Décryptage: le cannabis est partout, même dans l’assiette

© UNSPLASH / JUSTIN AIKIN

Magasins spécialisés, cosmétiques… Le CBD fait de plus en plus partie de notre paysage depuis sa légalisation au printemps 2019. Et il tente de se frayer un chemin dans la food. Alléchant, mais pas gagné.

CBD, cet acronyme vous l’avez forcément déjà entendu. Présenté comme un cannabis « light » ou « légal », c’est en réalité l’un des multiples composants de la plante. Il est associé, en simplifiant à l’extrême, aux dérivés de cannabis dénués d’effets psychotropes (amenés par le THC, voir notre lexique pour s’y retrouver). « Cannabis est un mot qui continue de faire peur aux consommateurs, mais le CBD commence à avoir un statut plus favorable, remarque Pascal Douek, médecin en faveur de la légalisation du cannabis thérapeutique et qui voit donc d’un bon oeil la lente dédiabolisation du CBD (1). Aucune allégation de santé ne peut y être apposée, mais c’est une substance bien-être. On observe que cela réduit l’anxiété, améliore le sommeil. Il agit sur la douleur, il est anti-inflammatoire, on l’utilise même à forte dose avec des résultats sur des crises d’épilepsie. »

Logique donc que les mixologistes, chefs et industriels se penchent sur le produit. Ils proposent des cocktails relaxants sans alcool en plein boom du spirit free et créent tisanes, gourmandises et boissons à l’image de la nouvelle marque Chilled et son eau infusée à l’hibiscus et enrichie en CBD. Là où cela se complique, c’est que l’industrie alimentaire a ses propres règles. Ce n’est pas parce qu’un produit est légal qu’il est une denrée autorisée. Le SPF Santé publique est très clair et relaie une réglementation européenne: « Non, le CBD et les extraits de CBD ne peuvent pas être commercialisés comme denrées alimentaires étant donné qu’ils sont considérés comme des novel foods (nouveaux aliments). » Comprendre que ces extraits sont sur la liste des ingrédients que nous ne consommions pas massivement dans nos régions avant 1997 et que, faute d’autorisation préalable, ils ne peuvent donc pas être mis sur le marché. Ce qui rendrait interdit non seulement un soda ou des pralines qui contiendraient du CBD… mais aussi les huiles de CBD vendues actuellement dans les boutiques spécialisées ayant pignon sur rue. « Les boutiques ouvrent les unes après les autres, note Pascal Douek. Mais elles pourraient être facilement fermées. Il y a une sorte de tolérance, un flou. Le contexte pourrait se tendre, car il est question d’une requalification du CBD en stupéfiant au niveau européen, ce qui serait dramatique. »

Intérêt gustatif?

Focalisé sur une approche bien-être, l’expert est cependant sceptique quant au développement des produits et pratiques culinaires « Ça attise l’intérêt des industriels, mais si vous voulez en consommer parce que ça vous fait du bien, pourquoi vouloir l’intégrer à des aliments ou des boissons plutôt que d’opter directement pour l’huile? De plus, ça n’a aucun effet magique en une prise. C’est lors de cures de plusieurs jours que l’on mesure vraiment les effets. Impossible aussi de connaître la réalité derrière les étiquettes de ces produits, le dosage réel en CBD, l’origine… »

Journaliste et autrice de Super chanvre & CBD (2), Linda Louis a élaboré et rassemblé une cinquantaine de recettes à partir de cette plante aux feuilles si caractéristiques. Pour elle, des propriétés gustatives s’ajoutent aux avantages nutritionnels et bien-être: « Utiliser de l’huile de CBD, c’est un peu comme cuisiner avec des huiles essentielles, il y a une dimension aromatique car on retrouve aussi les terpènes de la plante qui donnent une saveur, une tonalité olfactive. » Les chefs et autres fins palais utilisant l’huile évoquent parfois des notes de noisette, une dimension herbacée, voire terreuse. L’un des effets de l’approche alimentaire? Dédramatiser la consommation, loin de l’image d’une drogue addictive. « Quand on a des troubles du sommeil, de la concentration, des douleurs, le CBD dosé à 10-15% peut déjà être une réelle aide. Il n’y a pas de dépendance, mais si on a peur de se lancer, l’ajouter dans des bouchées chocolatées peut faciliter le fait de sauter le pas », développe-t-elle.

Décryptage: le cannabis est partout, même dans l'assiette
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Du tiramisu aux buchettes de chèvre et cookies, les recettes de Linda Louis explorent le chanvre dans son ensemble, y compris ses graines et donc son huile et sa farine, qui, elles, ne contiennent pas de CBD. Bon équilibre oméga-3/oméga-6, très important taux de protéines; ce n’est pas un hasard si le chanvre est consommé depuis des générations. « Les personnes qui suivent un régime végétalien ou les sportifs s’y intéressent car c’est l’une des plantes les plus protéinées, explique la spécialiste. Elle rassasie sans que ça ne soit étouffant. Un peu de protéines de chanvre mixées à une banane ou du lait et vous avez un bon petit déjeuner, sans ressentir le coup de barre lié à la baisse brutale de la glycémie après un pic. » Les graines et farines apportent l’aspect gourmandise et nutrition. L’huile de CBD, issue des fleurs, aura de son côté plutôt un impact bien-être.

Mais si la législation a évolué, une couverture avec une feuille « de ganja » présentée en librairie, entre un ouvrage de grand pâtissier et un précis de batch cooking, continue de surprendre. « Ça reste timide en Europe, mais aux USA, il y a une multitude de chefs qui sont à fond sur la cuisine du chanvre et CBD. Avec l’éditeur il nous semblait important d’aborder le sujet et de contrer toutes les fausses informations diffusées sur certains sites marchands », explique la journaliste.

Boom américain

Aux Etats-Unis et plus spécifiquement en Californie, c’est effectivement une tout autre histoire. La consommation de cannabis (THC inclus) est autorisée de manière récréative et les traiteurs officiant dans un cadre privé, puis les établissements proposant des plats à base de ce végétal hors normes, ont fleuri comme des plants bien arrosés, poussés par une volonté économique et touristique. Faute de pouvoir aller tester sur place, nous avons contacté Hélène Rocco (3), journaliste spécialisée en gastronomie qui y a fait la tournée des cuisines avant la pandémie et a rencontré les prophètes de ces menus au cannabis. Ou plutôt les prophétesses: « C’est un aspect qui m’a marquée, c’est un secteur qui est mené par des femmes. Elles ont participé dès le début à construire cette scène gastronomique d’un genre nouveau. Elles se sont fait elles-mêmes leur place avant que les hommes ne s’engouffrent dans la brèche, elles ont eu du flair et de l’audace. »

Quand nous sommes plus détendus grâce au CBD et THC, les papilles sont plus sensibles, donc les goûts sont décuplés.

Hélène Rocco

Et la scène est dynamique à en croire les acteurs qu’elle a rencontrés, depuis les fabricants de confiture « améliorée » jusqu’aux chefs proposant des menus complets au cannabis, cocktails inclus. « L’engouement est double, relate la reporter. Il y a l’intérêt médical: Monica Lo, qui est la fondatrice du blog Sous Weed et a inventé le principe d’infuser la nourriture avec une machine sous vide, s’est par exemple lancée là-dedans alors qu’elle avait une hernie et m’a expliqué qu’en médecine chinoise, on connaît depuis longtemps les bienfaits du chanvre. Et il y a aussi un intérêt gustatif. »

Quelles que soient les images de junk food associées à la consommation de cannabis, il y aurait également un intérêt gustatif mécanique: « Quand nous sommes plus détendus grâce au CBD et THC, les papilles sont plus sensibles, donc les goûts sont décuplés », rapporte Hélène Rocco. En Californie, le mouvement est d’ailleurs souvent mené par des adeptes du Farm to table ou de la fourche à l’assiette et se montre très rigoureux dans le choix des ingrédients.

La législation californienne est très différente de la nôtre, elle est plus proche de celle qui a fait le succès des coffee shops amstellodamois. Il est donc peu probable que nous voyions apparaître sous peu des « flower host » à l’image de ces dérivés de sommeliers qui, au Lowell Farms de West Hollywood, vous conseillent le joint qui sublimera votre plat. Mais qui sait, nous découvrirons peut-être un équivalent de Rehab, bar parisien proposant des cocktails à l’huile de CBD ne contenant pas ou peu d’alcool. Le cabinet New Frontier Data, spécialisé dans la collecte de données liées au cannabis, estime qu’avec un taux de croissance annuel estimé de 10,4% le marché du CBD en Europe pourrait atteindre 13,6 milliards en 2025. De quoi attiser les appétits et mettre le cannabis au menu des innovations.

(1) Le cannabis médical, une nouvelle chance, par Pascal Douek, Solar éditions.

(2) Super chanvre & CBD, par Linda Louis, éditions Alternatives.

(3) « Cuisine sous weed: à San Francisco, du cannabis dans les assiettes », par Hélène Rocco, dans le magazine Dim Dam Dom #6.

Pour s’y retrouver

On adorerait faire simple, mais c’est un peu compliqué. Voici quelques mots clés pour démêler les enjeux.

THC. C’est le tétrahydrocannabinol, un des composants du cannabis. Psychotrope, c’est lui qui donne aux consommateurs l’impression d’être « défoncés ». Les produits qui en contiennent (0,2% ou plus) ne sont pas vendus légalement chez nous.

CBD ou cannabidiol. Il fait beaucoup parler de lui depuis que sa consommation a été légalisée. Il s’agit d’un autre composant de la plante, associé à des effets notamment relaxants et anti-inflammatoires. On considère qu’il ne provoque pas d’accoutumance (et n’a pas d’effet psychotrope).

Huile de chanvre. C’est de l’huile issue des graines de chanvre, à ne pas confondre avec l’huile de CBD (extraction du CBD depuis les fleurs, souvent mélangée à de l’huile de chanvre selon un ratio exprimé sur la bouteille en pourcentage).

Cannabis. Il s’agit d’un genre complet de plantes dans lequel se trouvent différentes variétés utilisées pour divers usages depuis les champs de chanvre industriel de l’agroalimentaire ou l’industrie textile jusqu’aux plants qui serviront à fabriquer du cannabis récréatif et médical. Les taux de CBD et THC, présents dans les fleurs, varient d’une variété à l’autre au sein de cette grande famille.

Weed Menu

Pour avoir un aperçu de ce qui se passe aux USA, direction Netflix et son programme Cooked with cannabis. Derrière le jeu de mots qu’on applaudit se cache un concours de cuisine qui invite les candidats à s’affronter en puisant dans un garde-manger particulier, plein de cannabis sous toutes ses formes. But proclamé: montrer que la cuisine au cannabis a évolué depuis les traditionnels space cakes préparés en secret. Alors que l’on a l’habitude des jurés qui se font une opinion en une bouchée, dans l’émission, les experts consciencieux prennent souvent soin de bien finir leur assiette! Impossible d’imaginer ça en Europe où la législation limite les usages alimentaires et surtout interdit le THC. Très loin également de l’impact du CBD, dénué d’effets psychotropes.

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