Secrets de fabrication et savoir-faire des ateliers de broderie de la Maison Lesage

Depuis 2002, les ateliers de broderie Lesage ont rejoint Chanel, au sein de sa filiale Paraffection, aux côtés des autres métiers d'art. © CHANEL

La broderie entrelace le passé et le présent. Dans les archives et les ateliers de la Maison Lesage, le patrimoine pimenté aux nouvelles technologies fait des merveilles. Et la transmission des savoirs assure la relève. Portraits croisés.

Secrets de fabrication et savoir-faire des ateliers de broderie de la Maison Lesage
© CHANEL

Le long du canal de l’Ourcq, à Pantin, les secrets des maisons de couture liées aux métiers d’art prennent racine. Dans ces bâtiments neufs de 5 000 m2, la Ville lumière semble loin, et la rue de la Grange Batelière également. En 2012, la Maison Lesage quittait les murs qui l’avaient pratiquement vue naître pour s’installer ici, entrant de plain-pied dans le xxie siècle. Dans ses bagages, son art presque aussi vieux que le monde, fait de fils, sequins, paillettes, aiguilles et crochet de Lunéville.

Dans cet espace clair, où tout est à sa place, la salle des archives exhibe ses boîtes de rangement étiquetées. Sur une table, des échantillons par dizaines attirent le regard, on peut les contempler de près et les toucher à main nue, on mesure sa chance. Comment ne pas être émue devant la plus grande collection de broderies de couture au monde, plus de soixante tonnes de pampilles, strass, rubans, perles, cristaux irisés qui ont traversé le temps. Car cette maison fondée en 1858 a eu la bonne idée de tout conserver, 75 000 échantillons, certains plus que centenaires. Ils ne craignent pourtant pas grand-chose, à part l’humidité et les incendies. L’air est donc sans azote, pour le reste, la directrice, Murielle Lemoine, veille à ce qu’ils ne soient pas froissés et servent à alimenter la créativité, qu’ils restent  » vivants « , dit-elle.

Plus de soixante tonnes de pampilles, strass, rubans, perles, cristaux irisés, cabochons qui ont traversé le temps.
Plus de soixante tonnes de pampilles, strass, rubans, perles, cristaux irisés, cabochons qui ont traversé le temps.© CHANEL

Cela fait plus de trois décennies qu’elle fréquente le patrimoine Lesage et les griffes de couture qui font appel à ce savoir-faire, Dior, Valentino, Louis Vuitton, Alexandre Vauthier et Chanel. Rappelons que Mademoiselle n’a jamais daigné collaborer avec la maison, sous prétexte qu’Elsa Schiaparelli y faisait broder ses collections. Mais avec l’arrivée de Karl Lagerfeld en 1983, les choses ont changé, le créateur ne cessant de faire appel à cette institution qui, depuis 2002, a rejoint Chanel, au sein de sa filiale Paraffection, aux côtés des autres métiers d’art – plumassiers, bottiers, chapelier, orfèvre et paruriers qui firent les beaux jours de la haute couture parisienne et la font encore. L’idée : s’appuyer sur ce passé, inventer le présent, sans interdits, pérenniser ces savoir-faire, imaginer le futur.

Secrets de fabrication et savoir-faire des ateliers de broderie de la Maison Lesage
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A l’étage, les brodeuses, et un brodeur, sont penchés sur leur ouvrage, la collection Croisière de Chanel occupe leurs mains et leur esprit. Dans un coin, une broderie participative s’étale sur un métier, il a fallu 150 heures pour y poser une myriades d’oiseaux. Puis, dans le flagship store flambant neuf griffé double C, à Séoul, 800 clients y ont apporté leur touche, s’essayant au Lunéville et composant un tableau choral, où se perçoivent les maladresses des débutants. Car cet art appliqué exige une main, que l’on a ou pas, il faudrait dix ans pour former une brodeuse.

Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres. Vanessa Schindler, auréolée du Grand Prix du Jury et du Prix du Public au 32e Festival international de mode et de photographie à Hyères, découvre les trésors de Lesage. Ces récompenses lui ouvrent des portes, elle vient ici pour penser la collection qu’elle présentera en avril 2018, lors de la prochaine édition, en lauréate honorée. Son guide, c’est Murielle Lemoine, qui faisait partie du jury. Dans la salle des archives, elles se penchent sur la boîte contenant les premiers échantillons de la maison, ils portent encore le label Michonet, atelier fondé en 1858, fournisseur des couturiers Worth, Paquin ou Vionnet, acquis en 1924 par Albert et Marie-Louise Lesage qui le légueront à leur fils en 1949. Vanessa Schindler prend soudain conscience de ce champ des possibles :  » Cela va me sortir de ce que je peux imaginer.  » La maîtresse des lieux s’enthousiasme :  » Les techniques dans cette boîte, le mélange de matières, de fournitures sont incroyables. Je les regarde souvent, même si aujourd’hui, on utilise aussi des matériaux différents – plastique, béton, leds… J’adore trouver des astuces pour montrer que tout est possible.  » Pour la jeune créatrice, il est question d’une envie de matière mate, ou de velours, d’une idée de fausse broderie et la directrice lui répète qu’il n’y a pas de limites, que la maison  » travaille le passé au présent « . Et si sa valeur patrimoniale ne prend guère la poussière, c’est parce qu’elle a conservé cet état d’esprit qui veut que les jeunes viennent s’y nourrir et y insufflent leur créativité, que la relève est assurée, formée notamment à l’Ecole Lesage, créée en 1992 par ce grand monsieur qui savait que, dans ce métier,  » on reste un jour ou une vie « .

MURIELLE LEMOINE – VANESSA SCHINDLER

Murielle Lemoine et Vanessa Schindler.
Murielle Lemoine et Vanessa Schindler.© RENAUD CALLEBAUT

Directrice de la maison Lesage – Designer, gagnante du Grand Prix d’Hyères en 2017

Elle est entrée ici au mois d’août, il y a trente-cinq ans, elle comptait y passer un mois, comme étudiante. Aujourd’hui, Murielle Lemoine dirige la maison, ainsi l’a voulu Monsieur Lesage avant qu’il ne s’en aille au paradis des brodeurs. Comme lui, elle aime à répéter qu' » en broderie, tout est possible « . Elle dit qu’elle a hâte de comprendre comment Vanessa Schindler travaille, d’ajuster leurs trajectoires, celle de Lesage et celle de la créatrice formée à la Haute école d’art et de design à Genève. Laquelle se lance dans une collection d’une dizaine de silhouettes, que l’on verra à Hyères, au Festival, en 2018, la lauréate y reviendra forte de son année passée à expérimenter les métiers d’art rassemblés par la volonté de Chanel.  » Voir les choses sous un autre angle, avoir la chance d’intégrer un artisanat qui demande du temps, une main incroyable, un savoir-faire transmis depuis des générations, énumère Vanessa Schindler. Trouver l’équilibre entre mes gestes de designer, un peu brutaux d’une certaine manière, intégrer cette finesse et découvrir des détails auxquels je n’avais jamais pensé. Cela fait du bien de venir respirer ici.  » Elle sait qu’elle peut compter sur la capacité de la maison à se plonger dans la recherche, à donner libre champ à la créativité.  » Monsieur Lesage cherchait à dénicher des talents, précise Murielle Lemoine, j’ai la sensation de continuer l’aventure.  »

HUBERT BARRÈRE

Directeur artistique de la maison Lesage

Hubert Barrère.
Hubert Barrère.© RENAUD CALLEBAUT

Il avait rencontré Monsieur Lesage,  » le maître absolu « , alors qu’il était encore étudiant à l’Ecole de la Chambre syndicale de la couture parisienne. Il l’attendait dans le couloir, effacé, le brodeur l’avait interpellé :  » Que fais-tu là, mon petit gars ?  » avant de lui donner les conseils qu’il était venu timidement solliciter. La vie ensuite les vit devenir amis. Avant de le transformer en fils spirituel, qui aujourd’hui veille à la destinée artistique de la maison. Si Monsieur Lesage appelait les brodeuses  » mes filles « , Hubert Barrère leur donne du  » mes fées « . Le créateur aime convoquer la  » magie  » et le  » miracle « ,  » la vibration humaine de la broderie « , cette citation de Paul Valéry –  » Les brodeuses ont l’obstination de l’insecte et la foi du mystique  » – et  » l’ardente patience  » dont il faut faire preuve sans quoi on perd le fil conducteur. Avec, toujours en ligne de mire, la question qui taraude :  » Comment être moderne ?  » Et sa réponse :  » Par la recherche, la création, la connaissance, la transmission et l’innovation obligatoire, sous peine d’être out. La broderie est extraordinairement vivante, et si elle l’est, elle est de notre temps et si elle est de notre temps, nous avons le devoir de nous intéresser à ce qui se passe autour de nous. Etre dans le sensible, pas dans le référent, d’ailleurs, c’est exactement cela qui se passe avec Karl Lagerfeld. Ou avec Olivier Theyskens, avec qui nous venons de collaborer. La relève est là.  »

