Le vin a-t-il encore un avenir?

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Les amateurs de bonnes bouteilles semblent ne pas y penser. Mais le futur ne s’annonce pas rose pour l’industrie du vin. Changements climatiques, hausse des prix et intérêt croissant pour une hygiène de vie plus saine mettent ce monde sens dessus dessous.

Le vin d’aujourd’hui n’est pas le même que celui de l’époque de nos parents. De plus, nous en consommons beaucoup moins. Bien que le changement de goût et d’habitudes se produise de manière progressive et discrète, il est bel et bien présent. Pour comprendre ce phénomène, il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps.
En 2010, le rosé, le prosecco et le vin naturel n’étaient guère populaires. Le label vert européen caractéristique du vin biologique n’existait pas encore. Et le bordeaux était plus cher et plus convoité que le bourgogne. O tempora o mores! Une chose est sûre: dans dix ans, Bacchus apparaîtra sous une autre forme dans notre verre. Mais laquelle?

Des récoltes désastreuses

D’où notre vin proviendra-t-il? La France, l’Italie et l’Espagne, les plus grands pays viticoles européens, gagnent en popularité d’une année à l’autre. Les gens préfèrent les flacons issus de régions proches et connues plutôt que ceux en provenance de contrées lointaines. Pourtant, de nombreux viticulteurs des trois grandes nations productrices ont des raisons de se faire du mouron. Selon une étude menée par l’Ecole nationale supérieure des sciences agronomiques de Bordeaux, 70% des régions vinicoles actuelles de notre planète seront impropres à la viticulture si la température de la Terre se réchauffe de 2°C. En 2024, on atteint les 1,56°C, soit un ratio de 5 pour 12.
En Europe, la chaleur et la sécheresse touchent déjà des cultures dans les basses plaines du bassin méditerranéen, par exemple dans le Languedoc, dans les Pouilles ou en Sicile, où l’on constate depuis peu une désertification. Les récoltes sont médiocres, voire désastreuses, et l’excès de soleil tue les acides contenus dans le raisin. Ces réalités deviennent peu à peu problématiques pour le pourtour méditerranéen.
«Ces dernières années, la palette gustative s’est considérablement acidifiée dans le monde de la gastronomie, ce qui est une chose positive à mes yeux, souligne en riant Jeno Del Turco du doublement étoilé Chalet de la Forêt à Uccle et Meilleur Sommelier de Belgique 2023. Dans le vin, nous recherchons l’acidité qui se marie avec une cuisine fraîche, pure et élaborée. Je ne pense pas que cette tendance soit vouée à disparaître. Les vins faciles à boire et débordant de fraîcheur sont l’avenir.»

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En Toscane, où il fait de plus en plus chaud et sec, des vignerons avisés anticipent déjà. «Depuis quelques années, nous procédons à une vendange de raisins qui ne sont pas tout à fait arrivés à maturité, explique Virginie Saverys, propriétaire belge du domaine viticole Avignonesi à Montepulciano, connu pour son Vino Nobile. A partir de ces raisins cueillis verts, nous fabriquons un verjus, un jus de raisin acidulé que nous utilisons parfois lors de l’assemblage de nos vins afin de conserver les acides convoités. Ce processus naturel est obtenu à partir de nos propres raisins et de notre terroir.»

Des vins du nord

Jeno Del Turco est convaincu que ces prochaines années, davantage de nouveaux vins issus de différents pays nous seront dès lors proposés. Dans certains lieux, on observe déjà cette amorce à la carte. «On note une nette transition chez les fervents collectionneurs de vin, remarque le sommelier. Ils investissent aujourd’hui dans ce qu’ils boiront dans des années. Outre les classiques de Bordeaux, de Bourgogne ou de Barolo, ils achètent plus de bouteilles «nerdy» de la région montagneuse Sierra de Gredos, autour de Madrid, ou du Bierzo, région grisâtre du nord de l’Espagne. Pour notre restaurant, je privilégie des bouteilles de la région de l’Etna ou de terroirs volcaniques tels que Tenerife, le lac Balaton en Hongrie ou la Styrie en Autriche.» Toutes ces régions ont pour point commun de disposer d’un air conditionné naturel.
Les régions chaudes qui bénéficient de l’influence tempérée de vents océaniques ou d’une rivière ou celles situées à haute altitude gardent leurs chances de permettre une production malgré le changement climatique. Certains pays profiteront de ce phénomène, par exemple l’Ethiopie, dont les hauts plateaux représentent un potentiel énorme. Les premiers jalons ont déjà été posés.
En Europe et en Amérique, la zone favorable se déplace, elle, vers le nord. En effet, l’Allemagne, l’Alsace et la Loire, mais aussi les Pays-Bas semblent être plus prometteurs. Sans compter le sud de l’Angleterre. Aujourd’hui, des producteurs de champagne français investissent déjà dans des English Sparkling Wines. D’un point de vue géologique, les falaises de Douvres ne diffèrent pas beaucoup des sols crayeux champenois très prisés. Si ce pari se révèle gagnant, peut-être lèverons-nous une coupette de Sussex pour trinquer en 2035?

