Dans les cuisines du restaurant étoilé Demain, dirigé par une équipe de vingtenaires

La cheffe de salle Romée Monkel et le chef Dani Hoefnagels
La cheffe de salle Romée Monkel et le chef Dani Hoefnagels © Krijn van der Lugt

Dans l’établissement qui abritait autrefois Pure C de Sergio Herman, le chef Dani Hoefnagels (26 ans) vise désormais les étoiles. Et avec succès : un an et demi après l’ouverture de Demain, il a décroché une étoile Michelin et signé la plus haute entrée au classement Gault&Millau. Notre journaliste s’est rendu à Cadzand, l’estomac vide et les attentes élevées.

On bâtit avec ardeur à Cadzand. Peut-être un peu trop. En nous promenant dans les dunes, nous voyons surgir les uns après les autres des complexes flambant neufs. Pour ériger ces nouveaux châteaux, ni seaux ni pelles ne sont de mise et encore moins du sable. Bien avant leur achèvement, la plupart de ces logements auront déjà trouvé preneur. Demandez leur avis aux promoteurs : ils vous parleront d’un avenir prometteur pour ce village côtier zélandais.

Interrogez les guides gastronomiques et la réponse sera la même. Moins d’un an après l’ouverture de leur restaurant en janvier 2024, le chef Dani Hoefnagels et la cheffe de salle Romée Monkel ont décroché leur première étoile Michelin. En février dernier, leur établissement s’est également vu attribuer 16/20 par Gault&Millau, devenant la meilleure entrée de l’année aux Pays-Bas. Et ce, alors qu’ils n’ont que 26 et 25 ans. Ce n’est pas un hasard si leur restaurant s’appelle Demain.

La pression initiale n’était pas mince: Hoefnagels et Monkel se sont installés dans les murs où Sergio Herman, puis Syrco Bakker, avaient brillamment remis la cuisine zélandaise à l’honneur avec Pure C. « C’était effectivement un sacré héritage », sourit Dani Hoefnagels en nous accueillant chez Demain. « On nous parle encore quasi tous les jours de Sergio. Mais nous préférons raconter notre propre histoire ».

Il le fait d’emblée, en cuisine, après nous avoir offert quelques amuses-bouches raffinées. Le ton est donné. Romée Monkel nous installe à une table avec vue panoramique sur les dunes. Au loin, la mer fait rage ; les oyats s’inclinent face au vent. Tandis que le sommelier Benjamin Van Goethem nous sert un verre de champagne, Hoefnagels nous rejoint brièvement. « Belle vue, non ? C’est aussi ce qui nous a tout de suite séduits ».

Pourtant, au départ, vous rêviez d’ouvrir un restaurant à Ibiza. Cadzand, c’est… un peu moins tropical, non?

(rires) « Ibiza, c’était effectivement notre rêve, mais ça ne nous semblait finalement pas tout à fait juste, vu les circonstances. Tout s’est accéléré. En décembre 2023, nous travaillions encore chez Brut172 (le restaurant deux étoiles du chef Hans van Wolde à Reijmerstok, aux Pays-Bas, NDLR), quand on nous a proposé d’ouvrir notre propre établissement ici à Cadzand. En janvier, on ouvrait déjà. Avec le recul, ce lancement fut intense : on aurait peut-être dû prendre un peu plus de temps pour souffler et réfléchir ».

Ces récompenses rapides étaient-elles dans vos attentes?

« Notre objectif premier, c’était de montrer aux clients qui nous sommes. J’ai beaucoup d’estime pour Michelin et Gault&Millau, mais je pense que ce n’est pas une stratégie durable d’axer toute sa démarche sur eux. Leurs inspecteurs viennent une ou deux fois, parfois trois, mais ce sont nos clients qui doivent croire en nous et propager le bouche-à-oreille. Un établissement de cette taille engendre des coûts qu’il faut pouvoir rentabiliser ».

On sent que tu es animé par une forte ambition.

« Je crois profondément en ce que notre équipe construit ici. Je suis très perfectionniste, mais aussi assez anxieux,les deux vont de pair. Je me demande sans cesse si ce que nous faisons est vraiment à la hauteur ».

Ce doute est-il omniprésent?

« Plutôt oui. On modifie régulièrement notre menu, mais pas encore assez à mon goût. Je ne change un plat que quand j’en suis totalement convaincu. Il arrive que les gars en cuisine estiment qu’un plat est prêt, alors que je ressens encore une petite réserve. Je veux toujours viser l’excellence ».

Avez-vous pleinement pris conscience de votre étoile?

« Cela nous est venu lentement. Avec Romée, on s’est dit récemment qu’on devait apprendre à mieux savourer nos réussites. Une année passe si vite qu’on oublie parfois de s’arrêter un instant ».

Je suis très perfectionniste, mais aussi assez anxieux,les deux vont de pair. Je me demande sans cesse si ce que nous faisons est vraiment à la hauteur.

Dani Hoefnagels

« La prise de conscience de cette étoile s’est faite très progressivement. Romée et moi nous sommes dit récemment que nous devrions prendre davantage le temps de savourer nos succès. Une année passe si vite qu’on en oublie parfois de s’arrêter un instant ».

L’horeca n’est plus un choix évident aujourd’hui. Peu de jeunes osent se lancer dans une affaire de ce niveau.

« Quand j’ai commencé à cuisiner, il y a douze ans, il fallait faire la file avec une lettre de recommandation pour avoir une place — du moins dans les bonnes maisons. Aujourd’hui, avec un bon CV, tu peux travailler à peu près partout. Mais ici, on ne fait pas la file. Et c’est un souci : nous voulons pratiquer la haute voltige, mais cela exige une équipe prête à repousser ses limites ».

« En Zélande il y a beaucoup moins de jeunes. Ce n’est pas une ville étudiante. Les prix ont explosé à cause des résidences secondaires, poussant les jeunes vers Anvers ou Breda. Cela fait un an et demi qu’on cherche quelqu’un en salle. Heureusement, notre équipe est fidèle depuis le début, mais je ressens parfois une certaine inquiétude sur la durée ».

Votre équipe ne passe pas inaperçue. Un chef de 26 ans, une cheffe de salle de 25, et votre sommelier, Benjamin Van Goethem, n’a que 23 ans. Votre restaurant est en réalité entièrement dirigé par des vingtenaires.

« Exact. Hormis un quadragénaire en cuisine et une collègue en salle depuis douze ans, le reste a entre 18 et 26 ans ».

Cela influence-t-il votre manière de manager?

« L’équilibre vie pro/vie perso est essentiel pour cette génération. Quand j’ai commencé, il fallait bosser dur, peu importe le coût. Je n’ai gardé qu’un ami de cette époque, c’est dire. Aujourd’hui, il faut être plus flexible. Si un collègue souhaite vraiment aller à une fête, j’essaie de comprendre ».

Et la pression, maintenant que vous avez une étoile?

« Je ne la ressens pas plus. Une étoile est une reconnaissance de ce qu’on a déjà montré. Le défi maintenant, c’est de maintenir ce niveau. Les temps ont changé. Cet été, nous sommes partis en vacances en juillet, alors que nous préférons normalement partir hors saison, puisque nous n’avons pas d’enfants. Mais l’un de nos collaborateurs en a, lui. Il y a sans doute des entrepreneurs qui ne pensent qu’à eux-mêmes, mais ce n’est pas notre façon de faire ».

Votre jeunesse se ressent-elle en salle?

« En Belgique, tout est un peu plus formel, non ? Dans certains établissements étoilés, on a l’impression de devoir chuchoter. Chez nous, l’ambiance est plus détendue, la musique un peu plus présente. On aime venir discuter avec les clients. Benjamin emmène parfois les convives à la cave à vin pour déguster sur place, ou ne dévoile une cuvée qu’après une dégustation à l’aveugle. Si nous avons, comme en ce moment, un bon stagiaire avec de solides connaissances. Alors il sert tout simplement le champagne. Dans d’autres établissements, il ne pourrait peut-être servir que de l’eau. Bien sûr, tout doit rester professionnel. Nous voulons que tout soit parfaitement en ordre, mais l’un n’exclut pas l’autre ».

Est-ce que certains clients vous sous-estiment à cause de votre âge?

« Ils ignorent souvent notre âge. Quand ils l’apprennent, cela renforce parfois leur respect. J’apprécie les retours constructifs, ils font avancer. Un client a un jour critiqué mes langoustines, tout en vidant son assiette. Je les ai refaites, mais il n’était toujours pas satisfait. Ce genre de critique gratuite, je la mets de côté. On consacre trop d’attention à chaque plat ».

Attirez-vous un public jeune?

« Notre clientèle est plutôt plus âgée, avec plus de moyens. Mais on accueille aussi des jeunes en week-end à la mer ou qui ont économisé pour s’offrir une première expérience gastronomique. C’est toujours gratifiant de leur offrir ce moment ».

