Leif Sørensen, l’homme qui bouscula la cuisine des îles Féroé… et le Michelin
Les îles Féroé ont désormais leur place sur la carte de la gastronomie internationale. Notamment grâce à Leif Sørensen, ex-chef du restaurant étoilé Koks, dont l’habileté à transformer le peu de matière première locale en nouvelles créations a fait des émules et a bousculé les habitudes du Michelin.
L’histoire remonte au début de ce millénaire. Leif Sørensen étrenne alors son nouveau restaurant, le Gourmet, au dernier étage d’un bâtiment orienté vers le port de Tórshavn et Tinganes, péninsule où les Vikings établirent leur Parlement en 825. Un jour, solidarité familiale oblige, un cousin menuisier lui fait l’honneur d’être son hôte. « Il n’y avait que de la bonne et délicate nourriture au menu, resitue aujourd’hui le chef étoilé. Je voulais trancher avec les habituelles pommes de terre remplies de sauce et la viande frite avec beaucoup de sang. » Lorsqu’il reçoit sa grande assiette où trône un morceau d’agneau, le cousin remercie Leif. Dans la seconde qui suit, il a déjà reposé sa fourchette sur la table. Son assiette est vide. « Il n’en revenait pas que j’aie pu servir un si petit bout de viande », se marre encore Sørensen, l’esprit vissé sur cette époque où la société féroïenne « ne se posait pas la question de savoir si ce qu’elle mangeait était bon ou pas: elle mangeait. » Une époque où le guide Michelin ne prévoyait pas de s’aventurer dans ces contrées perdues pour distribuer ses étoiles.
De la pizza au Manifeste
En ce début d’après-midi, Leif Sørensen a sorti le bomber, le jean et les bottes en cuir. Un look de jeune rocker pour le cuistot, qui reçoit au Kaffihúsið, un café cossu du port de Tórshavn. Il est littéralement chez lui, dans la capitale des Féroé où sommeillent 22 000 âmes, soit un peu plus d’un tiers de la population de cet archipel de dix-huit îles égarées entre l’Ecosse et l’Islande. Couplée à un climat difficile, cette isolation a longtemps cantonné les assiettes féroïennes aux oiseaux, poissons ou baleines des environs. A partir du XIXe siècle, carottes et pommes de terre ont progressivement été cultivées sur certaines îles tandis que le Danemark, dont les Féroé sont une province autonome depuis 1814, exportait du maïs. « Chez mes parents, on utilisait une casserole dans laquelle on mélangeait tout, se souvient Leif. Et mon père pêcheur ne partait pas travailler tant que nous n’avions pas fini notre morceau de baleine caoutchouteux. Il n’y avait aucun plaisir. » Une fois majeur, le Féroïen se tourne vers des études de biologie en Islande, où il goûte notamment la sauce aux champignons et les baies. « J’avais toujours eu l’impression que ma mère faisait de la bonne nourriture, mais là-bas, j’ai découvert quelque chose de différent. » Leif Sørensen a 23 ans lorsqu’il cuisine réellement pour la première fois. Il vient de rompre avec sa copine et doit se débrouiller seul. Après deux ans, harassé par de vaines batailles avec ses syllabus, il décide de déménager au Danemark pour tenter l’aventure d’apprenti-chef.
Sørensen n’a pas encore trente printemps lorsqu’il rejoint le Restaurant Kommandanten, qui reçoit deux étoiles Michelin peu après son arrivée et dont il devient rapidement le chef. Lui, le petit gars de Tórshavn, à la tête du meilleur resto du Danemark, voire de Scandinavie, où il accueille des stars de la trempe de Michael Jackson. Mais il s’est toujours promis de revenir sur ses terres. Trente-six heures de ferry plus tard, il ouvre dans sa ville natale le Gourmet, une enseigne franco- danoise, « pour proposer du neuf ». Il manque pourtant quelque chose. Leif enchaîne les discussions avec ses éminents compères scandinaves. Avec cinq d’entre eux, il finit par signer le Manifeste pour une Nouvelle Cuisine nordique en 2004. Le but? Promouvoir les produits locaux, naturels et de saison, en les cuisinant avec des techniques traditionnelles telles que le fumage et le salage. « Ma vision a changé: c’était un peu stupide de proposer aux gens de manger des pizzas aux Féroé. » Sørensen troque alors le Gourmet pour Koks, qu’il installe dans le prestigieux hôtel Føroyar, où il n’hésite pas à servir du céleri à la purée sous une sauce verte. Les débuts sont compliqués, Leif doit même envoyer son propre père en mer pour rapporter du poisson que les pêcheurs locaux refusent de lui vendre en petite quantité. Tout change lorsqu’un critique culinaire danois débarque sur l’archipel et tombe amoureux de ses homards. La hype de la gastronomie féroïenne peut décoller.
3 bonnes adresses
Ræst
Dans la capitale, c’est le paradis du fermenté – qui est la signification de « ræst » en féroïen. Le concept est unique: il faut profiter de l’air salé et vif pour sécher la viande et le poisson. Situé dans la vieille ville, dans un mini quartier fascinant rempli de maisons en bois et de ruelles dignes de repaires de pirates, Ræst offre un contexte de repas incroyable. Si en plus on y ajoute de la soupe froide d’agneau fermenté et du côlon fermenté sur de la choucroute… 8, Gongin, à 100 Tórshavn, Streymoy.
Garðurin á Stórheygum
L’intérieur est traditionnel, mêlant mobilier en bois, fenêtres carrées et peintures de paysages de l’île. Rien d’anormal: Garðurin est une ancienne ferme que Heidi Neshamar et Jógvan Olsen ont rachetée en 2016 sur la minuscule île de Svínoy, tout au Nord. Depuis, le couple propose un assortiment de plats à base d’agneau… et des saucisses pour les récalcitrants. Um Eiði FO, à 765 Svínoy.
Matstovan i Porkeri
Côtelettes, macareux, filets de poisson… Le Matstovan ne se considère pas comme un resto gastronomique, mais donne un sens à sa nourriture, locale. C’est aussi l’occasion de visiter Suðuroy, l’île la plus australe de l’archipel. Un bout de terre de 160 km2 que l’on atteint après deux heures de ferry parfois mouvementées à partir de Tórshavn, et dont les falaises abruptes d’Eggjarnar sont à couper le souffle. 5, Hólavegur, Porkeri Suðuroy, à 950 Suduroy.
Pattes, terre et eau
Poisson fermenté, chou pointu, citron salé en entrée ; agneau grillé, asperges vertes et velouté de champignons en plat principal. Le menu du Húsagarður est une véritable incarnation du message de Sørensen. « Notre chef part de ce qui se cuisine depuis des années dans l’archipel et y ajoute sa touche via des inspirations venues d’Islande, du Danemark et d’ailleurs en Europe », précise Ólavur Í Búrstovu, le manager du restaurant de l’Hotel Brandan, niché sur une bute de la capitale féroïenne. « On propose de la nourriture féroïenne, mais d’une autre manière. » Qui dit gastronomie traditionnelle dit bien entendu moutons, plus nombreux que les hommes sur l’archipel et dont la carcasse est traditionnellement pendue lors de la première semaine d’octobre pour sécher de longues semaines durant. A Noël, certains consomment le coeur et les pattes arrière, mais celles-ci restent généralement pendues jusqu’au mois de mars, voire avril. Moins la viande est sèche, plus son goût est fort. L’odeur, aussi. Alors de nombreux Féroïens installent leur four non pas dans la cuisine, mais dans une pièce éloignée du séjour pour éviter la persistance du fumet plusieurs heures après le repas.
Autre atout des lieux? « Nous avons une terre et une eau fantastiques, relate Leif Sørensen. La mer passe partout: elle se faufile entre et sous les montagnes, et se renouvelle donc facilement, ce qui rend l’environnement très frais pour le poisson. Puis la température est constante, entre 0 et 5 °C, alors qu’elle passe de 10 °C à de grosses valeurs négatives au Danemark, estompant la saveur de la viande. » Sur terre, le chef se rengorge de la présence de lichen, de plantes de qualité telles que l’angélique et d’herbes sauvages. « Il existe trois fois plus d’herbes de mer que de pommes et les meilleures peuvent contenir plus de protéines qu’un poulet. C’est très sain! » Et si le climat coriace rend la culture des légumes difficile, il permet le développement de certaines saveurs, comme celles des navets, qui prennent beaucoup de temps pour pousser.