L’importance de l’eau et du soleil

Dans les «domaines problématiques» des contrées plus chaudes, de plus en plus de vignobles voient le jour sur des parcelles orientées nord. Le manque d’ensoleillement, qui était avant un grand inconvénient, semble désormais un atout.
Sur le domaine Avignonesi, à Montepulciano, on estime par ailleurs que la hauteur du pied de vigne présente un certain intérêt. «Récemment, nous avons réagencé notre vignoble La Stella. Nous laissons les pieds de vigne pousser plus haut. Ainsi, les grappes de raisin sont plus éloignées du sol, qui absorbe la chaleur. Cela permet au vent de mieux souffler entre les pieds de vigne et d’apporter de la fraîcheur, précise la propriétaire Virginie Saverys. Le pied de vigne pousse comme un petit arbuste. Les feuilles de la partie supérieure font office de parasol en protégeant le fruit contre l’excès de soleil.» Mais il y a un hic, relève l’experte: «Plus la surface de la feuille est grande, plus la précieuse humidité du pied de vigne s’évapore. C’est pourquoi nos ingénieurs agronomes ont cherché l’équilibre parfait entre ombre et évaporation.»

« Dans le vin, nous recherchons une acidité qui se marie avec une cuisine fraîche. Les vins faciles à boire sont l’avenir. »

Autre élément capital: l’eau, et surtout le manque d’eau, constituent un autre défi pour la viticulture dans le monde entier. Dans les pays non européens, l’irrigation de vignobles est une pratique courante. Des milliards de litres s’écoulent jusqu’au pied de vigne par le biais de canaux. Mais ce concept est de moins en moins réaliste car nombreuses sont les régions où il pleut beaucoup moins qu’avant. Il convient donc de sensibiliser les agriculteurs, les chefs d’entreprises et les propriétaires de piscines à l’importance de restreindre leur consommation, car chaque goutte compte.
Conclusion: le raisin qui sera capable de résister longtemps sur la grappe malgré la chaleur et la sécheresse sera le grand gagnant de 2035. En effet, ce n’est qu’après une longue maturation que les doux parfums et arômes recherchés pour un vin s’exhalent. C’est précisément pour cette raison que la célèbre famille viticole catalane Torres est en quête de «raisins indigènes oubliés» sur toute la péninsule ibérique. Même à Bordeaux, le berceau du vin, des «espèces exotiques» telles que le marselan, le cépage portugais Touriga nacional ou l’albariño espagnol sont autorisées depuis un an. Il s’agit d’un passage obligé pour pouvoir survivre.

L’influence de la Tournée minérale

Mais boirons-nous encore du vin dans dix ans? En ce moment, la Californie vit ce qui attend le reste de la planète. Entre San Francisco et L.A., il existe une surabondance de bouteilles que personne ne veut plus acheter ou boire. Les viticulteurs de la Napa Valley connaissent des pertes inédites. En effet, un nombre vertigineux de consommateurs américains, en particulier des jeunes, cessent de consommer le jus de treille. Ils sont soucieux de leur santé et voient l’alcool comme la source de nombreux maux sur le plan social et médical. Et s’il leur arrive d’en boire, le vin n’est qu’une des multiples options qui s’offrent à eux.En Europe, l’attention portée à la santé fait aussi son petit bonhomme de chemin. «La demande dans notre restaurant s’effondre lors de la Tournée minérale et du Dry January, constate le sommelier du Chalet de la Forêt, Jeno Del Turco. Souvent, les jeunes optent pour une sélection sans alcool. C’est aussi le cas d’un nombre croissant de quinquagénaires qui redoutent les calories et le cholestérol.»
La génération qui boit un verre de vin presque chaque soir est littéralement en voie d’extinction. Pour éviter des catastrophes économiques, en France, des hectares de vignobles superflus sont dès lors défrichés. «Les Italiens vivent encore beaucoup trop autour de leur campanile pour comprendre que de telles mesures sont nécessaires dans leur pays aussi s’ils veulent éviter des drames économiques», prédit Virginie Saverys d’Avignonesi. Et de révéler qu’elle ne boit plus d’alcool depuis deux ans: «Bien entendu, je goûte et recrache encore, histoire de continuer à ressentir le plaisir.»

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Comme nous achèterons moins de vin en 2035, dans le domaine de la vente au détail, les hypermarchés proposant des centaines de types de vin dans de grands rayons laisseront la place à de petites superettes de quartier dont la gamme sera réduite à une dizaine de vins. Mais le choix en ligne sera tellement vaste et écrasant que les vignerons devront sortir du lot plus que jamais. «Y aura-t-il encore de la place dans chaque domaine viticole pour produire une grande cuvée à 15 ou 20 euros? Qui en achètera ou qui voudra encore dépenser de l’argent pour ça?», se demande le sommelier Jeno Del Turco.

