L’automne, temps du gibier? Pourquoi toujours plus de chefs se détournent de la saison de la chasse

Pourquoi les chefs se détournent du gibier - Unsplash
Pourquoi les chefs se détournent du gibier - Unsplash
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Le gibier, longtemps indissociable de l’automne, perd du terrain sur les cartes des restaurants. À Bruxelles comme en Wallonie, de nombreux chefs refusent désormais d’en cuisiner, évoquant plusieurs facteurs : position morale, coût prohibitif, filières opaques ou encore l’évolution des goûts et des sensibilités.

À Bruxelles, de plus en plus de restaurants assument désormais de tourner le dos à la saison de la chasse. La ville, moins soumise aux rites cynégétiques qu’ailleurs en Belgique, offre un terrain favorable à ce type de choix. Renoncer au gibier n’y surprend guère, surtout dans ces adresses qui dictent aujourd’hui le tempo gastronomique de la capitale. Ces dernières préfèrent explorer d’autres horizons culinaires, plus en phase avec l’air du temps.

Ainsi d’un St Kilda où Milan La Roche revendique haut et fort une approche largement végétale. Marqué par ses voyages, notamment en Australie, il propose une carte « 80 % végé et végane », dans laquelle la viande occupe peu de place, et encore moins le gibier. « Ce n’est pas dans mon univers », dit-il, préférant travailler les légumes et les poissons issus de petits bateaux. Le gibier, avec ses codes traditionnels et sa charge symbolique, ne cadre pas avec son répertoire.

Même logique chez Groseille, où Camille Cosnefroy, cheffe qui compte parmi les finalistes du Lady Chef of The Year 2025, compose une cuisine contemporaine, vive et centrée sur le végétal. Ici non plus, ni râble de lièvre ni faisan bardé de lard : l’automne se raconte autrement, à travers les légumes racines, les herbes fraîches ou les sauces réduites, loin des classiques gibiers en sauce. Dans ces établissements en vue, le parti-pris de ne pas inscrire de gibier à la carte n’est pas perçue comme une privation mais comme emblématique d’une approche.

Dans d’autres maisons bruxelloises, le rapport au gibier se dessine d’une autre façon, plus pragmatique. Ici, il est question de contraintes bien plus concrètes : prix prohibitifs, difficultés d’approvisionnement ou intérêt décroissant des clients. Deux figures l’illustrent particulièrement : Géry Van Peteghem, chez Kartouche, et Tom Algoet, aux Petits Bouchons.

Tous deux apprécient le gibier, chacun à sa manière, mais constatent que les conditions ne sont plus réunies pour en faire un pilier de leur carte.

Un moment attendu, mais…

Géry Van Peteghem, ancien vétérinaire, avoue d’emblée son ambivalence. « Moi, j’adore ça. Un râble de lièvre bien fait, c’est extraordinaire », confie-t-il. Mais il renonce, d’abord pour des raisons économiques : « Je voulais travailler de la biche, mais à 60 euros le kilo, ce n’est pas ma catégorie. » Il avait même esquissé un plat très classique – pommes dauphines et sauce grand veneur – avant de renoncer, faute de marge. Son compromis : se tourner probablement vers le sanglier, en civet ou en ragout, soit des préparations mijotées plus abordables.

Son regard de vétérinaire reconverti nourrit aussi sa réflexion chez Kartouche. « Mille vaches entassées dans un hangar, ça me choque plus que trois chasseurs qui prélèvent quelques pièces dans une forêt. » Il rappelle la nécessité de réguler certaines populations, tout en déplorant le poids des imaginaires : « Bambi nous a tous martyrisés. On garde l’image de la biche orpheline et le chasseur passe pour un salaud. »

En cuisine, il s’attache à valoriser des morceaux moins nobles, convaincu que « ce n’est pas parce qu’on cuisine un marcassin qu’on veut raser la forêt ».

Tom Algoet, quant à lui, affirme voir la demande décliner. « Ce n’est plus comme avant. Il y a quinze ans, certains clients attendaient la saison avec impatience. Aujourd’hui, beaucoup moins. » Pourtant, la saisonnalité garde pour lui un caractère excitant. « Comme les premières asperges, le gibier reste un moment que j’attends. Tu es content quand ça revient, tu en profites quelques semaines, et puis tu passes à autre chose. »

Sa clientèle n’est pas homogène. Certains habitués, dont un chasseur à l’arc, représentent un noyau fidèle. « Ce sont des passionnés. Ils ont une vision presque spirituelle de la chasse : tout doit être utilisé, rien ne se perd. Avec eux, il y a un vrai dialogue. » Mais au-delà de ce cercle, l’enthousiasme général s’est émoussé. Le gibier, naguère attendu comme un événement, est devenu un plaisir plus ponctuel.

