Les caves à vin d’hier et d’aujourd’hui, entre évolution des mentalités et nouvelles façons de consommer
La cave à vin a-t-elle encore une place dans nos maisons ? Est-ce la fin de cette tradition poussiéreuse ou de nouveaux espaces de stockage feraient-ils surface ? Notre journaliste décante la situation.
A une époque où les réfrigérateurs n’existaient pas, nos anciens dépendaient de la fraîcheur des sols pour conserver leurs aliments, et leurs bouteilles. Ainsi est née, au fil du temps, la cave à vin, qui a réussi ce à quoi les viticulteurs ont failli pendant des siècles : rendre le rouge buvable. Un temps, les bordeaux, pourtant prisés des Belges, arrivaient en effet sur notre marché chargé d’une telle amertume qu’ils en étaient quasi imbuvables. Des années plus tard, les tanins amers des flacons entreposés font place à une efflorescence d’arômes aux notes soyeuses.
Logée dans ses hôtels particuliers et dans ses châteaux, l’élite européenne a découvert il y a bien longtemps ce pouvoir de la cave sur le vin. Grâce à la démocratisation de la brique dans l’après-guerre, ce secret s’est ensuite ébruité jusqu’à la classe moyenne. Ceux qui en avaient alors les moyens construisaient une maison avec sous-sol et entreposaient quelques bouteilles de Médoc et de Saint-Emilion dans leurs alcôves poussiéreuses. Depuis, les temps ont changé…
Chasse au trésor
« Chaque semaine, nous vidons une cave à vin bien remplie. Fin de l’histoire », déclare Chris Thiran, gérant de Best Wine Auctions et de Belgium Wine Watchers. Avec son équipe, il parcourt le plat pays à la recherche de bouteilles oubliées de Sassicaia ou de Petrus : « Les trésors des caves belges intègrent ainsi nos ventes aux enchères et notre boutique en ligne et trouvent preneur aux quatre coins du monde. »
Différentes circonstances peuvent motiver une famille à solliciter l’aide de cette maison. « On nous appelle par exemple suite au décès d’un parent, lorsque les enfants veulent se débarrasser des nombreuses bouteilles entassées dans la cave familiale. Parfois, c’est un état de santé fragile qui contraint un amateur à mettre fin à sa consommation d’alcool. D’autres fois, c’est une famille qui a besoin d’argent pour partir en voyage. Chaque cave a son histoire », énumère le professionnel. Le butin est variable : d’une dizaine de bouteilles, à des centaines, voire des milliers. « Je vois de tout : les salles de bal souterraines des villas de Laethem-Saint-Martin, des alcôves sombres, des réfrigérateurs à vin. Mais de manière générale, les caves à vin ont tendance à disparaître des constructions modernes. »
Les entrepreneurs immobiliers confirment cette impression. La plupart des couples projettent de construire une habitation avec un grand sous-sol. Mais à l’annonce du prix, les futurs propriétaires revoient à la baisse la taille de cette pièce. Un sous-sol en béton armé coûte en effet entre 500 et 1.000 euros du mètre carré. Un montant record vu l’augmentation du cours du béton et de l’acier due à la guerre en Ukraine.
Depuis quelques années, déjà, la Belgique prône par ailleurs la densification urbaine : plus d’appartements en agglomération, moins de maisons individuelles. Les demeures familiales bâties sur cave ont laissé place à d’imposants immeubles avec juste assez d’espace au sous-sol pour y loger le local poubelle. Parallèlement, la construction sur parcelles isolées perd du terrain au profit des lotissements. Les logements sont désormais si proches les uns des autres qu’une excavation trop profonde menacerait la stabilité du voisinage. Voilà qui explique en partie pourquoi nos caves sont en voie de disparition.
Cave à louer
Dès lors, des alternatives se développent. Ainsi, dans des métropoles comme Tokyo ou Londres, on trouve des cavistes proposant de vieilles bouteilles parfaitement affinées mais aussi des caves à vin communes. Un luxe coûteux qui n’est toutefois pas à la portée de tous. La Belgique, aussi, innove en ce sens. A Knokke, l’hôtel de luxe de Marc Coucke, La Réserve, dispose d’un service de location de cave à vin. La prestation inclut également les conseils d’un sommelier et des réservations garanties à la brasserie dirigée par le chef étoilé, Peter Goossens.
