Qui est Laila Gohar, influenceuse, cheffe et designer culinaire star
Laila Gohar compte parmi ses clients Comme des Garçons, Tiffany & Co et LVMH. Tous sont fans des installations culinaires spectaculaires de l’influenceuse égyptienne aux 237000 followers. Rencontre avec cette ovni de la planète food.
«Laila est très inspirante. La liberté qu’elle a dans sa façon de penser, sa manière d’aller plus loin que les attentes habituelles. Pour moi, c’est la Matthieu Ronsse (NDLR: plasticien belge qui va à l’encontre des codes classiques sans les détruire) de la nourriture», expliquait Hannes Van Severen lors de la présentation de The Pigeon Table à la Design Week de Milan. Cette table colorée, inspirée des pigeonniers traditionnels d’Egypte, le designer belge l’a imaginée avec Laila Gohar.
Mieux connue sur le Web sous son pseudo @lailacooks, la blogueuse se distingue sur la Toile car elle parvient à transformer le quotidien de nos assiettes en œuvres d’art. «Je me sens attirée par les objets et les ingrédients banals, mais je leur donne l’attention et le soin qui sont réservés d’habitude aux produits coûteux. Je comprends bien que certains ingrédients ou objets sont considérés comme ayant plus de valeur parce qu’ils sont rares, mais une pomme de terre ou un œuf sont à mes yeux tout aussi beaux et précieux. Et même plus intéressants que, par exemple, du caviar.»
‘Je déteste les moodboards, ça tue la créativité. C’est limitant.’
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Entre deux shootings et la préparation d’un événement pour Christie’s, la trentenaire visionnaire nous a accordé une interview, via Zoom, depuis son studio de China Town, à New York. Une ville dans laquelle elle vit depuis une dizaine d’années, après avoir grandi au Caire et étudié à Miami. Parmi ses faits d’armes notoires, on pointera sa chronique mensuelle dans How to Spend It où elle a un jour encensé les anchois et autres poissons en conserve. Plutôt original quand on sait que le supplément week-end du Financial Times prend le luxe comme fil rouge.
UN FAUTEUIL EN PAIN GRANDEUR NATURE
«Je trouve ça tout simplement délicieux, mais aussi particulièrement sous-estimé, se justifie-t-elle. Vous savez, souvent les artistes ont des réponses interminables toutes prêtes sur la raison pour laquelle ils utilisent un matériau. Pour moi, c’est tout simplement parce que j’aime l’utiliser. Et le manger.» Comme le pain par exemple, avec lequel elle a réalisé un fauteuil grandeur nature pour une galerie.
Pour l’ouverture VIP des nouvelles Galeries Lafayette à Paris, elle a présenté un décor de petits arbres faits de crevettes, de roses et de radis, une immense mortadelle et des sculptures en beurre représentant des lèvres, des oreilles et des mains.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Pour le lancement de A Magazine, curaté par Simone Rocha, elle a servi aux invités des carpes koï en gelée transparente où flottaient des entrailles faites de fleurs.
En mai, à la fête en l’honneur de Gohar World – une collection surréaliste de décoration pour la table qu’elle a imaginée avec sa sœur Nadia –, elle a rempli le toit-terrasse du Rockefeller Center de tours de pommes de terre cuites, de navets hakurei et d’œillets, de longues tresses de mozzarella qu’il fallait couper avec de vieux ciseaux en métal, des éclairs au mètre et des chandeliers aux allures de pieuvres remplis d’œufs… Mais d’où lui vient cette inspiration?
UNE MAISON OUVERTE A TOUS
Vous devez votre intérêt pour la nourriture à votre papa…
Oui. Lorsque j’étais enfant, au Caire, mon père était souvent parti pour son travail. Il était photographe de guerre et journaliste. Ni lui ni ma mère n’étaient des cuisiniers, mais contrairement à cette dernière, il faisait toujours en sorte d’avoir un résultat final spectaculaire. Ainsi, il prétendait que, pour rester en bonne santé, il fallait manger chaque jour cinq couleurs différentes. Il profitait plus que ma maman du fait de cuisiner et d’improviser, alors qu’elle pratiquait une cuisine plutôt pragmatique. Les repas chez nous avaient toujours un public diversifié. Non seulement par les grandes différences d’âge, mais aussi par les profils des gens. Mon père était un maître en la matière. Il pouvait rencontrer quelqu’un dans le bus et l’inviter le soir même, avec un ami d’enfance et la famille de la baby-sitter qu’il avait convié «en passant».
Vous avez longtemps travaillé dans l’horeca et géré une entreprise de catering, Sunday Suppers. Mais vous ne vous prétendez pas cheffe…
Parce que je n’ai pas suivi le chemin traditionnel pour le devenir. De plus, quand on dit chef, les gens s’attendent à ce que j’aie un restaurant, ce qui n’est pas le cas. Lorsque j’ai commencé mes installations, il n’existait pas de nom pour ce que je faisais. Je ne suis pas food stylist. Car dans mon cas il ne s’agit pas de créer une belle image, mais bien une expérience hors du commun. J’ai du mal avec les étiquettes. Food designer, ça ne convient pas plus, car ça sonne prétentieux, tout comme food artist d’ailleurs… Donc moi-même je ne sais pas comment décrire mon travail. Ça ne rentre pas dans une case comme avocate ou journaliste. Ce que je fais se situe entre les mots et les concepts.
Pourquoi travailler pendant des jours, parfois des semaines avec de la nourriture qui disparaîtra en quelques secondes?
J’aime cet aspect-là. Je n’ai pas besoin de faire quelque chose d’éternel qui a sa place dans un musée. Oui, ce que je fais est beau et les gens trouvent ça chouette de le prendre en photo et de le partager sur les réseaux sociaux. Mais ce qui me préoccupe, c’est l’expérience. Et avec la nourriture c’est plus facile de créer une expérience. On peut le faire aussi avec la musique, à la différence qu’avec les aliments, on déclenche une réaction immédiate. C’est quelque chose de primitif. Les gens vont toujours réagir ou avoir un avis. Peu importe la manière dont on se sent et qui on est, peu importe si on a faim ou pas, si je vous prépare une assiette de pâtes, vous allez sentir quelque chose. Et je tire beaucoup de satisfaction de cela.
FAIRE RETOMBER LES SPECTATEURS EN ENFANCE
Quelle émotion voulez-vous déclencher?
J’adore quand je vois le public retomber en enfance. Il y a souvent une dose de surréalisme et d’humour dans mon travail. Je joue avec les échelles et les proportions. Quand les invités arrivent dans un endroit où ils ne s’attendent pas à trouver de telles choses, ils réagissent comme des mômes qui débarquent pour la première fois dans une plaine de jeux: spontanément. Parce que dans ces événements sophistiqués, les gens ne savent pas vraiment comment se comporter.
Ils ont peur de dire ou de faire quelque chose de travers. Ils sont un peu nerveux s’ils ne connaissent personne. Mais quand je dispose quelque chose d’absurde dans l’espace, on voit soudain leur vigilance se relâcher, leurs doutes disparaître. Tout le monde est de la même manière amusé, excité ou même déconcerté. Et du coup plus ouvert. Les barrières et les masques tombent. Ces interventions sont des briseurs de glace, ou plutôt des equalizers. Elles mettent tout le monde sur la même longueur d’onde.
Comme à Milan? Personne ne savait si on pouvait toucher la nourriture sur la Pigeon Table. Jusqu’à ce qu’un enfant aille piquer une cerise…
Oui, formidable, n’est-ce pas? Il y a toujours quelqu’un qui doit oser le premier. Et souvent c’est un enfant. J’ai aussi réalisé un fauteuil surréaliste en pain. Et il y avait une petite fille qui ne pouvait tout simplement pas en croire ses yeux. Elle semblait tellement émerveillée. Elle n’arrêtait pas de s’en rapprocher et d’en manger des morceaux en regardant si on allait la gronder. (rires)
LE SOUCI DU DETAIL
Vos mises en scène sont un peu à l’opposé d’un repas à la bonne franquette…
Quand des gens viennent chez vous, c’est essentiellement pour passer du temps ensemble. Ils ne viennent pas pour admirer l’intérieur, la déco ou votre rôti sur la table. Parce que, sincèrement, il y a de grandes chances qu’ils puissent manger une meilleure version de cette viande dans un restaurant. Vos invités veulent être avec vous. Et si vous disparaissez continuellement dans la cuisine en stressant sur vos casseroles parce que vous avez voulu mettre les petits plats dans les grands, ce n’est pas gai pour eux.
Ceci dit, je trouve que beaucoup de beauté se cache dans les rituels qui entourent la préparation, la cuisine et le dressage de la table. Cela peut être une autre forme d’expression créative. On peut comparer ça avec le fait de s’habiller. Bien sûr on peut choisir de porter tous les jours la même chose et de ne pas se soucier de son apparence. Mais je trouve justement chouette d’y consacrer du temps et de l’effort. Je vois ça comme un signe d’amour pour mes invités.
Y a-t-il des faux pas comme le prétendent les fashionistas?
Je ne crois pas en des règles à suivre absolument, rien n’est gravé dans le marbre. Oui, il faut des assiettes, des verres, des couverts, mais à quoi ressemblent-ils et comment sont-ils disposés? Ça peut partir dans tous les sens.
Sur le site Web de Gohar World, on remarque des références aux peintres surréalistes et une touche de Wes Anderson. Où puisez-vous votre inspiration créative?
L’inspiration est plus un réseau que quelque chose de linéaire. J’ai vu récemment une expo consacrée à Matisse au MoMA. J’ai trouvé ça magnifique, mais je ne vais pas pour autant me précipiter dans mon studio pour faire quelque chose dans son style. Je déteste les moodboards, ça tue la créativité. Car on se réfère au travail de quelqu’un d’autre, à quelque chose qui a déjà été fait. C’est limitant. Je considère mon propre travail de la même façon. Souvent les gens viennent me voir en disant ; «Oh, ce que vous avez fait là-bas était tellement formidable, pourriez-vous le faire aussi pour nous?» Mais pourquoi est-ce que je me répéterais? Donnez-moi la chance d’y réfléchir et on fera quelque chose de surprenant.
Avez-vous parfois regretté les idées absurdes que vous aviez lancées?
Non, les propositions les plus folles dont je ne sais absolument pas comment je vais les réaliser sont justement mes commandes préférées. Si quelque chose semble impossible, je trouverai un moyen de le rendre possible. Je m’accroche et j’y arrive.
5 choses à savoir sur Laila Gohar (33 ans)
* Elle est née et a grandi au Caire, en Egypte.
* Elle a décroché une bourse d’études avec laquelle elle est partie à Miami pour étudier les relations internationales. Le mal du pays l’a toutefois poussée à bosser dans des restaurants et pour des événements. De fil en aiguille, cuisinant pour ses amis et des entreprises et écrivant pour des magazines culinaires et de mode, elle a débarqué à New York.
* Elle a stoppé son entreprise de catering Sunday Suppers il y a plus ou moins huit ans pour se consacrer à la création d’installations comestibles. Aujourd’hui, elle travaille sous son propre nom pour des foires d’art contemporain comme Frieze New York et des marques comme Bang & Olufsen, LVMH, Comme des Garçons ou Tiffany & Co.
* Elle est aussi chroniqueuse dans How to Spend it du Financial Times.
* En plus de Gohar World, sa propre collection de décoration pour la table, elle a conçu une table avec Muller Van Severen, des objets pour Gucci Vault et une collection capsule pour HAY. A son planning de fin d’année figure une collection de fête avec ByRedo.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici