« Je ne veux pas passer à côté de ma vie »: voici pourquoi Damien Bouchéry ferme son restaurant après 15 ans

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© Jo Exelmans 40
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Le chef français installé à Bruxelles met un terme à l’aventure Bouchéry. Épuisé par un rythme de travail infernal, il veut désormais se consacrer à sa famille, retrouver du temps et explorer d’autres pistes comme le maraîchage ou les fermentations.

Fils d’agriculteur en Bretagne, du côté de Rennes, Damien Bouchéry a grandi au milieu des champs, dans une famille vivant presque en autarcie. Lapins, poules, pommes de terre et potager immense rythmaient le quotidien. Tout jeune déjà, il était « collé aux fourneaux » et, à 13 ans, son choix était arrêté: il serait cuisinier, une évidence pour lui. Formé au lycée Hôtelier Notre-Dame de Saint-Méen-Le-Grand, il enchaîne les expériences en France, à Londres dans un étoilé, puis à Genève. Il rêve alors de partir à New York ou au Japon, mais une proposition inattendue l’amène à Bruxelles (Bistrot du Mail). Un heureux hasard qui lui conviendra parfaitement: il y trouve un terrain de jeu à la hauteur de ses envies et finit par s’y installer durablement.

En 2010, il ouvre son restaurant quasi éponyme – Bouchéry avec un accent aigu sur le « e » – à Uccle. Pendant quinze ans, il y incarne l’image du chef total: jusqu’à 90 heures par semaine derrière ses fourneaux, un engagement sans faille, une passion dévorante qui le mènera à convertir sa maison à la cuisine végétale. Dans cette enseigne entourée d’un jardin, il a bâti avec la force des poignets un univers sensible, rivé à la nature et aux saisons.

Certes, Damien Bouchéry n’est pas le chef le plus expansif du paysage bruxellois. Mais par-delà sa retenue, il fait valoir une vision gastronomique singulière ainsi qu’une intégrité à toute épreuve – jamais dans l’esbrouffe, jamais dans la compromission commerciale, ni dans la mise en scène permanente sur les réseaux. Aujourd’hui, à 47 ans, il a décidé de fermer son restaurant. Et c’est à J-3 de ce tomber de rideau, prévu le 29 août, qu’il se livre. Comme il le résume: « On n’a qu’une vie. J’ai été passionné de cuisine, parfois à l’excès, aujourd’hui je sens qu’il faut passer à autre chose. »

Quel sentiment domine au moment de fermer Bouchéry?

Le mot qui me vient, c’est soulagement. Bien sûr, il y aura un pincement au cœur, parce que cette maison est magnifique, avec son jardin que j’adore, et que j’y ai mis quinze ans de ma vie. Mais j’ai vraiment l’impression de descendre enfin d’un train : vous montez dedans, vous ne savez plus en sortir, vous êtes au charbon tout le temps. Alors je préfère arrêter avant que ça n’aille trop mal physiquement et moralement.

La décision a-t-elle été douloureuse à prendre?

Non. Je l’avais arrêtée depuis un moment. Je voulais vendre gentiment, passer à autre chose tranquillement. Alors oui, il y aura peut-être une petite larme au moment de lâcher cette maison, mais je n’ai pas de regrets. Au contraire, je suis content de rebondir.

Vous évoquez un rythme infernal. Vous travailliez combien d’heures par semaine?

Ces dernières années, je tournais encore autour de 75 heures par semaine. Mais au début, j’étais plus proche des 90. On ouvrait midi et soir, parfois sept jours sur sept. Les journées pouvaient durer seize heures, sans véritable répit. Je suis un passionné de cuisine, peut-être trop, mais à ce rythme-là je me suis usé.

Vous dites aussi que ce métier est devenu infernal. Pourquoi?

Tout a augmenté : les salaires, les charges… Et en parallèle, gérer le personnel est devenu de plus en plus complexe. Les étudiants changent souvent, les jeunes cuisiniers recherchent d’autres équilibres de vie et rechignent à travailler le soir. Même en ne faisant plus qu’un service, cela restait difficile à organiser. Financièrement, j’ai toujours tenu, mais au prix d’un investissement énorme de ma part.

Vous avez parlé d’un avant et d’un après la crise sanitaire. Qu’est-ce que ça a changé pour vous?

Beaucoup. Le Covid a marqué un vrai tournant. Le personnel a perdu de la motivation, la clientèle a changé aussi. Les gens dépensent différemment, ils partent plus en vacances, ils mettent moins d’argent dans les restaurants. Et puis il y a eu le boom du sans alcool. Il y a deux ans, j’ai introduit un accord sans alcool. Aujourd’hui, un tiers de mes clients le choisissent. C’est énorme. Ça montre à quel point les habitudes ont changé. Cela a complètement modifié notre manière de travailler.

Avec cette décision, qu’est-ce que vous voulez privilégier désormais?

Mes enfants. J’en ai deux, un de trois ans et un de huit mois. Et je me rends compte que je ne les voyais presque jamais. On se croisait un peu le matin, c’est tout. Ma compagne (NDLR : Romina Büx, une boulangère hors-pair) a porté tout ça seule. Ce n’était pas une vraie vie de famille. Alors maintenant, je veux être présent. Parce qu’on n’a qu’une vie.

Qu’est-ce qui vous a manqué en travaillant autant?

Beaucoup de choses m’ont manqué. Le temps avec mes proches, une vie de famille normale… et aussi quelque chose d’aussi simple que m’asseoir à la table d’un restaurant. Pendant cinq ans, je n’y suis plus allé. Samedi dernier, je me suis rendu chez Aster. Ça m’a bouleversé. J’ai retrouvé le plaisir d’être client, de me laisser surprendre par une cuisine faite avec générosité et passion. J’ai pris le menu végétarien, il y a eu une incroyable tomate farcie à la rhubarbe. C’est sans doute le plat le plus émouvant que j’aie mangé depuis longtemps. Tout était là : la saison, les fleurs, les feuilles, le travail du feu. Et surtout, cette cuisson à la braise, qui amène une intensité et une profondeur que j’aime énormément. Je suis sorti de là ému.

Qu’allez-vous faire?

Je ne veux pas rouvrir de restaurant. Ce que je cherche maintenant, ce sont des missions de courte durée, des projets ponctuels qui me laissent respirer. Tout ce qui touche à la nature m’attire : le maraîchage, la cueillette de champignons, le pain, les fermentations… J’aime jardiner, entretenir, travailler la terre. Peut-être que j’irai filer un coup de main chez un maraîcher, même à mi-temps. Ce qui me tente, ce sont des expériences variées, sans me remettre dans un engrenage qui m’avalerait tout entier. Je participerai aussi à des dîners ponctuels avec la structure Dinedit, qui marie cuisine et art dans des lieux insolites. Et pourquoi pas des repas privés ou des événements à domicile. Mais je veux que ça reste libre, souple, à mon rythme.

Que va devenir le lieu de Bouchéry?

Il va être repris par un ancien apprenti à moi, avec son oncle. Ils ouvrent un restaurant qui s’appellera Casa Due, autour de la bistronomie franco-italienne. Je trouve ça chouette que le lieu continue à vivre et qu’une nouvelle équipe prenne la relève.

Quels souvenirs retenez-vous de ces quinze années?

Ce que je vis en ce moment, avec les clients qui viennent une dernière fois. Beaucoup repartent avec une larme à l’œil. C’est touchant de voir à quel point mon arrêt les affecte, parfois plus que moi. Pendant longtemps, je n’avais pas de contact avec eux, parce que la cuisine était conçue comme ça. Mais les dernières années, j’ai porté les assiettes moi-même, j’ai parlé plus avec les gens. Ça a changé la relation. Aujourd’hui, je me rends compte que c’est ça qui compte le plus.

Un conseil que vous donneriez à un jeune chef qui se lance?

Justement : être présent pour sa clientèle, l’écouter. Même si parfois ils disent des bêtises, ça fait partie du jeu. Les gens n’attendent pas seulement des assiettes, ils attendent un échange, une communion. La restauration, ce n’est pas que de la production : ce sont des moments partagés.

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