A Liège, c’est Philippe Devos qui chouchoute les bouteilles des amateurs de vigne. Cet ingénieur reconverti a enfilé une casquette de caviste depuis déjà plus de dix ans. Vive le Vin, sa boutique installée dans une ancienne agence bancaire, propose des conseils avisés, des événements dînatoires et de petites douceurs sucrées. Le tarif mensuel pour l’entreposage débute à 10 cents la bouteille, mais variera selon la valeur des breuvages. De même, depuis quelques mois, le caviste limbourgeois Licata Vini propose également un service de garde sur place. La conservation des bouteilles n’est pas donnée mais ceux qui achètent du vin dans l’établissement pour des milliers d’euros par an peuvent utiliser la Cantina Licata gratuitement. Outre le stockage, toutes les bouteilles sont assurées et indexées afin que les clients sachent quel flacon débouchonner à quel moment.
Evolution des mentalités
Si les espaces dédiés se raréfient, les amateurs de vin éprouvent également moins le besoin de constituer des réserves de bouteilles qu’auparavant. « Le vin vendu chez le caviste ou en supermarché n’a pas nécessairement besoin de vieillir avant d’être entamé. Nous consommons donc beaucoup plus rapidement ce que nous achetons », explique Pieter Fraeyman. Sommelier au restaurant doublement étoilé Hertog Jan at Botanic, à Anvers, il prodigue ses conseils à de nombreux propriétaires de caves privées.
« Entre dépenser une fortune pour une bouteille qui dormira dans une cave et partir aux Bahamas, le choix est vite fait. »
Chris Thiran, commissaire-priseur
L’époque des bordeaux et bourgogne classiques, qui exigeaient des années de maturation, est révolue, dit-il : « Grâce aux techniques modernes de vinification, les viticulteurs du monde entier sont en mesure de commercialiser des bouteilles prêtes à être consommées beaucoup plus rapidement. » Chris Thiran, commissaire-priseur, apporte un éclairage supplémentaire : « Cette génération travaille pour vivre. Entre dépenser une fortune pour une bouteille qui dormira dans une cave et partir aux Bahamas, le choix est vite fait. »
On observe par ailleurs une évolution des mentalités concernant l’alcool. A l’échelle mondiale, la génération Z (née entre 1997 et 2012) consomme 20 % moins d’alcool que les Millennials (nés entre 1980 et 1997). A cela s’ajoute l’explosion du marché de la bière. Le vin voit donc son statut de boisson culinaire de prédilection s’éroder peu à peu. En Californie, les producteurs peinent déjà à liquider la totalité de leur production. Les jeunes buveurs ne se soucient plus des étiquettes, du prestige ou de la provenance du vin. Or, c’est habituellement sur ces critères que la qualité d’une collection est évaluée.
Vin naturel
Le vin naturel, quant à lui, a le vent en poupe chez les petits buveurs. Chaque jour ou presque, un établissement proposant des alternatives au jus de treille traditionnel ouvre ses portes à Bruxelles, Liège ou Anvers. « Souvent, ces établissements servent des vins naturels, « faciles à boire », jeunes et fruités, des vins qui n’ont pas besoin de vieillir en cave », explique Julien Nemerlin. Ce dernier organise depuis des années un salon de vins bio et naturels à Olne, près de Liège, et importe lui-même des vins naturels via son entreprise Rouge Passion.
« Tout ne se résume pas à ces jeunes vins. Les vins naturels structurés et complexes peuvent vieillir et développer de magnifiques arômes, nuance-t-il. Je pense à un Poulsard ou un Trousseau naturel du Jura de 20 ans d’âge. Ils sont fantastiques, assure l’entrepreneur. Pour les blancs, je remarque que les années de vieillissement intensifient leur minéralité et leur finesse. »
Selon lui, les caves fraîches à l’ancienne constituent le lieu idéal pour conserver les vins naturels. La plupart du temps, ces vins ne passent pas par la case filtration ce qui signifie qu’ils peuvent toujours contenir des levures et des résidus de sucre. « La température est une variable cruciale. Le vin naturel doit toujours être conservé à une température inférieure à 14 °C. S’il fait plus chaud, les levures s’activent, mangent les sucres résiduels et le profil du vin change du tout au tout. » Conserver son vin dans un garage ou dans un coin du salon peut même s’avérer dangereux, car la pression accrue des levures peut provoquer l’éclatement de la bouteille.
« Une collection plus restreinte permet d’effecturer une rotation plus rapide. Personne ne boit la même chose toute sa vie. »
Julien Nemerlin, importateur
Les vins naturels ne contiennent que très peu de sulfites, voire aucun. N’est-ce pas un obstacle majeur à leur conservation ? « C’est un mythe. Les sulfites ont l’avantage de rendre le vin stable, c’est pourquoi certains producteurs de vins naturels les utilisent également, de préférence de manière modérée. Mais même en l’absence de sulfites, les vins peuvent se conserver pendant de nombreuses années », répond Julien Nemerlin.
L’or en bouteille
Ceux qui investissent malgré tout dans une cave à vin ont souvent des projets qui dépassent le simple plaisir de boire. « Je conseille régulièrement des hommes d’affaires passionnés de vin, confie Pieter Fraeyman. Pour eux, leur collection et leur cave constituent également une marque de prestige et un investissement. Un jour, ils reçoivent une prime inattendue et recherchent un projet financier pour placer cet argent. Leur choix se porte sur le vin, et dès lors, une question se pose : quelle bouteille constitue un investissement judicieux ? C’est à ce moment-là que j’interviens. »
Alors que la cave à vin traditionnelle disparaît, le prix des vins de garde explose. Les meilleurs crus de France et d’Italie sont pratiquement inabordables pour le commun des mortels. Des millionnaires d’Extrême-Orient ont repéré les producteurs les plus prestigieux d’Europe et précommandent la quasi-totalité de leur stock plusieurs années à l’avance. Le poids de cet engouement international se fait malheureusement ressentir dans les pays producteurs. « Mon grand-père, en grand amateur de bourgogne, était autrefois le client d’une cave familiale, mais ces bouteilles valent désormais une fortune », regrette Chris Thiran. Certains voient le vin comme un investissement sûr, mais son cours reste sujet aux fluctuations de l’économie mondiale. « Une même collection vaut aujourd’hui 20 à 25 % de moins que l’année dernière », ajoute-t-il.
Une denrée rare
Pour contrer cette fuite des grands crus hors d’Europe, des initiatives voient néanmoins le jour. Comme en Italie, où l’ASBL Slow Food a pris l’initiative de créer une vinothèque à Piémont : une cave majestueuse qui, entre Barolo et Amarone, renferme des milliers de millésimes. Cette Banca del Vino propose un échantillon du vrai goût italien. La collection est conservée pour les générations futures, à l’abri des griffes du dragon chinois. C’est avec gratitude que les étudiants de l’université culinaire de Pollenzo la dégustent et la consultent. En Italie, l’éducation des jeunes papilles locales n’a pas de prix.
Pieter Fraeyman, lui aussi, se désole devant cette situation. « En tant que sommelier, je regrette que les grands vins ne puissent plus être dégustés par un grand nombre d’amateurs. « Prenons l’exemple du Coche-Dury, un blanc de Bourgogne très convoité. Aux débuts d’Hertog Jan, nous commandions 60 à 90 bouteilles à la fois. Aujourd’hui, nous devons nous battre pour en recevoir ne serait-ce qu’une. » Selon le sommelier, la création d’une cave à vin collective pourrait résoudre ce problème. « Je travaille sur un nouveau projet qui permettrait à un grand groupe de personnes de partager le coût d’une cave de qualité. L’objectif n’est pas d’investir dans cette boisson, mais de mettre des moyens en commun pour déguster et apprécier les produits que nous aurions acquis. Après tout, l’essence même du breuvage de Dyonisos réside dans le plaisir de le savourer. »
Frigo à vin
Heureusement, tout n’est pas encore perdu. Un espace limité et un budget modeste suffisent désormais à constituer une collection de vin et à la conserver dans des conditions optimales. « Avant que je ne déménage, j’avais un stock de 1.000 bouteilles à la cave, aujourd’hui, j’en conserve environ 200 dans un frigo à vin, raconte Julien Nemerlin. Cette collection plus restreinte me permet également d’effectuer une rotation plus rapide, en fonction de l’évolution de mes préférences. Personne ne boit la même chose toute sa vie. »
Pour quelques centaines d’euros, on peut déjà investir dans une cave à vin double température, idéale pour stocker le blanc et le rouge simultanément. Il n’y a pas si longtemps, cet équipement était un produit de niche, destiné aux professionnels de la restauration. Aujourd’hui, presque toutes les marques d’électroménager proposent leur propre gamme. Des caves encastrables, aux modèles sophistiqués dotés d’une vitrine en verre et d’un éclairage d’ambiance : il y en a pour tous les budgets. Un marché que les économistes jugent prometteur, et dont la valeur pourrait bien s’exprimer en milliard de dollars d’ici dix ans.
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