Algoet ajuste donc son offre. Fini les séries de faisans servis semaine après semaine : « On ne fait plus du faisan quatre semaines d’affilée comme autrefois. » En revanche, il garde des plats de cœur, comme un civet de marcassin, qui trouvent encore écho auprès de ses clients. Pour lui, la clé réside dans la simplicité et le réconfort. « Je ne cherche pas à faire du spectacle. Le gibier, je le travaille comme un plat de famille, généreux, convivial. »

En Wallonie aussi, le doute s’installe

Et pourtant, le phénomène ne s’arrête pas aux limites de la capitale. « En Wallonie, il y a un chasseur derrière chaque arbre », rappelle la cheffe Isabelle Arpin (Auberge du Château de Leignon) qui a choisi de cuisiner le gibier justement parce que cette présence est indissociable du territoire. Mais d’autres figures de la scène culinaire wallonne prennent aujourd’hui la voie inverse, en tournant le dos à cette tradition. C’est là que la rupture devient la plus frappante.

Du côté de Magneùs d’Pèlotes, Jehan Delbruyère, ancien chasseur lui-même, ne condamne pas le gibier par goût mais par lucidité. « Les faisans d’aujourd’hui sont importés, nourris, relâchés, tirés. Ça n’a rien de naturel. » Ce qu’il critique, c’est le système. Les lâchers massifs, la suralimentation des sangliers pour gonfler les populations et les filières opaques ont, selon lui, vidé le produit de sa valeur. « On fabrique du faux gibier, et ça abîme la nature. » Il défend une autre pratique : la chasse à l’approche, respectueuse et silencieuse, mais constate qu’elle ne peut alimenter un restaurant. Son refus n’est pas idéologique, mais en phase avec une logique d’approvisionnement intransigeante : tant que les filières ne seront pas transparentes, le gibier n’aura pas sa place dans sa cuisine.

Mélanie Englebin (Cecila) n’y va pas avec le dos de la cuillère, elle qui n’aime pas le gibier et ne s’en cache pas. « Ce n’est pas mon style de cuisine, je n’aime pas le préparer, je n’aime pas l’odeur », lâche-t-elle. Mais c’est surtout le prestige attaché à certaines pièces qui la révulse.

« Le faisan ? C’est un mauvais poulet. Si je vous en sers en juin, vous allez dire que c’est médiocre. En octobre, tout le monde applaudit. »

Pour elle, ce paradoxe est intenable. Elle dénonce une illusion collective, qui sacralise un produit selon le calendrier plutôt que selon sa qualité réelle.

Son rejet va plus loin encore : elle fustige l’absurdité des circuits d’approvisionnement. « On reçoit du gibier sous vide venu d’Australie. Expliquez-moi quel sens ça a encore. » En toute logique, la cheffe refuse de s’imposer un produit qu’elle juge indéfendable. « On n’a pas besoin de ça pour se nourrir aujourd’hui. » Son refus tient autant à son goût qu’à sa vision : elle ne veut pas céder à une tradition qu’elle considère artificielle.

Enfin, à la Maison Lieu de Partage, Sebath Capela, jeune chef passé par plusieurs maisons étoilées avant d’ouvrir son propre lieu, formule un refus très argumenté. Pour lui, la question n’est pas seulement économique ou stylistique : elle est structurelle. « Le rapport n’est pas équilibré. Pour une sauce de lièvre, il faut des tonnes de carcasses. C’est une énergie folle pour un résultat qui ne se justifie pas. »

Cette gabegie le heurte, d’autant qu’il revendique une cuisine mesurée, où chaque ingrédient doit être exploité de manière optimale.

Unsplash (Ondra Mach).

Plutôt que de consacrer du temps et des ressources à ce qu’il perçoit comme une impasse, Capela choisit d’investir son énergie ailleurs : « Je mets ma force dans une sauce de légumes. Elle doit avoir autant d’intensité qu’un jus de viande, sinon plus. » Loin d’être un substitut, ce travail sur le végétal constitue pour lui un champ d’innovation et un terrain d’exigence.

Sa critique porte également sur la filière. Le gibier, estime-t-il, s’est transformé en produit de luxe, entretenu par des importations sous vide venues de l’étranger, à des prix déconnectés d’une cuisine cohérente. « Les tarifs sont exorbitants, et ces circuits industriels tuent le métier. »

Face à ce constat, Capela défend une autre éthique : des menus courts, bâtis sur des produits locaux, une économie de moyens et la mise en avant du végétal. « Je ne vois pas pourquoi je ferais venir du gibier d’ailleurs, payé une fortune, pour flatter une tradition. »

Il défend ainsi une gastronomie affranchie du calendrier de la chasse, recentrée sur le territoire et sur une créativité qui ne doit rien à des usages qu’il juge dépassés.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire