Entre sa maison et ses fourneaux, il n’y a qu’une volée d’escaliers. Lady Chef 2025, Loélia Gachadoat évolue dans un vortex culinaire qui essore ses journées. 24 heures à ses côtés révèlent un quotidien de ferveur et de rigueur.
Silhouette élancée et regard perçant façonné par des yeux brun-vert, Loélia Gachadoat (27 ans) tend la main ferme de ceux qui savent où ils vont. Il est 9h30 et la jeune femme vêtue de noir vient d’ouvrir la porte du restaurant qu’elle a lancé en 2022 avec Vadim Poncelet (29 ans), son compagnon. L’air froid des Ardennes, qui a blanchi les cimes des sapins pendant la nuit, reste accroché aux vitres extérieures. Avec sa persistante odeur de bouleau brûlé, l’imposante salle où la cheffe nous fait entrer a tout du refuge contre l’hiver.

La pièce, surmontée d’une vaste charpente boisée, porte la mémoire de l’ancienne étable du début du siècle dont elle a conservé les volumes. Près d’une fenêtre, une moto Gillet d’époque raconte le passé industriel d’Herstal. Sombre, l’espace tout en longueur, se prête aux confidences.
‘J’ai longtemps travaillé plus de 70 heures par semaine au salaire minimum. Mes amis se comptent sur les doigts d’une main, et cela me suffit’
Pluriel est né dans un contexte particulier. À la sortie de la crise sanitaire, alors que le secteur tremblait encore sur ses fondations, le couple décide de penser une adresse capable de fonctionner en effectif minimal. Leur formation commune à la prestigieuse Ecole Ferrandi, à Paris, puis les passages dans des maisons exigeantes leur donnent une base solide.
Reste à l’adapter à une réalité nouvelle: concevoir un établissement qui puisse tourner sans dépendre d’un personnel plus volatil que jamais. D’où la cuisine ouverte, les postes interchangeables, un volume de couverts limité, une organisation millimétrée et surtout un logement accolé à l’établissement. Une sorte d’autarcie culinaire assumée ayant pour conséquence de réduire la vie privée à sa portion la plus ténue. « Si l’un de nous n’est pas en mesure d’assurer, l’autre doit pouvoir prendre le relais. » Cette approche nécessite un engagement total, une vie sur des rails. « C’est intense, mais c’est le prix de notre liberté », sourit la cheffe.

Sommeil fracassé
Les contours de ce véritable projet de vie ont été pensés en fonction de l’endroit. « Pluriel évolue entre le bistrot et le gastro. » Avec un ADN bien défini : une cuisine rassurante mais technique, une carte courte et surtout une volonté de présenter une addition accessible – un menu trois services sous 50 euros, un miracle pour ce niveau de qualité. Le tout implanté dans une zone gastronomiquement balisée où un établissement comme La Table de Maxime fait figure de totem étoilé à l’ombre duquel il faut se faire une place.
Pendant que Loélia Gachadoat se livre, un détail posé sur une table en Inox retient l’attention : deux boîtes en provenance de Metzger Frères, l’excellent boucher parisien. Les pièces livrées à l’aube – de la Rubia Galega très persillée, au goût prononcé de salaison – font partie des signatures du restaurant. Malgré son réveil matinal, la Lady Chef est d’excellente humeur. Une fois n’est pas coutume, son petit-déjeuner s’est résumé à une tasse de café, « mon carburant », glisse-t-elle. Pas plus de cinq tasses par jour, même si la tentation est grande d’en prendre davantage.
Pas le temps d’épiloguer toutefois, un autre fournisseur attend. Dans la Volvo blanche, une tasse de café vide repose dans le vide-poche de la portière. La relique suggère des matins plus précipités. La cheffe met le contact et suit religieusement le GPS jusqu’à Anloy, où se trouve Safranloy, la fermette de Laurence Mahin.
Réseau de proximité
Cette secrétaire médicale reconvertie fait partie des productrices locales qui l’ont accueillie avec bienveillance. Le ton est très chaleureux: on s’inquiète de savoir comment s’est déroulé le service de la veille. L’agricultrice lui remet des crosnes arrachés la veille à la neige et à l’obscurité, ainsi qu’un pot de piment Gorria, « la même variété que celui qui vient d’Espelette», cultivé, fumé et préparé par ses soins. Il y a aussi un sac de branches de genévrier pour de prochains tests de cuisson.
«J’ai pensé que cela pourrait être intéressant avec le homard», confie Loélia Gachadoat. De telles visites n’ont rien d’anodin, elles montrent une réelle capacité d’intégration. Originaire de la banlieue de Paris, la Lady Chef a rapidement tissé autour d’elle un réseau de proximité solide. Le calme et la confiance qu’elle inspire n’y sont sans doute pas pour rien. «Les gens du coin sont adorables avec moi», s’excuse-t-elle avec humilité.
« Parler au chef »
Les débuts, pourtant, n’ont pas été aussi évidents. La cheffe le laisse entendre sur la route du retour. Dans ce village où l’on connaît les familles sur plusieurs générations, c’est naturellement vers Vadim Poncelet, enfant du pays, que les clients se tournaient au début. «Les gens voulaient parler au chef», se souvient celle dont l’ascendance est en partie italienne.
Vadim, d’un tempérament introverti, accueillait ces élans avec pudeur ; Loélia, davantage en retrait, prenait sur elle. Rien d’hostile, mais il a fallu du temps pour trouver sa juste place, aidée en cela par l’éducation d’une maman qui lui a toujours appris à ne pas subir. La reconnaissance, elle se l’est forgée à la force des poignets mais aussi en raison d’une vision de la restauration propre à sa génération.
À l’horizontale
«On a choisi ce nom de Pluriel parce qu’on voulait un lieu où chacun de nous existe vraiment. Pluriel, c’est le partage, l’équité, l’idée qu’un restaurant ne repose pas sur une seule personne.» Pas de répartition genrée, pas de hiérarchie héritée d’un autre siècle. Vadim maîtrise le feu comme personne et Loélia gère le passe, position charnière lui permettant de donner le tempo à la salle.
Au fil des mois, ce fonctionnement horizontal s’est imposé comme une évidence aux yeux des habitués. Et lorsque le titre de Lady Chef 2025 est tombé, les projecteurs se sont braqués sur elle. Les clients se sont mis à la saluer en fin de service, à citer son nom lorsqu’ils réservaient. La consécration, loin d’être un simple ornement, a entériné sa détermination et sa rigueur.

Sous pression
À Pluriel, l’ambiance est montée d’un cran. Le service approche. Vadim se tient devant le foyer Hoeks, la marque de dispositifs de cuisson qu’utilise notamment Kobe Desramaults dans son projet bruxellois Eliane. Un choix assumé: le couple voulait travailler avec le même matériel que celui qui l’a marqué. «Desramaults, c’est notre rock star», glisse Vadim. Le duo a même racheté le four Josper de Chambre Séparée, même si la pièce, trop massive, n’a finalement pas trouvé sa place dans la configuration du restaurant.
Dopée à l’adrénaline, la Lady Chef? Ceux qui l’ont formée le répétaient déjà lors de ses stages: Loélia est au meilleur d’elle-même lorsqu’elle est sous tension. Pourtant, rien ne transparaît sur son visage: «Vous ne verrez rien. Je garde les pieds sur terre, je ne me laisse jamais submerger.» Une manière d’avancer qui mêle endurance, lucidité et besoin de tenir la cadence.
Penser long terme
Il reste que cette capacité à absorber le stress n’exclut pas une vision claire de ce qui est tenable à long terme.
C’est même l’inverse. Cette lucidité-là l’a amenée à prendre une décision difficile : fermer temporairement Cultures, le deuxième restaurant ouvert à Redu en 2024. Le succès a entraîné un afflux de demandes à Pluriel, rendant impossible, avec une équipe minuscule, de maintenir deux adresses au niveau qu’elle estime juste. « On préfère faire très bien un restaurant que moyennement deux », résume-t-elle, sans regret. L’enseigne rouvrira lorsque les conditions seront réunies. D’ici là, toute l’énergie est concentrée sur Libin, là où la pression – la bonne – lui donne des ailes.

Si le temps est à ce point compté dans cette cuisine de Libin, c’est que le modèle du restaurant repose sur un fait maison poussé très loin. Rien n’est délégué. Le beurre fumé passe par leur propre fumoir, tout comme certaines huiles et condiments que le duo sublime. Il y a aussi les twists asiatiques, comme cette épatante confiture de nori, qui enluminent les plats.
‘J’ai souvent des intuitions, mais il faut que Vadim goûte. Quand ça fonctionne, il le voit tout de suite’
Avec justesse
Un jus de viande réduit patiemment sur le coin du fourneau témoigne d’un attachement à la sauce juste, un savoir-faire avec lequel Vadim s’est familiarisé lors de son passage chez Taillevent, maison parisienne réputée. Même la vaisselle atteste de cette logique artisanale. Une partie des pièces a été façonnée par Loélia elle-même, en compagnie de la céramiste Chantal Cailloux, dans son atelier d’Acremont. Sans parler de la gestion plus triviale des déchets et du linge qui nécessite de faire tourner une bonne dizaine de machines par semaine.
Alors qu’elle détaille cette philosophie, Loélia s’interrompt net. Il est 11h30 et elle doit préparer le plat «perso», une omelette aux eryngii partagée avec Vicky Quevrin, la sommelière, et une commis. Quelques œufs battus, une poêlée agitée d’une main sûre. Elle la dégustera debout, au passe, en faisant le point sur les mises en place. Le soir, le «perso» prendra une tonalité différente. Des pâtes à la carbonara réalisées avec… de la crème.
Un crime de lèse-majesté pour celle qui a fait un stage – pas le plus marquant – chez Massimo Bottura, où la recette était forcément exécutée dans les règles de l’art. «Quand on sait qu’on va avoir un gros service, on a besoin de quelque chose qui donne du courage. Crème, lard et oignons: la sainte trinité pour se faire du bien», s’amuse la cheffe qui regarde entrer les premiers clients.

Pure respiration
Après un service sans histoire, au cours duquel on aura pu constater la sérénité d’une cheffe au four et au moulin, comprendre aussi à l’aise en cuisine qu’en salle où elle raconte les plats avec une conviction qui fait souvent défaut, il est temps pour Loélia de décompresser à sa manière: partir seule avec Gnoki sur les chemins gelés. Il est 15h45.
La chienne trépigne, impatiente de retrouver le sentier agricole qui borde les sapins. La neige tombée dans la nuit a recouvert le chemin d’une pellicule blanche. «Quand je marche avec elle, j’essaie vraiment de ne pas penser à la cuisine.»
Ici seulement, le flux de pensées s’interrompt. Le reste du temps, elle le sait, la cuisine remplit tout l’espace mental : les idées de plats, les ajustements à prévoir, les check-lists qui n’en finissent pas… Dans ces chemins-là, en revanche, elle s’astreint à être pleinement présente. «C’est un moment qui lui est consacré.» La marche dure parfois une heure, parfois deux. Dix kilomètres ou plus.
Comme si rien n’avait cessé
Tandis que les contours du restaurant se profilent à l’horizon, la lumière décline derrière la lisière. Gnoki trottine à ses côtés, rassasiée d’air froid. Quinze minutes de « power nap » plus tard, Loélia reprend du service comme si rien n’avait cessé. Elle parle de ce que c’est d’être deux chefs en cuisine. «J’ai souvent des intuitions, mais il faut que Vadim goûte. Quand ça fonctionne, il le voit tout de suite.» La discussion, ici, passe d’abord par l’assiette. Et si ça ne marche pas, on recommence.

Le service du soir se déroule sur du velours. Quelques tables dégustent encore un digestif. Loélia elle, est déjà tournée vers le lendemain. Elle s’active à la préparation du streusel – une pâte sablée émiettée qui devient une sorte de crumble croquant après cuisson –, vérifie des pesées, lance deux réductions, range au cordeau ce qui devra être impeccable pour 9 heures.
Anticiper pour fluidifier
L’avance qu’elle prend maintenant conditionne la fluidité du lendemain. Rien n’est laissé au hasard. Cette vie-là lui va bien. Elle n’a jamais prétendu la mener autrement. Elle a longtemps travaillé plus de 70 heures par semaine au salaire minimum. Ses amis se comptent «sur les doigts d’une main», et cela lui suffit. Ses loisirs sont rares: un peu de tennis, des documentaires d’Arte parfois, mais l’essentiel est ailleurs.
«Ma famille compte énormément», glisse-t-elle. Sa boussole intime est là: l’éducation reçue, les valeurs transmises, le cadre solide qui lui permet d’encaisser le rythme. Il est presque 1 heure quand elle éteint les lumières. Dans le foyer, quelques braises meurent, teintant la cuisine d’une faible lueur rouge. Vidée, Loélia quitte la scène en refermant sur elle la porte de la réserve sèche. Elle monte la volée d’escaliers qui sépare le lit trop vite quitté. Dans quelques heures, une autre journée de service aspirera toute son énergie.