Rallumer les étoiles: pourquoi le Guide Michelin n’est plus le seul à avoir de l’influence
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Comment le fameux guide aux étoiles s’adapte-t-il aux changements des habitudes au restaurant?
Tout a commencé, de manière improbable, avec un guide des routes françaises. En 1900, deux frères, André et Édouard Michelin, cherchaient à encourager les voyages en voiture afin de stimuler les ventes de leurs pneus. Leur premier ouvrage rassemblait des informations pratiques telles que des cartes et la localisation des garages. Plus tard, prenant conscience que les voyageurs avaient besoin de carburant pour eux-mêmes autant que pour leur véhicule, ils y ajoutèrent des recommandations de restaurants. C’est en 1926 que l’entreprise introduisit son système de classement par étoiles.
Depuis, plus de 30 millions d’exemplaires du Guide Michelin ont été vendus—ce qui le rend aussi lu que Autant en emporte le vent, Gatsby le Magnifique ou Orgueil et Préjugés. Sa classification est devenue la référence dans le secteur de la restauration. Seuls les établissements les plus prestigieux décrochent une étoile: sur les quelque 11,8 millions de lieux de restauration recensés dans le monde, seuls 3647 (soit 0,03%) en détiennent au moins une.
Parmi eux, 82% arborent une étoile, signifiant que l’on y sert des plats aux « saveurs distinctes, préparés selon un standard élevé et constant ». 13,6% possèdent deux étoiles, récompensant une cuisine « raffinée et inspirée », mettant en valeur « la personnalité et le talent du chef ». Seuls 149 établissements ont décroché les trois étoiles, la plus haute distinction (voir graphique). Selon Michelin, ces restaurants sont des institutions où « la cuisine s’élève au rang d’art » et où les chefs atteignent « l’apogée de leur profession ».
Le chef britannique Gordon Ramsay, qui totalise actuellement huit étoiles, a un jour comparé la remise des prix Michelin à la cérémonie des Oscars pour les cinéastes. Et, tout comme une statuette dorée booste la fréquentation d’un film, une étoile Michelin dope les réservations d’un restaurant. Joël Robuchon, qui détenait 31 étoiles à sa mort en 2018, affirmait : « Avec une étoile Michelin, on fait environ 20% de chiffre d’affaires en plus. Avec deux étoiles, c’est environ 40% de plus. Avec trois étoiles, c’est le double. »
Une étoile ternie?
Ces dernières années, pourtant, le prestige du système d’étoiles s’est quelque peu érodé. Michelin semble perdre de son aura en tant qu’arbitre absolu du goût. L’un des problèmes réside dans son attachement à la haute gastronomie. Beaucoup associent Michelin à des prix exorbitants, des portions minuscules et une certaine prétention. Dans un fil de discussion sur les restaurants étoilés sur Reddit, un utilisateur fustigeait une cuisine trop conceptualisée et artificielle: « Vous ne pouvez apprécier cela que si vous avez tellement d’argent à jeter par les fenêtres que votre temps n’a plus aucune valeur… parce que vous n’avez rien de mieux à faire que de passer trois heures à manger deux bouchées. »
Pourtant, Michelin assure que ni la présentation, ni un service guindé ne sont des critères d’éligibilité: « N’importe quel restaurant, quel que soit son style, peut obtenir une étoile. » Gwendal Poullennec, directeur international des Guides Michelin, insiste: l’entreprise recherche la qualité, pas le luxe. Ainsi, en mai dernier, un simple stand de tacos à Mexico s’est vu attribuer une étoile.
Mais les clients ne sont pas les seuls à se détourner du système. Un nombre croissant de chefs refuse les distinctions. Marco Pierre White, célèbre chef britannique, fut le premier à renoncer à ses étoiles en 1999, dénonçant un processus de sélection « dénué de sens ». Plus récemment, le restaurant Giglio, en Toscane, a rendu volontairement son étoile en 2024. Son copropriétaire, Benedetto Rullo, confiait que cette distinction engendrait un stress « incroyable » et qu’elle donnait à son établissement une image élitiste: « Nous ne sommes pas un lieu où l’on vient vénérer des chefs étoilés. » Obtenir une étoile accentue la pression sur les chefs et augmente les coûts, car les fournisseurs et le personnel exigent des rémunérations plus élevées.
La critique gastronomique à l’ère du numérique
Mais c’est surtout Internet qui représente la plus grande menace pour Michelin, en démocratisant la critique gastronomique. Désormais, les clients partagent leurs avis sur TripAdvisor et Yelp, des blogueurs compilent les meilleures adresses locales, et les influenceurs inondent les réseaux sociaux de recommandations culinaires. Sur TikTok, les vidéos sur la gastronomie cumulent plus d’un billion de vues.
Un influenceur comme Toby Inskip (@eatingwithtod) a récolté plus de 25 millions de « likes » grâce à ses vidéos où il déguste aussi bien des ailes de poulet que des menus dégustation à 400£ (500$). À une époque où près de 80% des Américains et Britanniques jugent les restaurants trop chers, ces contenus mettent en avant des adresses tendance et des pépites abordables. Inskip se concentre souvent sur des plats à 1£, et les établissements qu’il recommande voient rapidement des files d’attente se former.
Michelin contre-attaque
Malgré tout, Michelin n’a pas l’intention de finir aux oubliettes aux côtés des aspics en gelée et des mousses de fruits de mer. Le public est de plus en plus curieux et aventureux, et Michelin diversifie son palmarès. En 2004, seules les adresses européennes brillaient d’étoiles. La France reste la nation la plus étoilée, mais aujourd’hui, les inspecteurs Michelin (issus de 30 nationalités différentes) parcourent quatre continents et évaluent 43 pays, un chiffre en hausse de 50 % depuis 2020.
En 2024, Michelin a lancé ses premiers guides pour la Lituanie et le Mexique. La Slovénie et la Thaïlande ont récemment décroché leurs premières trois étoiles. Michelin explore également 20 nouvelles destinations, dont l’Inde. La Chine, déjà bien couverte, voit le guide s’étendre à de nouvelles provinces.
Aux États-Unis, seule New York était jugée digne d’intérêt il y a 20 ans. Aujourd’hui, Michelin note Atlanta, Chicago, Orlando et d’autres villes. En 2023, l’État du Texas, qui a récemment intégré le guide, a enregistré plus de 100 milliards de dollars de ventes en restauration—soit 20 milliards de plus que l’État de New York.
Ce développement n’est pas dénué d’intérêts financiers. Certaines destinations, soucieuses d’attirer les gastro-touristes, paient pour accueillir le guide. En 2017, la Thaïlande aurait versé 4,4 millions de dollars à Michelin pour obtenir ses propres guides. Michelin assure cependant que ces guides respectent les mêmes critères d’évaluation et que les étoiles ne s’achètent pas.
Une étoile qui brille encore?
Michelin s’adapte aussi aux nouvelles attentes. Le Bib Gourmand, lancé en 1997, récompense les restaurants qui offrent un menu de qualité à prix raisonnable. Il en existe 3274, dont 134 stands de street food. En 2020, Michelin a aussi introduit l’Étoile Verte, récompensant les restaurants engagés dans une démarche durable (seulement 608 restaurants l’ont obtenue à ce jour).
Ces initiatives suffiront-elles à assurer la pérennité du guide Michelin? Le trafic sur son site internet a doublé en un an, signe d’une confiance intacte. Clare Smyth, cheffe étoilée ayant cuisiné pour le mariage du prince Harry et Meghan Markle, rappelle que son restaurant Core a reçu huit visites secrètes avant d’obtenir ses trois étoiles.
Aujourd’hui, tout le monde peut donner son avis sur un restaurant, mais tout le monde n’est pas une référence. Michelin continuera à diviser, mais il restera une boussole pour les gastronomes. Comme le disait George Bernard Shaw : « Il n’y a pas d’amour plus sincère que l’amour de la bonne chère. »
Cet article est traduit et republié à partir du site The Economist.
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