Partage de culture
Depuis son ouverture en 2011, Koks attire des clients du monde entier. Certains touristes américains richissimes s’offriraient même l’aller-retour le temps d’un week-end pour s’attabler dans l’établissement, désormais planté au creux d’une colline de l’île de Streymoy et doté de deux étoiles Michelin. Ceux qui n’y traînent guère semblent être les Féroïens eux-mêmes. Beaucoup refusent de payer pour une nourriture à laquelle ils ont facilement accès via la mer ou leur congélateur. Les insulaires préfèrent s’inviter les uns les autres – surtout à l’improviste – pour partager un repas souvent entrecoupé de verres de schnaps. Conscient de pouvoir donner une seconde vie à cette tradition, l’office de tourisme des Féroé a récemment fait de cet heimablídni – « hospitalité » en V.O. – un concept phare de ses campagnes. « Nous ne voulons pas devenir comme l’Islande, qui accueille beaucoup trop de touristes, détaille Susanna Sørensen, manager marketing. Nous nous concentrons en premier lieu sur ce qui est bon pour notre communauté. Heimablídni va dans ce sens, permettant à des Féroïens d’inviter des gens à manger chez eux des plats de chez eux. Les visiteurs peuvent participer à l’activité et les locaux les guident lors de randonnées ou en leur racontant des histoires qu’eux seuls connaissent… »
Actuellement, une dizaine de ces tables d’hôte investissent notamment les îles de Suðuroy, Sandoy, Eysturoy et Svínoy. Petit caillou de 27 km2 et d’une trentaine d’habitants, cette dernière est située au nord-est de l’archipel. On ne l’atteint qu’en bateau ou en hélicoptère. « Autant s’assurer de ne rien avoir oublié quand on arrive là-bas », rigole Heidi Neshamar, qui a racheté sur place une ferme isolée avec son mari en 2016. Le plan de base, c’était de gérer quelques moutons. Ils en ont aujourd’hui 244. « Comme on a remarqué que les touristes, féroïens et étrangers, s’arrêtaient souvent devant chez nous – attirés par la façade, les poules, les chiens -, on s’est dit que ça pourrait être intéressant d’organiser un repas pour partager notre culture. » Les plats d’Heidi et de son mari Jógvan sont principalement à base d’agneau, qu’il soit frais, séché, fermenté ou à cuisson lente – son préféré. « Ils n’ont pas le même goût d’une fois à l’autre, ça dépend du sexe, du temps de maturation et de cuisson », précise Heidi, fière de voir que la plupart de ses invités sont ouverts à ses suggestions. Une influence du chef Sørensen? « Je pense qu’il a éveillé une certaine appréciation de la nourriture féroïenne alors que parfois, les Féroïens la prenaient pour acquise et n’appréciaient plus ce qu’ils pouvaient avoir dans leur assiette. »
L’après-Koks
La tête régulièrement dans les étoiles, Leif Sørensen retombe finalement sur terre. L’après-midi a filé, il doit en faire de même pour s’occuper de sa maman. Sur le chemin du retour, entre deux cueillettes d’angélique sauvage dans les rues pavées du centre historique, il prend toutefois le temps de se réjouir de cette tendance à rendre la nourriture féroïenne « différente » et donc « accessible » à tous. « C’est beaucoup plus facile de faire des tout petits bouts de viande fermentée pour simplement avoir une bouchée: on n’a pas besoin d’énormes quantités », dit celui qui ne travaille plus au Koks depuis quelques années. En conflit avec le patron Johannes Jensen, il a préféré quitter l’enseigne et laisser le soin à son jeune collègue Poul Andrias Ziska d’assurer la relève. Le natif de Tórshavn a même quelque peu mis la cuisine de côté. « Je fais surtout de la publicité et du conseil d’entreprises, mais je prépare parfois des repas pour Visit Faroe Islands ou le gouvernement. » Dont son cousin ne fait malheureusement pas partie.
En pratique
Se renseigner : visitfaroeislands.com
Y aller : KLM ou SAS proposent des vols depuis Bruxelles dès 320 euros A/R.
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