CAROLINE LE BORGNE – LAURA ARGUELLES

Caroline Le Borgne et Laura Arguelles.
Caroline Le Borgne et Laura Arguelles.© RENAUD CALLEBAUT

Directrice générale de Lesage – Responsable du département tissage chez Lesage

Le tissage est son domaine et le tweed son royaume. Laura Arguelles fut directrice commerciale pour une enseigne qui vendait des tissus à Chanel avant d’entrer ici, il y a presque dix ans.  » Le département tweed de Lesage était petit, on a appuyé sur l’accélérateur et l’activité tissage s’est développée. Nous travaillons avec la haute couture, le prêt-à-porter et nous avons créé une collection vendue en Asie et aux Etats-Unis essentiellement. Mais notre coeur de métier, c’est de proposer des tweeds à Chanel. A chaque fois, c’est un challenge.  » Elle connaît la valeur du  » sang neuf  » qui permet de nourrir l’imaginaire et l’impérieuse nécessité de  » trouver l’impulse qui va donner l’envie au studio de la rue Cambon d’utiliser nos tissus « . Alors quand Karl Lagerfeld demande un denim doré ou de tisser des fils en plastique, elle a une pensée pour Monsieur Lesage : « J’adorais sa manière d’appréhender la création. « 

Caroline Le Borgne, elle, est directrice générale depuis quatre ans et chapeaute les labos d’idées, les ateliers et l’Ecole Lesage :  » Cet établissement a été créé au moment de la crise du Golfe, quand les brodeuses avaient peu à faire. J’y ai développé un autre axe lié à la découverte des métiers d’art.  » On y croise donc des VIP de Chanel, invités à arpenter les coulisses, des clientes qui découvrent la complexité du geste, des gens qui veulent en faire leur job, ou juste perler un coussin en guise de passe-temps méditatif.

ANNE-MARIE – FLETTE

Brodeuse (pôle production) – Brodeuse (pôle création)

Anne-Marie et Flette.
Anne-Marie et Flette.© RENAUD CALLEBAUT

La première débutait chez Lesage un beau matin d’octobre 1986 quand la seconde n’était même pas encore née. Anne-Marie y brode depuis plus de trois décennies, Flette depuis deux ans et demi.  » Si je suis encore là au bout de trente ans, c’est que j’aime ça « , constate l’une tandis que l’autre confie :  » Je suis étrangère et anglaise, cela me rend heureuse de faire quelque chose qui est inscrit dans le patrimoine français.  » Elle n’avait jamais imaginé devenir brodeuse, elle n’avait même jamais pratiqué le Lunéville avant d’entrer ici, mais elle a croisé le chemin d’Hubert Barrère, venu en parler dans son Royal College of Art à Londres.  » J’ai trouvé cela inspirant, je voulais réaliser un stage, je suis venue montrer mon travail, c’était en 2014, c’était mon rêve.  » Elles ont fait le calcul, amusées, leur dix-huit ans d’écart importe peu, elles parlent la même langue. En la matière, les mots sont parfois inutiles, se pencher sur un ouvrage, suivre le mouvement de l’aiguille ou du crochet, la danse légère des mains et des doigts agiles et patients, observer un échantillon  » qui dit parfois plus qu’une longue explication « , s’interroger sur la façon, trouver des solutions. Hier, Flette est montée à l’atelier de production, elle n’avait jamais vu cette technique de pose des rubans qu’Anne-Marie utilisait, de grandes et belles idées lui sont venues.

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