il encore une place pour le costume classique – une part importante du business de Zegna – dans la garde-robe masculine?

Ce qui est certain, c’est que le costume comme uniforme de travail, c’est terminé. L’homme urbain auquel nous nous adressons en portera toujours mais par choix ou dans certaines occasions. On met encore, et c’est heureux, un smoking pour un soir de première à la Scala. Dans la vie de tous les jours, les frontières sont devenues complètement floues entre vêtement casual et habillé. Je pense que l’avenir du costume passera par le sur-mesure ou le semi-sur-mesure pour s’adapter aux besoins et aux envies des individus. Ce secteur est d’ailleurs en pleine expansion. Les hommes achèteront peut-être moins de prêt-à-porter. En revanche, ils ne dépenseront pas moins, mais mieux.

 » Dans la vie de tous les jours, les frontières sont devenues complètement floues entre vêtement casual et habillé. « © sdp

Quelle est votre principale source d’inspiration?

Les hommes! Je suis passionné par les images, je fais moi-même pas mal de photos. Lorsque je commence une collection, je rassemble des clichés d’hommes que je trouve inspirants, certains que je connais – c’est le cas la plupart du temps -, d’autres pas du tout en revanche… Il m’arrive de les découvrir sur les réseaux sociaux mais c’est plus rare. J’essaye alors d’imaginer comment ce qu’ils portent peut influencer la manière dont ils vivent et inversement. Je peux aussi être touché par un film, un documentaire, une exposition. Lorsqu’un artiste attire ma curiosité, je fais des recherches compulsives pour en savoir plus sur lui, je peux remonter des années en arrière. Cela peut même, comme dans le cas du défilé automne-hiver 18-19, aboutir à une collaboration : le décor enneigé du show m’a été soufflé par le travail de Thomas Flechtner, qui a cosigné avec moi la scénographie.

A l'avenir, les costumes seront plus souvent conçus sur mesure, pour s'adapter aux besoins de chacun, prédit Alessandro Sartori.
A l’avenir, les costumes seront plus souvent conçus sur mesure, pour s’adapter aux besoins de chacun, prédit Alessandro Sartori.© sdp

Depuis l’an dernier, Zegna construit ses campagnes publicitaires autour de ces « instants qui vous définissent ». Cette saison, Javier Bardem et Dev Patel succéderont à Robert De Niro et Benjamin Millepied. Quel serait votre moment fondateur?

J’en ai certainement plusieurs mais l’un des plus marquants remonte à mon enfance, lorsque j’accompagnais ma mère chez son fournisseur de tissus. Elle était couturière et se rendait chez le tisserand avec ses dessins et ses toiles d’essayages. Nous avions deux appartements, celui où nous vivions et celui qui lui servait d’atelier. Elle y a employé jusqu’à sept personnes mais il n’était pas rare de retrouver des rouleaux chez nous, dans les placards de la chambre d’amis ou dans des boîtes où elle entreposait des étoffes qu’elle avait achetées « au cas où », parce qu’elle les trouvait belles et qu’un jour peut-être elle pourrait en avoir besoin.

Quel est votre rapport personnel au vêtement?

J’en ai énormément, comme la plupart des gens qui travaillent dans la mode, des vestes surtout mais aussi des chaussures. Ce qui ne m’empêche pas de faire du shopping. J’adore ça et je suis très organisé. En début de saison, je fais un inventaire de ce que j’ai. J’ai deux dressings, le principal, dans lequel se trouve ce que je mets au quotidien, et un placard de réserve. Donc pour l’été à venir, j’ai déjà sélectionné, dans les pièces que je possède, ce que j’aurai envie de porter dans les mois qui vont suivre. Si nécessaire, je les fais retoucher, je me compose des looks, j’essaye tout. Je fais réparer les boutons, j’allonge, je raccourcis, je cintre. A partir de là, je vois ce dont j’ai envie et ce dont j’ai besoin. Ensuite je vais chez Zegna bien sûr pour ce qui me manque, mais aussi d’autres magasins pour les accessoires notamment, et là tout va très vite car je suis un acheteur compulsif! En un samedi après-midi j’achète tout au risque de rentrer chez moi le soir effrayé par tout ce que j’ai ramené!

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content