En Chine, une maison de thé résiste à l’infusion de la modernité

© Belga

Dès 4 heures du matin, les bouilloires crépitent sur un fourneau au charbon. Les habitués se pressent sous les poutres d’un ancien temple des faubourgs de Chengdu transformé en maison de thé, vestige en sursis dans une Chine vouée aux cafés Starbucks.

En casquette et maillot de corps bleu, Li Qiang s’est levé au beau milieu de la nuit, comme chaque jour, pour allumer le feu et préparer les portions de thé dans des petites tasses que l’on pourra siroter pour seulement deux yuans (0,27 euro).

A l’extérieur dans l’obscurité, quelques hommes âgés attendent en conversant l’ouverture des grands vantaux en bois, avant de s’attabler par petits groupes dans la lueur blafarde d’ampoules nues.

Au-dessus des chaises en bambou, on devine dans l’ombre sur de hautes solives des fresques et motifs religieux: le vaste bâtiment, construit il y a 300 ans dans la banlieue de Chengdu, la capitale du Sichuan (sud-ouest de la Chine), a d’abord été un temple bouddhiste, avant d’être reconverti il y a un siècle en maison de thé.

Sur les murs, des peintures écaillées montrent Mao Tsé-toung, entouré de rayons solaires, ainsi que des slogans à la gloire du socialisme ou souhaitant une immarcescible longévité au Grand timonier.

« Rien n’a changé depuis la Révolution culturelle », sourit M. Li, gérant de l’établissement. Au fond, ajoute-t-il, rien n’a même vraiment changé depuis un siècle dans la « maison de thé du Pavillon de Guanyin ».

Alors que perce l’aube, les habitués s’animent autour du « thé matinal » en inspirant dans de longues pipes à tabac.

« Nulle part ailleurs dans Chengdu vous ne trouverez une maison de thé pareille: il n’y en a plus. Elles ont été dénaturées, ou carrément démolies », soupire Ning Shucheng, presque nonagénaire.

Contrairement aux établissements fameux des parcs du centre-ville que visitent volontiers les touristes, on ne retrouve pas ici de thés rares et onéreux, ni le fracas des dominos de mah-jong — jeu banni pour préserver la tranquillité du lieu.

‘Seconde famille’

Surtout, les établissements de thé traditionnels, jadis emblématiques de la culture citadine chinoise, peinent à rajeunir leur public face au succès des cafés à l’occidentale.

Répondant aux goûts d’une classe moyenne et urbaine en plein essor, la chaîne américaine Starbucks compte 2.500 établissements en Chine, six fois plus qu’en 2011, et entend encore doubler ce nombre.

Les cafés, « c’est pour les jeunes… Ici, on est tous des gens du cru, des fidèles! », sourit M. Zhang, 73 ans.

Pour ces vieux habitués, une maison de thé « c’est un second foyer, c’est comme se retrouver en famille », alors que leurs propres enfants vivent loin de Chengdu, explique Li Qiang à l’AFP en versant l’eau bouillante dans des thermos à décor fleuri.

M. Li, 51 ans, a repris l’établissement en 1995, mais il s’est gardé de changer quoi que soit. « A quoi bon? C’est un lieu qui respire l’humain. Ce n’est pas du tout rentable, certes, mais comment abandonner? Certains font 10 km à pied chaque matin pour venir. L’un vient ici depuis sept décennies ».

Pour les « anciens », la maison de thé fait figure de « refuge » face à une société matérialiste et individualiste où ils peinent à se reconnaître, décrypte Tian Zaipo, un client plus jeune arrivé à vélo et en tenue de cycliste à l’heure où le soleil se levait.

« Aujourd’hui, les gens sont de plus en plus éloignés les uns des autres », observe le fringant quinquagénaire en rejoignant une table d’amis.

Le reste de la rue reflète la même époque révolue: en face, le réparateur de parapluie retire les volets de son magasin, tandis que plus loin résonnent les coups de hachoir du boucher. Sous un appentis, un coiffeur bossu enchaîne les coupes.

Invasion barbare

Il est 11 heures et les convives âgés commencent à rentrer chez eux. Dans la salle remplie d’une cinquantaine de personnes et traversée de volutes de fumée, le brouhaha des conversations est interrompu par un cliquetis métallique. C’est le nettoyeur d’oreille qui signale son arrivée, offrant de « crocheter » les conduits auriculaires — métier traditionnel au Sichuan, mais en voie de disparition.

A peine s’est-il trouvé un premier client que surgit un groupe d’une douzaine de photographes amateurs.

Aussitôt, ils bousculent les tables sans ménagement, déplaçant les tasses et poussant les sièges, pour mieux tirer le portrait de clients effarouchés auxquels ils n’adressent même pas la parole.

« Ils ne consomment rien et je ne les laisse pas s’asseoir », fulmine Li Qiang, devant cette irruption de la modernité consumériste.

La maison de thé de M. Li est réputée auprès des cercles de photographes pour son cadre préservé, et en paye le prix fort, menacée désormais de muséification.

« C’est encore pire le weekend », grimace M. Li.

Tian Zaipo s’empresse lui d’enfourcher son vélo pour s’échapper. Il lâche, pessimiste: « Déjà que les jeunes ne venaient plus… Si ce lieu disparaît, on n’aura plus de maison de thé où aller. Ce sera fini. »

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