Le resto culte Crab Club ferme ses portes (pour mieux se réinventer à Ixelles)

Le cultissime Crab Club s'apprête à fermer ses portes - SDP
Le cultissime Crab Club s'apprête à fermer ses portes - SDP
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Table culte pour les accros à l’iode, Crab Club baisse pavillon après une décennie. Heureusement, son chef surdoué Yoth Ondara a déjà deux nouveaux caps en ligne de mire : Steak Huis, en décembre, et une renaissance programmée en février. Une double mue qui traduit aussi une envie de se recentrer. Escabèche twistée, filet américain revisité, rollmops réinterprété… and more to come.

Pendant longtemps, c’étaient des tentacules bleues qui accrochaient le regard des passants et des automobilistes. Aujourd’hui, la vitrine arbore une tête de cochon sur laquelle a été greffée le corps d’un poulpe. Cet étrange super-héros surf and turf est signé de la main de Nérina. «J’aime que de jeunes artistes s’emparent de la vitrine», confie Yoth Ondara. À l’intérieur, des crabes géants de métal, dénichés en Asie, escaladent encore les murs de briques nues, témoins d’un décor pirate… Plus pour longtemps, hélas. Crab Club est né dans la tête de Philippe Emanuelli, chef visionnaire mi-corse mi-breton à l’origine d’une adresse comme le Café des Spores ou de la marque Supersec. Avec son goût pour les produits décalés et les propositions inattendues, il avait planté la graine d’un lieu radical, rompant les amarres avec les codes rassurants de la cuisine de poisson traditionnelle – amateurs de raies au beurre et de moules marinières, passez votre chemin.

Lorsque Yoth Ondara (52 ans) et Van Nguyen (36 ans) reprennent la barre de l’enseigne, ils s’emparent de cet héritage frondeur en le faisant passer à la vitesse supérieure. En cause, un bagage culinaire personnel qui pèse sur l’assiette. Du côté paternel, Yoth est sino-thaï ; du côté maternel, vietnamien. Enfant, il a grandi à Nîmes, au contact de la Méditerranée. Van, elle, est vietnamienne. C’est ce métissage qui a nourri les assiettes épatantes du Crab Club, véritables collisions gustatives : burrata enlacée à l’oursin, cochon gras et poulpe laqué – un banger -, voire composition racée à base de veau, de bonite et de kumquat.

Le poulpe façon Crab Club – SDP.

Culture du produit

Aujourd’hui, l’aventure prend fin. Non pas faute d’idées mais en raison d’un contexte devenu difficile. «Au bout d’un moment, il faut redonner un peu d’impulsion, trouver un nouveau challenge», explique un Ondara en proie à une midlife crisis culinaire. «Je n’ai plus 22 ans, j’ai besoin de quelque chose de plus petit, plus intimiste, pour reprendre du plaisir.»

Sans compter que l’équilibre économique s’est fragilisé. Situé près de la Porte de Halle, Crab Club a vu sa fréquentation se réduire drastiquement.

«J’ai perdu 40 % de ma clientèle, avoue le chef. Elle ne veut plus venir dans ce quartier où il y a des fusillades.»

Cette hémorragie se double d’un malentendu. « Aujourd’hui, les gens ne comprennent plus », constate-t-il. «Ils s’étonnent des prix en disant: «vous faites des couteaux à 20 euros… » sans réaliser que derrière, il y a des produits d’exception, du beurre Bordier, des ingrédients rares. Cette culture du produit, elle disparaît. C’est devenu plus difficile à faire passer.»

Cette réalité pèse lourd, même pour un restaurant aussi prisé. « On paie nos factures, on tient malgré tout, mais on s’amuse moins », insiste Ondara, cuisinier connu pour ne pas pratiquer la langue de bois.

Nouveau départ

Son nouveau port d’attache est désormais connu : Chez Marie, une enseigne ixelloise appartenant à l’homme d’affaires Dominique Jeanne. L’enseigne est légendaire à Bruxelles, notamment parce que c’est là que Frédéric Nicolay a fait ses débuts, avant de concevoir des lieux emblématiques comme le Variétés, le Belga ou plus récemment Chateau Moderne.

Après avoir été envisagé comme un écrin pour concepts éphémères, ce bistrot historique va connaître une véritable métamorphose, un retour à ses racines. «Il y aura de gros travaux, ce ne sera plus un pop-up, mais un restaurant à part entière», insiste le chef. Ondara veut faire de cette adresse un lieu pérenne, en y injectant l’esprit radical qui a fait la réputation du Crab Club.

La renaissance est prévue pour février 2026. « Je veux réécrire complètement la carte. Tout recommencer », annonce-t-il. Quitte à reléguer certains blockbusters au second plan. «Le cochon croquant avec poulpe, ça fait dix ans qu’on le sert. J’en ai marre », claironne-t-il avant de tempérer «En vrai, je le ferai encore, mais de temps en temps seulement.»

Yoth et Van – SDP.

On notera que d’ici là le lieu ne restera pas vide. Du 21 octobre à décembre, l’espace sera occupé par le chef Issia Johnson et son Gombo Club, une table éphémère explorant le champ des possibles de la cuisine africaine.

Maison du steak

Si le Crab Club renaîtra à Ixelles, l’adresse historique de la chaussée d’Alsemberg ne sera pas laissée en friche. Dès décembre, elle se transformera en Steak Huis, un projet mené avec Mutlu Gorgun (48 ans), entrepreneur devenu ami. «On voulait faire un steakhouse abordable», explique Ondara. « Pas seulement de la viande, en revanche que des cuissons au feu de bois. »

Le chef veut renouer avec le Bruxelles populaire d’autrefois. «Quand je suis arrivé en Belgique, dans les années 80, il y avait une vraie culture de la bouffe de rue belge. Aujourd’hui, elle a disparu. J’ai envie de la ramener. Quand j’allais à la côte, on trouvait des pains au beurre avec des crevettes grises. On n’en voit plus.»

«Je voudrais de remettre à l’avant l’escabèche», confie-t-il. Cette préparation ancienne, qui consistait à conserver le poisson frit dans une marinade vinaigrée, est un héritage des influences espagnoles et mauresques. Dans le même esprit, Ondara songe à revisiter le rollmops, ce hareng mariné roulé autour d’un cornichon ou d’un oignon, figure familière des brasseries d’antan. Deux recettes emblématiques qui résument bien son projet : revenir aux fondamentaux bruxellois tout en les revisitant avec son propre langage culinaire.

Feu sacré

La carte fera ainsi la part belle à un filet américain. «L’Américain, je veux le travailler avec du cheval. Et une fois par mois, je le twisterai à l’asiatique avec du kimchi à la place des cornichons.» Ce regard décalé s’accompagne d’une réflexion sur l’identité culinaire belge.

«La cuisine belge, c’est beaucoup de français, beaucoup de hollandais, un peu d’espagnol. Moi, je veux intellectualiser ça, dire : voilà, nos origines, c’est ça aussi.»

Cette démarche n’est pas isolée. On sent poindre à Bruxelles une lame de fond : le retour à une cuisine identitaire, souvent fantasmée, qui revisite les traditions locales. Des adresses haut de gamme comme Le Petit Bon Bon en donnent une version sophistiquée, tandis que des lieux pensés pour une clientèle trentenaire, tels que Boemvol ou Volle Gas, surfent sur le même désir d’ancrage rassurant. Steak Huis s’inscrira dans cette mouvance, probablement avec une signature plus brute, plus directe.

Crab Club – SDP.

Ondara promet aussi une politique de prix accessible, fidèle à sa volonté de rassembler les générations. «Le premier steak, ce sera de la viande Holstein. Je veux le proposer autour de 19 euros pour 250 grammes.»

Steak Huis fonctionnera aussi avec un droit de bouchon : chacun pourra apporter son vin et ne payer qu’un forfait. Le bar sera aussi central : « On fera beaucoup de cocktails. L’idée, c’est par exemple de remplacer le gin par du genièvre. »

Le tout pour une adresse populaire, familiale, pensée pour réunir, rassembler. Un projet fidèle à la personnalité d’Ondara, chef brillant, imprévisible, intranquille… mais toujours chauffé par le feu sacré des fourneaux.

Steak Huis, 7, chaussée de Waterloo, à 1060 Bruxelles. A partir de décembre.

Crab Club, 40, rue Alphonse De Witte, à 1050 Bruxelles. A partir de février 2026.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire