La success-story de Paul-François Vranken, l’un des ténors belges du vin
A 70 ans, le Belge est aujourd’hui à la tête du plus grand vignoble d’Europe. On le retrouve en Champagne, en Camargue, en Provence, au Portugal et en Angleterre. Visite des lieux, en compagnie de ce visionnaire.
Samedi 1er septembre 2018. La période est faste pour les vignes et la journée de Paul-François Vranken s’avère chargée. Au programme : visite des pressoirs champenois. C’est Dominique Pichart, un des deux maîtres de chais de la maison Vranken Pommery Monopole et compagnon de route des premières heures, qui lui sert de guide. Durant les quelques semaines que dure la récolte, l’homme gère les apports de 320 pressoirs répartis sur tout ce territoire. Au total, ils transforment les grappes d’environ 1 800 hectares qui iront rejoindre les caves du groupe, à Reims, dans les bâtiments historiques de madame Pommery, et à Tours-sur-Marne. Quelques années plus tard, ce raisin deviendra champagne, étiqueté Demoiselle, Vranken, Charles Lafitte, Pommery ou Heidsieck & Cie Monopole.
Ce n’est pas tous les jours que le président du groupe en personne se déplace. Ses arrêts sont de courte durée et la vendange 2018 est au coeur des conversations. Et pour cause, de mémoire de vigneron elle est totalement exceptionnelle, en qualité comme en quantité ; les raisins sont arrivés à maturité et particulièrement sains. Ça discute volumes, prix d’achat des fruits… et futur proche aussi, celui des petits viticulteurs – ils sont plus de 16 000 en Champagne – qui n’ont pas de successeurs ou dont les enfants préfèrent vendre la terre plutôt que de se casser le dos le week-end pour prendre soin de leur bien.
Cette fructueuse journée s’achève à Fèrebrianges, au sud de Reims, chez la famille Nau. Paul-François Vranken gare la Porsche 911/50 – » Une série limitée qui marquait le cinquantième anniversaire de la 911. » Voici un peu plus de quarante ans, Georges Nau, aujourd’hui disparu, fut l’un des seuls à tendre la main à ce jeune Belge, mi-Liégeois, mi-Limbourgeois, venu ici produire ses premières bouteilles. Le fils de la maison, René, viticulteur et producteur en plein essor, se souvient : » Monsieur Vranken louait une cave chez les voisins. Le matin, il se rendait au bistrot et embauchait ceux qui se trouvaient là… »
Au bas de l’échelle
Si ce diplômé en droit de l’université de Liège s’est retrouvé au sommet de ce groupe prestigieux, c’est sans aucun doute grâce à son besoin viscéral d’en découdre avec les affaires. Déjà étudiant, alors qu’il travaillait comme jobiste dans une station-service, il rencontre Louis Bonhomme, 72 ans, un fondeur d’art retraité. Il le persuade de se remettre à l’oeuvre pour fabriquer des accessoires en bronze et en étain et durant deux ans, notre jeune compatriote joue au représentant de commerce, dans des boutiques de cadeaux – » J’ai acheté ma première Porsche grâce aux ventes de cette entreprise… » raconte-t-il.
Que Porsche soit un fil rouge dans la vie de Paul-François est une évidence : » Mon oncle René, que je considère comme mon père, est entré chez Dieteren, en 1953. J’avais 6 ans. Il représentait cette marque de voitures ; ils n’étaient alors qu’une dizaine en Europe. Il m’a tout appris du luxe et m’a fait découvrir la Champagne où il emmenait ses meilleurs clients. » C’est via l’un d’eux que René Vranken dénichera le premier emploi de son neveu, à Paris, chez Bass Charrington, des brasseurs britanniques, par ailleurs négociants en vins et spiritueux : » Ils assuraient notamment la distribution du champagne de Castellane, en Belgique. Je m’en suis chargé personnellement. En un an, les ventes sont passées de 15 000 à 156 000 cols ! «
Paul-François Vranken quittera Bass en juin 1976, pour fonder sa propre maison de champagne. » Je l’avais annoncé à mes amis lors du réveillon de l’année précédente, à Sancerre. J’avais calculé que chaque fois que je produisais une bouteille, je gagnais un franc français (0,15 euro), nous raconte celui qui est aujourd’hui à la tête d’un empire qui pèse plus de 30 millions de flacons, toutes régions et appellations confondues. Nous avons débuté avec un ami : on dégorgeait, on ajoutait la liqueur d’expédition, on bouchonnait, on étiquetait… La deuxième année, en février 1977, j’ai compris que pour avoir une ligne semi-automatique et produire 7 000 bouteilles par jour il fallait être sept, un pour chaque poste. Pour ma part, j’étais à l’étiqueteuse. C’était un travail physique ! Le vendredi, je partais à Paris pour écouler le stock. Et le lundi matin, j’étais de retour à Fèrebrianges. Cela a duré six ans, jusqu’aux vendanges de 1982. »
La découverte du sud
Tout au long de ces quatre décennies, Paul-François Vranken a acquis, l’une après l’autre, plusieurs maisons champenoises, pour des raisons diverses : des marques établies, comme Hiedsieck & Cie Monopole, mais aussi d’autres moins connues, telles que Barancourt, aujourd’hui éteinte, pour garantir un approvisionnement en raisins ou obtenir des stocks de vins en caves. Le temps fort entre tous reste cependant ce jour du printemps 2002, lorsqu’est scellé le rachat au groupe LVMH de Pommery, avec les contrats d’approvisionnement, les stocks, le site de Reims – classé depuis au patrimoine mondial de l’Unesco -, la gestion et l’exploitation des vignes et 180 salariés. A l’époque la presse annonce que cette opération fait de Vranken le deuxième groupe de champagne, derrière ce géant du luxe et loin devant les suiveurs.
Une telle opportunité s’est à nouveau présentée à lui le jour de Noël 2005, lors d’un déjeuner chez Robuchon avec un de ses amis : » Nous évoquions les grandes marques françaises dans le monde du vin. C’est alors que je lui cite Listel et qu’il m’annonce qu’elle est à vendre. En quelques jours, les négociations avec le Crédit Agricole, propriétaire, ont démarré, et six mois plus tard, j’entrais par la petite porte pour concrétiser ensuite l’achat définitif de 3 400 hectares dont le fameux Domaine royal de Jarras à Aigues-Mortes, jouxtant les Salins du Midi. La corbeille contenait aussi une propriété en Côtes de Provence, le château la Gordonne, dans l’appellation Pierrefeu-du-Var, un des meilleurs terroirs de rosés qui soit. »
Là-bas, tous ceux qui côtoient le patron visionnaire soulignent l’énorme effort entrepris pour accroître la qualité, selon les mêmes méthodes appliquées en Champagne. Si les raisins camarguais produisent encore plus de 15 millions de bouteilles de Listel pour le compte de la marque, qu’il a cédée à un autre groupe, il s’est concentré sur une gamme qualitative, du Pink Flamingo (par référence aux nombreux flamants roses du lieu) au Commandeur de Jarras gris de gris. En Provence, la démarche est similaire pour obtenir par exemple la Chapelle Gordonne, sans doute le meilleur vin rosé du marché.
Toujours en avance sur son temps, le Belge vient également de transférer la technologie des bulles champenoises dans cette région pour produire une méthode traditionnelle, le Brut de France. Son constat est simple : la production de champagne est limitée par son territoire et la demande augmente. Par ailleurs, LVMH entend en faire un produit de luxe, toujours plus cher. Il faut donc une alternative plus abordable.
L’échappée portugaise
Samedi 6 octobre, 9 h 30. Le Cessna Citation, le jet de Paul-François Vranken, se pose à Montpellier et embarque Bruno Mailliard, le patron des Grands vins du Littoral, soit la Camargue et la Provence. Direction Vila Real, au coeur de la Vallée du Douro, zone historique des vignobles de vins de Porto. A l’atterrissage, ils seront accueillis par Antonio Saraiva, le patron local. » Cet avion privé me donne une liberté extraordinaire. De Reims à Montpellier, cela prend 1 h 05, de porte à porte. Cela me permet de rejoindre nos nouvelles plantations, près de Southampton en Angleterre, ou d’assister au conseil d’administration de nos filiales européennes. »
Paul-François Vranken repartira le lendemain, après avoir assisté à la traditionnelle fête des vendanges qui réunit, en mode bon enfant, le personnel. » En vingt-deux ans, il n’a raté que deux éditions, pour cas de force majeure « , confie Antonio Saraiva. Il faudrait de nombreux paragraphes encore pour décrire l’histoire portugaise de celui qui acheta, dans les années 80, une maison de campagne dans le Douro. Comme elle comportait des vignes, il se mit à produire du vin et de fil en aiguille, il reprit la maison Rozès, fondée par une famille française, construisit des chais et creusa au bulldozer plus de 200 hectares de collines, de manière à se trouver encore dans les meilleurs terroirs. C’est ainsi que sont nés des vins de Porto et des vins dits » tranquilles » d’exception, ceux de la Quinta do Grifo, en référence aux grifos, ces rapaces qui planent au-dessus des flancs escarpés du Douro supérieur.
L’histoire continuera. De l’aveu de tous ses proches collaborateurs, Paul-François Vranken a toujours une idée d’avance. » Il a l’art de déceler ce à quoi vous n’avez pas pensé « , commente l’ami Antonio Saraiva.
L’art et les bulles
A Reims, le Domaine Pommery compte 18 km de caves creusées au temps de madame Pommery et des dizaines de crayères, ces anciennes carrières gallo-romaines, où reposent plus de 25 millions de bouteilles – dont des flacons de taille et de millésime exceptionnels, un véritable trésor. L’Expérience Pommery y a vu le jour en 2003 et n’aurait sans doute pas connu la pérennité dont elle peut se targuer sans Nathalie Vranken, l’épouse de Paul-François. Muse autant que machine à idées et hôtesse exceptionnelle, prête à mettre la main à la pâte, elle est aussi celle qui permet aux commissaires d’expos de s’exprimer en toute liberté, comme le souligne Hugo Vitrani, responsable de cette quatorzième édition.
D’entrée de jeu, sur la pelouse de la propriété, un » wall painting » de Tania Mouraud donne le ton. Dans son message presque illisible, elle relève » La vanité de la cause consumériste ; la nature éphémère des plaisirs de la consommation « . Cette démarche se retrouve dans le kilomètre de caves où se développe l’essentiel de cet Esprit souterrain, soit le travail de vingt artistes internationaux qui présentent des oeuvres réalisées in situ. Au bas du grand escalier, Olivier Kosta-Théfaine a déposé une moquette rouge émaillée de motifs floraux, » un tapis faussement bourgeois qui se dégradera avec le passage du public, faisant écho au vandalisme quotidien « . Ponctuée de créations plastiques, mais aussi de vidéos, l’expo se découvre au gré de visites guidées et offre une complémentarité d’images entre le lieu lui-même, ses grandeurs, ses perspectives, et le talent des intervenants. On la ressent au travers de la multitude de » géants » de Cleon Peterson, une figure majeure du street art aux USA. A l’opposé, il faut prendre le temps de repérer les petits rats en bas-relief qu’Aline Bouvy a déposé ici et là au bas des murs de craie, qui » répondent de manière insolente aux immenses bas-reliefs des crayères « .
L’esprit souterrain, Expérience Pommery#14, aux caves de Pommery, à Reims. Rés. : +33 3 26 61 62 56. www.vrankenpommery.com Jusqu’au 15 juin 2019.
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