La peinture de Mei-Ling Peng jette des ponts entre l’Orient et l’Occident

© Frédéric Raevens

Il lui suffit de trois fois rien, un pinceau, de l’encre et du papier Xuan, pour tracer des ponts entre l’Orient et l’Occident. A 30 ans, elle quittait Taïwan avec sa petite famille pour venir étudier la peinture à La Cambre. Depuis, de Bruxelles, elle est revenue aux origines. Et avec quelle grâce.

Elle avait proposé de se retrouver aux Musées royaux d’art et d’histoire du Cinquantenaire, ce n’était pas un pur hasard, elle voulait faire découvrir en amont le travail de ses élèves de l’Institut belge des hautes études chinoises, aux cimaises du hall, deuxième étage, leurs oeuvres s’exposaient encore, c’était le dernier jour, l’entrée en matière était tentante.

La peinture de Mei-Ling Peng jette des ponts entre l'Orient et l'Occident
© FRÉDÉRIC RAEVENS

La veille, par mail, la peintre Mei-Ling Peng avait tenu à partager quelques fondamentaux, et l’on avait su avec une certitude éblouie que le voyage avait déjà commencé. Sa fille Yi-Der serait là aussi, avait-elle précisé, elle avait 5 ans en 1989 quand ils avaient « embarqué pour la Belgique », au moment de tout quitter, « de franchir la barrière qui la séparait de ses grands-parents », elle avait regardé sa mère et lui avait demandé « Pourquoi m’emmener vers un lieu si loin ? » Et comme on psalmodierait un psaume, Mei-Ling avait débuté son récit. « Vingt-sept années se sont écoulées, comme le fleuve Jaune, je me sens maintenant plus chinoise qu’avant de quitter Taïwan, tandis que mes enfants à leur tour sont en quête de leur identité. J’ai passé cinq années dans l’atelier de peinture à La Cambre, mon mari dans celui de gravure. C’était un temps de pure grâce. Nous avions vendu notre petit appartement à Taipei pour poursuivre nos études comme le sablier qui se vide silencieusement mais notre coeur était plein de bonheur. Nos deux filles ont bien grandi, notre fils est né en 1995, l’année où nous préparions nos expositions de fin d’études, nous avions bien réussi tous les deux. Etait-il temps de repartir ? Rentrer « chez nous » ? Depuis 1997, je donne cours de peinture à l’Institut belge des hautes études chinoises. Retour à la source. »

La peinture de Mei-Ling Peng jette des ponts entre l'Orient et l'Occident
© Mei-Ling Peng

L’endroit était parfait pour plonger en apnée dans sa Chine intime. Des tâtonnements réussis d’apprentis peintres et calligraphes occidentaux, une collection magnifique sur laquelle règne le Bodhisattva Dashizhi, des rayonnages de livres précieux qu’elle consulte dès qu’elle peut dans cette salle de lecture où le temps se fige dans un silence studieux, n’était le bruissement des pages tournées. Avec gourmandise, Mei-Ling Peng choisit sur les étagères ceux qui touchent son âme – The Wilderness Colors of Tao-Chi, Su Tung-P’O : Selections from a Sung Dynasty Poet, un dictionnaire qu’elle pourrait regarder des heures, qui recense les caractères chinois des plus grands artistes, tous les écrits du sinologue Simon Leys, son Bonheur et les petits poissons, ses Propos sur la peinture du moine Citrouille-amer. Il suffit de peu pour entrer de plain-pied dans l’inconnu, se délester du temps de l’Occident. A portée de main, la montagne de pinceaux, l’océan d’encre, les lueurs de nuit, les obscurités de jour chères à Mei-Ling Peng.

En préambule de cette rencontre, vous nous avez écrit : « Je me sens maintenant plus chinoise qu’avant de quitter Taïwan »…

Je me suis rendu compte qu’après un quart de siècle passé ici, tout ce que j’ai rencontré – la peinture, la lecture – est comme un miroir qui me renvoie vers la source… Ma première séparation fut de quitter la maison natale de mes grands-parents à Hsinchu et son jardin, qui était mon jardin d’Eden. Je me souviens de chacun de ses recoins, je sens encore le parfum de chaque fleur, nous avions des rosiers, un poirier, des chrysanthèmes et dans l’arrière-cour, les bonsaïs de mon grand-père, les plantes médicinales de ma grand-mère, un cerisier du Japon et les pierres que mon papa collectionnait. Je me souviens des discussions de mes tantes dans la chaleur de l’été… Ce mélange de parfum de fleurs et de papotage des grandes personnes, c’est le bonheur et le temps disparu. Le chemin de l’exil nous porte loin mais nous rapproche de notre source.

Pourquoi avez-vous décidé de quitter Taïwan en 1989 ?

J’étais enseignante en arts plastiques à l’école primaire et je me sentais étouffer. Taïwan a été colonisée par les Japonais durant cinquante ans, l’île a été coupée de ses racines chinoises et placée sous la tutelle culturelle d’un Japon acquis à l’Occident. Alors que les artistes japonais se formaient en Europe, les Taïwanais se rendaient au Japon pour s’approprier ce que j’appelle un « art de troisième main ». Et puis l’enseignement artistique se divisait, et se divise toujours, entre peinture occidentale et peinture traditionnelle chinoise – ceux qui l’embrassaient se vouaient à l’imitation des maîtres anciens. J’avais soif de voir clair et d’aller plus loin. « Si je ne pars pas, me disais-je, c’est comme si tout s’enrouillait, c’est la mort. »

Et pourquoi donc avoir choisi Bruxelles et La Cambre ?

Mon oncle était diplomate et mon cousin vivait ici. Joyce Hsi Muren, une poétesse et peintre taïwanaise, qui était l’une de nos enseignantes, avait étudié à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles. Mais mon cousin nous a conseillé La Cambre, je ne sais pas du tout comment il la connaissait parce qu’il n’est pas de ce milieu-là. L’examen d’entrée me semblait d’un haut niveau, je me demandais si je méritais de faire partie de ce « temple de l’art contemporain ». Je parlais à peine français, j’étais venue du bout du monde avec deux enfants… A l’époque, personne ne faisait ça – ce n’était pas du courage, c’était de la naïveté.

Quel est votre premier souvenir à votre arrivée ?

C’était la fin de l’après-midi, le 23 septembre 1989, c’était le crépuscule, la lumière était très douce et accueillante, je me sentais chez moi.

Et à La Cambre ?

Je vis dans ma petite bulle, je suis toujours mon univers, c’est ainsi depuis que je suis enfant, et à La Cambre aussi. J’aimais suivre les cours de dessin de Maurice Pasternak, il m’a délivrée de la conception selon laquelle le dessin sert à décrire. On travaillait le modèle vivant, il nous poussait à expérimenter tous les matériaux pour trouver de l’espace et de la lumière. C’était tout ce que je n’avais pas eu à Taïwan. Une libération. J’appris à regarder, à rendre aux traits leur sensibilité originelle. A la fin de mes études, j’ai peint une série sur la Passion du Christ, en écoutant Bach et Messiaen, avec de grands traits de pinceau sur du lin cru. Mais je n’avais pas expliqué le sujet de mes toiles, parce que j’estime qu’il y a des choses qu’il n’est pas nécessaire de dire. L’un des membres du jury a trouvé que je n’avais pas changé : « Tu restes chinoise, regarde ces coups de pinceaux volants. »

La calligraphie semble vitale pour vous, vous dites que « c’est par elle que nous gravons notre mémoire ».

Quand j’entre dans mon atelier, je m’exerce d’abord, je calligraphie quelques caractères et je contemple ceux des maîtres que j’apprécie, en suivant leurs traces, leurs cursives, c’est comme si je me promenais avec eux. Le caractère et l’action de tenir le pinceau, de jouer, libère. Mi Fu, l’un des maîtres de la calligraphie cursive, rêvait de peindre sur un grand mur nu, assis sur un cheval au galop et que la vitesse de son pinceau soit en phase avec celle de son élan créateur…

Depuis 1997, vous enseignez la peinture à l’Institut belge des hautes études chinoises. Une façon de réunir les deux mondes picturaux ?

Comme j’avais été formée à La Cambre, je m’étais éloignée de ma terre natale. Je peignais sur toile, et c’est en enseignant à l’Institut que j’ai recommencé à peindre à l’encre sur du papier. « La Chine est un autre monde », disait Simon Leys. Je m’interrogeais, comment enseigner la peinture « chinoise » ? En montrant les peintures de maîtres de toutes les époques, j’essaie d’éveiller l’imagination de mes élèves.

En somme, vous êtes devenue une passeuse entre l’Orient et l’Occident…

Je ne suis qu’une novice… J’ai exposé à Pékin, au Nanmu studio, et là, on m’a dit : « Devant vos travaux, j’ai envie de rester longtemps à me recueillir », c’est le plus beau des compliments. Puis, en 2014, quand j’ai exposé dans l’église des Dominicains, à Bruxelles, les dominicains m’ont confié que mes peintures les aidaient à se recueillir. Je ne pouvais espérer mieux, une rencontre entre deux cultures, entre deux êtres.

www.mlpeng.wix.com/pengmeiling

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