Un marché plus durable

Une production honnête et durable peut aider à convaincre les consommateurs. En 2035, nous boirons sans aucun doute des produits plus respecteux de la nature. En une dizaine d’années, le nombre de domaines vinicoles certifiés bio a augmenté de manière exponentielle, surtout en Europe. Et cette branche est celle qui se porte le mieux en cette période. Au cours des dix prochaines années, la culture de vin naturel et sain deviendra la règle et non plus l’exception. Aujourd’hui plus que jamais, les clients veulent connaître la composition des produits et savoir s’ils sont bons pour leur santé. L’Europe oblige de plus en plus les vignerons à être transparents en indiquant, sur l’étiquette ou par le biais de codes QR, le contenu de la bouteille, additifs compris.

« Dans les vignobles, nous devons rendre des parcelles à la nature, à une autre végétation. Par exemple, nous investissons dans des haies, pour les insectes et les oiseaux. »

Ainsi, les pesticides et les herbicides risquent de devenir les PFAS des dix prochaines années. La viticulture reste une grande surconsommatrice, et les répercussions ne se feront pas attendre. La localisation des personnes atteintes de la maladie de Parkinson sur la carte de France correspond exactement aux principales régions vinicoles. Cette corrélation est étudiée de près, et l’inquiétude monte chez les fabricants. une législation finira par arriver.
Le respect de la planète se manifeste aussi dans l’espace physique. «Dans les vignobles, nous devons rendre des parcelles à la nature, à une autre végétation. Par exemple, chez Avignonesi, nous investissons dans des haies. Ce sont des espaces pour les oiseaux et les insectes», illustre Virginie Saverys. Son domaine vinicole travaille non seulement de manière biologique mais aussi biodynamique, c’est-à-dire en équilibre avec la nature, le sol et le calendrier lunaire de Rudolf Steiner. «Cette méthode de travail nous permet de produire du beau vin même lors d’années difficiles sur le plan climatologique, se réjouit-elle. Beaucoup de nos voisins n’y arrivent pas.»

Le retour du vin sucré

Le vin nature deviendra-t-il donc incontournable? C’est ce qu’on pourrait penser si on voit le nombre de nouveaux établissements horeca qui ne jurent que par le jus de raisin fermenté de manière funky. Mais en prenant un peu de recul, on comprend que cette tendance ne durera pas auprès du grand public.

Sur ce plan, New York et Paris ont quelques années d’avance. Là aussi, les bars à vins nature avaient explosé, mais aujourd’hui, beaucoup d’entre eux ferment. En France, cette année, les ventes de vins nature essuient de sérieux revers. Les amateurs ont testé mais n’ont pas approuvé: c’était cher et surtout pas très spécial. Les beaux vins nature auront donc encore un avenir en 2035, mais surtout au sein d’une poignée d’inconditionnels.
Notons que les importateurs remarquent une nouvelle tendance étonnante: le retour du vin moelleux, avec des rosés et des vins blancs légèrement sucrés. Cela semble contradictoire par rapport à l’«acidification» mentionnée plus haut, mais ce n’est pas le cas. La palette des amateurs de vin chevronnés se trouve à des années-lumière de celle des «débutants». Il est possible que la tendance à l’adjonction de sucre et à la malbouffe des jeunes générations se traduise de cette manière dans le segment du vin.

Un prix en hausse

Une conséquence de la plupart des phénomènes décrits ci-dessus est que le vin sera plus onéreux en 2035. Les vignobles défrichés sont souvent ceux qui sont affectés au vin de table bon marché et non aux grands crus dispendieux. Les prix des matières premières comme le verre et le carton, mais aussi ceux de l’énergie et du transport culminent. Les vendanges deviennent incertaines. Les vignerons se trouvent sous pression financière, mais ils doivent en même temps investir et s’adapter.
Il faut ajouter à cela le fait que le vin est (ou était) surtout un produit destiné à la classe moyenne. Or, celle-ci est mise sous pression partout. Selon des économistes néo-zélandais, la chute du nombre de familles d’agriculteurs est LA raison pour laquelle les ventes de vin chutent dans le monde entier. Bien plus que l’obsession de produits sains. Les économistes voient également un lien avec l’avènement des gouvernements de droite néo-thatchériens qui imposent des mesures d’épargne.

« Y aura-t-il encore de la place dans chaque domaine viticole pour produire une grande cuvée à 15 ou 20 euros? »

Pour les vignerons, la disparition des amateurs est problématique. Peut-être les prestigieuses et onéreuses bouteilles de luxe continueront-elles à s’écouler auprès des riches happy few. Mais la vraie force motrice du business du vin est le volume des moyen et bas segments. Les producteurs espèrent dès lors que les consommateurs occasionnels seront disposés à payer davantage pour de la qualité. Une illusion sur laquelle il serait risqué de fonder un business plan.
Notre façon de boire sera-t-elle radicalement différente en 2035? L’être humain n’aime pas voir ses habitudes bousculées. Si ce n’est pas nécessaire, le consommateur n’achètera rien d’autre, et le viticulteur ne modifiera pas son mode de production. Mais nous vivons une époque de rupture. Les répercussions inattendues de crises et la réalité brute d’un pouvoir d’achat raboté détermineront les tendances futures. Le vin est un produit vivant. Il ne disparaîtra pas, mais il sera à coup sûr tout autre.

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