L’ombre de Sergio

De retour en cuisine, Hoefnagels envoie les premiers plats. Et son perfectionnisme saute aux yeux. Le hamachi à la granny smith et aux herbes fraîches est un chef-d’œuvre graphique, presque trop beau pour être mangé. Le chevreuil, pistache et betterave jaune, d’une précision chirurgicale. Une ligne pas tout à fait droite sur une assiette? Romée retourne en cuisine. « L’aspect visuel doit être irréprochable », insiste Hoefnagels. « Mais le goût reste primordial. Toute assiette imparfaite est renvoyée ».

Comment définirais-tu ta cuisine?

« Le produit prime, qu’il s’agisse de poisson, de viande ou de légumes. Ici, vous ne verrez pas deux fines tranches de Saint-Jacques. Il faut pouvoir goûter ce que l’on vous sert ».

La paella est l’un de vos plats signatures. Un clin d’œil à votre passage au Enigma à Barcelone?

« J’y ai surtout appris la technique. Mais la cuisine espagnole me touche depuis l’enfance. J’aime les saveurs chaudes, les tomates mûres, les oignons caramélisés. Une simplicité pleine de goût. Cela dit, nous mettons surtout les produits locaux à l’honneur ».

Pure C était également connu pour ses produits de saison issus de Zélande. Avez-vous parfois l’impression que l’ombre de Sergio Herman plane encore sur votre histoire?

« Non. Ce n’est pas l’histoire de Sergio que nous poursuivons. Nous voulons être nous-mêmes. Beaucoup de clients apprécient cette nouvelle fraîcheur ».

Le hamachi à la granny smith et aux herbes fraîches est un petit chef-d’œuvre de précision.

Tu y as fait un stage à 18 ans, non?

« Trois ou quatre semaines, un été. À l’époque, ils étaient 25 en cuisine. Aujourd’hui, on est six. Rien à voir ».

Revenons à Demain. Il existe généralement un certain “effet Michelin”, avec des réservations qui affluent soudainement après l’obtention d’une étoile. Cela a-t-il été le cas pour vous?

« Là, nous avons eu un peu de malchance. Le guide Michelin néerlandais a été publié en octobre, à un moment où la saison était déjà terminée à Cadzand. Avec un établissement à Amsterdam, on affiche sans doute complet immédiatement, mais ici, on ne passe pas par hasard. En revanche, quand Gault&Millau nous a attribué un 16 sur 20 en début d’année, l’effet a été immédiat. Au départ, beaucoup de gens nous prenaient pour un restaurant d’hôtel et entraient sans même regarder le menu. Quand on espère simplement une bouchée rapide après une journée à la plage, c’est inconfortable aussi bien pour eux que pour nous. Aujourd’hui, cela arrive quasiment plus ».

Avez-vous beaucoup de clients belges? Cadzand commence de plus en plus à ressembler à un deuxième Knokke.

« Même plus de Belges que de Néerlandais. Cadzand me donne aussi l’impression d’un morceau de Belgique aux Pays-Bas. Les Néerlandais viennent plus ici en vacances, tandis que nous avons parfois des clients qui ont fait tout le trajet depuis Anvers spécialement pour venir manger chez nous. Je pense que la gastronomie est plus enracinée dans la culture belge. Les Néerlandais sortent aussi au restaurant, mais restent plus près de chez eux ».

Il y a quand même pas mal de critiques sur la colonisation belge de Cadzand, avec des projets à plusieurs millions qui s’y construisent. Est-ce que c’est faisable pour votre jeune équipe de louer ou d’acheter quelque chose dans les environs?

« L’hôtel propose quelques logements pour le personnel, mais c’est vrai que louer ici est vraiment très cher. Huit cents euros par mois pour une chambre : ce sont presque des prix d’Amsterdam. Un appartement à un million ? Je ne peux pas me le permettre, hein. Romée et moi avons acheté quelque chose à Sluis, là c’est plus abordable. Bien sûr, tout le monde a le droit d’acheter une résidence à la mer, mais la commune devra veiller à ce que l’équilibre soit respecté ».

Si on regarde un peu vers l’avenir : que vous apportera Demain demain?

« Alors j’espère la santé, l’équilibre et le succès ».

Et une deuxième étoile?

« L’avenir le dira. Beaucoup de gens nous demandent si la pression est plus forte maintenant que nous avons une étoile. Je ne trouve pas, car on la reçoit comme une récompense pour ce qu’on a déjà montré. Maintenant, c’est à nous de maintenir ce niveau ».

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