L’histoire du vin belge se lit comme un conte de fées. En vingt ans à peine, la production et le nombre de vignobles ont été multipliés par quatorze, tandis que nos pétillants battent certains champagnes renommés dans des concours internationaux. Chronique d’une gloire pas du tout annoncée.
Un chardonnay bien beurré, un élégant riesling ou un verre estival et fruité de cépages hybrides relativement inconnus? Tout cela peut se retrouver sous votre nez lorsque vous commandez un verre de vin blanc belge. Savoureux, certes, mais avec une identité floue. Il en est de même pour les autres couleurs.
«Nous n’avons pas de cépage ou de style belge. A l’étranger, c’est le cas grâce à une tradition viticole ininterrompue pendant plusieurs siècles. Pas en Belgique», explique Patrick Nijs, vigneron de la Wijnfaktorij anversoise. Son vin s’appelle Kontreir et figure sur les cartes des restaurants étoilés comme le Hof van Cleve et El Celler de Can Roca à Gérone. Kontreir parce que son assemblage de cépages est atypique. «Dans notre pays, chaque vigneron fait sa popote. Tout le monde expérimente. Concernant le vin belge, nous sommes en pleine puberté.»
«Beaucoup de pionniers de la viticulture belge actuelle ont opté pour les cépages français de chardonnay et de pinot noir, précise Lodewijk Waes, président de l’association Belgische Wijnbouwers. Les consommateurs les connaissent, tout comme les styles de vin de Champagne et de Bourgogne. Ces vins doivent aussi se vendre. C’est pour cela que pas mal de vignerons qui se lancent choisissent des cépages français.»
A l’autre bout du spectre, se trouvent les vignerons qui font le choix de cépages interspécifiques ou hybrides. Ceux-ci sont apparus dans les années 1970 et opèrent des croisements de cépages caractéristiques avec d’autres variétés. On les appelle aussi «PiWi». Ils portent des noms moins ronflants comme johanniter, solaris, rondo ou regent. «On peut dire que c’est la face innovante de notre culture viticole. J’estime que c’est un véritable atout pour la Belgique en tant que pays de vin, poursuit Lodewijk Waes. Parce que ces hybrides ont un avantage: ils sont bien plus résistants face aux maladies et aux moisissures. Ce qui veut dire moins de travail pour le vigneron, une récolte garantie même lors des années difficiles, et moins de pulvérisations de pesticides et autres produits phytosanitaires chimiques.»
Tous BOB
Sur le terrain, les différentes visions du métier s’entrecroisent. Ainsi, les vins de deux vignerons de la même colline peuvent être différents. L’un peut ressembler à un vin plus élaboré provenant d’un même cépage, cultivé à 100 kilomètres de là. La viticulture belge se tient donc assez loin du terroir, un terme qui souligne qu’un vin est l’expression unique de tel cépage cultivé à tel endroit.
«Je travaille avec des raisins qui viennent de mon vignoble sur le Houwaartseberg dans le Hageland, précise Patrick Nijs. Le sol y est rempli de fer et on sent cette minéralité dans la bouteille. Cela peut devenir un terroir unique pour la Belgique. Aussi, les vignerons doivent oser collaborer: quels cépages plante-t-on sur quel sol et quel vin voulons-nous?» C’est l’inverse qui se produit quant aux règles viticoles régionales. «Et c’est dommage!»
Notre pays compte cinq territoires avec une appellation d’origine contrôle, l’équivalent belge de l’AOC française et de la DOC italienne. Chez nous, les BOB sont Heuvelland, Hageland, Haspengouw, Maasvallei et Côtes de Sambre et Meuse. Ces appellations protégées figurent sur la bouteille seulement si le vin répond à des critères de qualité après évaluation.
Moins réjouissant: le cahier des charges de la plupart des BOB ressemble à un compromis entre tous les vignerons de la région. On obtient ainsi des règles qui prennent en compte ce qui a déjà été planté plutôt que de donner une direction. Seul le BOB de Maasvallei tente de définir quel style de vin est typique pour le cépage et la région.
Pour mettre en évidence cette tendance belge, regardons un peu du côté de l’Alsace. Au sein de l’AOC Alsace, on produit vingt fois plus de vin qu’en Belgique, à partir de neuf cépages différents seulement. Dans la BOB Côtes de Sambre et Meuse, on peut produire du vin à partir de vingt-quatre cépages. Dans le Hageland, ça monte à trente-six, dont du tempranillo, le cépage typique du Rioja espagnol. Pourquoi? Un vigneron influent a une parcelle de tempranillo et veut pouvoir apposer «Hageland» sur ses bouteilles. Cela montre à quel point les vignerons des BOB se sapent eux-mêmes et oublient le consommateur. A qui cela n’apporte rien.
La force des nouveaux cépages
En Wallonie, de plus en plus de vignerons jouent la carte des vins hybrides. Parmi eux, les plus grands domaines viticoles du pays, qui travaillent en suivant une logique économique. Des revenus garantis et des raisins préservés des maladies sont le plus important.
«Pour moi, les PiWi sont la clé d’une identité viticole belge, affirme Eric Boschman. Si nous continuons de copier les Français, on se heurtera continuellement à une meilleure version originale. Les gens en ont marre d’un énième chardonnay. Soit on continue à interpréter Beethoven jusqu’à l’écœurement, soit on compose sa propre mélodie originale.»
Et c’est ce que fait Boschman à Sivry, au cœur du Hainaut. Il possède un vignoble rempli de souvignier gris, de muscaris, de regent, de johanitter et d’autres cépages hybrides. «Je veux produire du bon vin, qui n’a pas d’impact négatif sur l’environnement. C’est une histoire que l’on doit aussi raconter aux consommateurs. Nous pouvons faire de beaux vins, près de chez nous, qui ne détruisent pas la planète.» Il est persuadé que le consommateur suivra. «Nous vivons une période où l’on boit de moins en moins d’alcool. Les amateurs de vin sont ouverts à de nouveaux cépages, régions et profils. C’est un atout pour le vin belge. En plus, il ne faut pas oublier que les régions viticoles iconiques changent aussi. Un vin d’Alsace aujourd’hui n’a plus rien à voir avec le style d’il y a cinquante ans. Chaque génération écrit sa propre histoire du vin, et nous, nous le faisons avec les PiWi.»
Fraîcheur et légèreté
A-t-on besoin d’une seule identité viticole? «Les sommeliers et les puristes expérimentés mettent plus la pression à ce sujet que le buveur de vin lambda, sourit Kristel Balcaen, sommelière, candidate Master of Wine. Le nom du lieu, sur l’étiquette, qui indique l’endroit où le vin a été produit, pourrait suffire.»
Kristel Balcaen pense qu’il existe beaucoup de caractéristiques partagées par les vins du Westhoek, et ce, jusqu’au Pays de Herve. «Pour les buveurs de vin ordinaires, le vin belge a une identité claire. Ils ont peut-être plus de mal à mettre des mots dessus. Mais les vins belges ont des acides plus abondants et plus frais que ce à quoi le consommateur de vin moyen est habitué lorsqu’il achète du vin en supermarché. Il considère aussi nos vins plus légers. Nous nous trouvons dans un climat frais où ce fruité raffiné et croquant est plus présent que dans une concentration épicée. Cette caractéristique se retrouve dans quasiment tous nos vins.»
Le prix des vins belges constitue aussi un handicap pour l’amateur de vin avide de découvertes. «On ne peut pas trouver un vin de qualité sous 10 euros. Avec les salaires, les accises, la petite taille des domaines et les coûts énergétiques, c’est impossible», relève Lodewijk Waes. Et le seuil plancher pour un bon vin belge est justement la somme maximale que la plupart des consommateurs accepteront de débourser pour une bouteille.
«Mais je remarque que ce prix n’est plus autant un inconvénient. Le vin belge n’est pas destiné au grand public, affirme Kristel Balcaen. C’est un prix réaliste pour un produit local. Certains vins étrangers deviennent également plus chers et le fossé se comble avec nos vins qualitatifs.»
Kristel Balcaen introduit régulièrement des vins belges dans des dégustations réunissant des sommeliers ou des journalistes à l’international. «Ils sont toujours surpris de la belle qualité. Mais ce qui me frappe, c’est à quel point ils en savent peu sur la Belgique comme pays viticole. Même ceux qui étudient pour devenir Master of Wine, qui est pourtant la plus difficile et prestigieuse formation en vin du monde.»
Jardins de Wallonie
En dehors de l’identité du vin, il y a un autre chantier qui concerne l’appellation d’origine contrôlée. L’acronyme BOB n’est pas attirant et fait surtout penser à un contrôle d’alcoolémie ou à un chapeau. Ceux qui produisent du vin hors de ces zones protégées tombent dans des dénominations différentes et plus larges. La Wallonie a de la chance avec son grivois «Vin de Pays des Jardins de Wallonie». Le nord du pays est lui accroché à son «Vlaamse landwijn» («vin de pays flamand»). «Ce nom est une erreur historique, reconnaît Lodewijk Waes des Belgische Wijnbouwers. On a lancé une procédure auprès de l’Union européenne pour changer cette appellation en une autre plus neutre, «Vlaamse wijn» («vin flamand»). Je pense aussi qu’il y a plus d’avenir à avoir un visage et une identité. «La Flandre» devrait en fait être une seule appellation. Même si je sais qu’en disant cela je marche sur les plates-bandes des partisans des BOB.»
A vendre: domaine viticole
Une tendance ternit néanmoins le tableau: certains vignerons veulent désormais jeter l’éponge. «Souvent, j’entends des collègues dire qu’ils ne seraient pas forcément tristes de trouver un repreneur pour leur domaine», déclare Patrick Nijs, de la Wijnfaktorij. Une année catastrophique comme 2024, avec de la pluie, un manque de soleil et une maigre récolte, a renforcé le mouvement.
‘Les gens en ont marre d’un énième chardonnay. Soit on continue à interpréter Beethoven jusqu’à l’écœurement, soit on compose sa propre mélodie originale.’
Eric Boschman, expert en vins
«On pourrait dire, avec humour, que la majorité des vignerons flamands est constituée d’amateurs riches qui ont fait du vin leur hobby», lance Eric Boschman. Pour éviter tout malentendu, il ne s’agit pas d’un jugement de valeur mais d’une explication pour une certaine extinction de la passion. «Avec notre climat capricieux, il faut s’occuper chaque jour de son vignoble et de ses raisons. Beaucoup sous-estiment cela. Je donne un cours sur la viticulture, et j’avertis mes étudiants: faire du vin, c’est dur», insiste Patrick Nijs.
La qualité avant tout
«Je trouve qu’on ne prend pas assez l’Angleterre comme modèle, lance Kristel Balcaen. Nous sommes plus proches d’eux que des Français concernant le climat et le feeling, Il serait temps d’organiser une conférence ensemble.» Les Anglais ont su dépasser leurs différences internes. «Avec leurs English Sparkling Wine, ils ont créé une vraie marque, connue à travers le monde du vin. Et ça n’a pas d’importance si ces bulles viennent du Kent ou du Sussex. C’est ce que nous devrions faire en Belgique.» Lodewijk Waes acquiesce et continue: «J’ai rencontré les gros producteurs de bulles belges, de tous les domaines viticoles de notre pays, et à la mi-mai, nous lancerons un nouveau nom pour nos vins effervescents. Un label avec lequel nous nous adresserons au consommateur, tant en Belgique qu’à l’étranger.»
Une chose est sûre: le vin belge est un beau produit, en plein développement. De plus en plus de cavistes et de restaurants l’adoptent. Des initiatives comme le Meilleur Vin Belge et le guide des vins belges de Gault&Millau récompensent la qualité.
‘Avons-nous besoin d’une identité unique pour les vins belges? Les sommeliers et les puristes sont plus préoccupés par cette question que le buveur lambda.’
Kristel Balcaen, sommelière
Sur le plan des expériences œnologiques, ça bouge aussi. Bientôt, la Belgique et les Pays-Bas lanceront une «Route du vin». Les vignerons et les régions peuvent encore mieux collaborer à ce niveau, aller se présenter à la porte de la cave d’un vigneron est loin d’être possible partout. Et il faut le reconnaître: dans un décor pittoresque et avec une belle histoire, on dépense plus facilement pour une bonne bouteille.
Allons-nous conquérir le monde avec les vins belges? L’humilité reste de mise. Dans les bonnes années, 3 millions de litres de vin belge sont produits. C’est autant que la production d’une commune comme Pomerol à Bordeaux. Mais ce qui est sûr, c’est que dans 50 ans, le vin belge que nous aurons continué à boire fera partie de notre identité viticole.
Les conseils des experts
Eric Boschman: Ô de craie, Vin de Liège, un vin blanc plein de fraîcheur fruitée à base de Johanniter.
Kristel Balcaen: Rosé, Cruysem, des bulles rosées gastronomiques faites de pinot noir et de chardonnay.
Patrick Nijs: Riesling 2017, Aldeneyck, un vin blanc sec qui vieillit magnifiquement.
Où se fournir?
popsss.com: des vrais breuvages de vignerons belges, avec ou sans bulles, pour un bel aperçu de l’offre belge.
comptoirdesvins.be: comptant une quinzaine de succursales, cette enseigne opère une sélection minutieuse et pertinente. En bonus: un Wine Bar à louer pour des événements.
winesofearth.be: un site qui répertorie une trentaine de flacons belges, tout en rappelant l’histoire de notre viticulture.
migs.wine/en/: cette boutique indépendante, située à Bruxelles, ne vend pas seulement des vins (et des bières) de chez nous: elle propose aussi des soirées dégustation.