Peut-on manger du foie gras sans culpabiliser? Tout dépend à qui on demande

Le foie gras éthique, à savourer sans culpabiliser, existe-t-il seulement? © Getty Images/iStockphoto
Kathleen Wuyard-Jadot
Kathleen Wuyard-Jadot Journaliste

Longtemps aussi indissociable de la période des fêtes que le sapin et le champagne, le foie gras a perdu en popularité ces dernières années. C’est que la manière dont il est fabriqué est tout ce qu’il y a de plus indigeste selon les associations de défense des animaux. Est-il toutefois encore possible d’en manger sans culpabiliser?

Si l’adage veut qu’on ne parle pas de politique à table, en 2023, il est devenu tout aussi dangereux d’aborder d’autres sujets. À commencer par le foie gras, ingrédient de luxe passé progressivement du côté, si pas des immangeables, à tout le moins des immentionnables. C’est qu’elle semble désormais lointaine l’époque où seule une poignée de militants dénonçaient sa fabrication tandis que les autres l’étalaient généreusement sur leur toast encore tiède. Désormais, nul besoin d’appartenir à Gaïa ni même de soutenir particulièrement la cause animale pour faire la fine bouche à la mention d’un des ingrédients phares de la gastronomie française du siècle dernier. En cause, sa méthode de fabrication, plutôt indigeste selon ses détracteurs.

« La production de foie gras est obtenue par gavage des oies, qui peut intervenir entre les âges de 9 et 25 semaines, et dont la durée s’échelonne entre 14 et 21 jours. Pendant cette période, le foie qui pèse initialement environ 80 g s’engraisse pour atteindre un poids de 600 à 1000 g » nous apprend l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO). Et de préciser que « l’aspect le plus important est de s’adresser à des oies capables de développer un foie gras de taille adéquate pendant une période de gavage de 14 à 21 jours. En second lieu, le comportement de l’oie est à prendre en considération. Comme elle est manipulée cinq ou six fois par jour pour le gavage, il est préférable d’avoir une souche d’oie calme et docile ».

Foie gras, de l’élevage au gavage

Viens par ici, ma mignonne, que je te remplisse le gosier de force? « La production de foie gras expose les producteurs à de sérieuses questions de protection du bien-être des animaux et le gavage n’est pas non plus une pratique d’élevage qui est encouragée par la FAO. Actuellement les législations de l’union européenne permettent la poursuite des pratiques du gavage uniquement parce qu’il s’agit d’une longue tradition dans le domaine de cet élevage. Cette situation pourrait changer si de nouvelles législations plus restrictives étaient introduites. Ailleurs, un nombre d’Etats européens, comme la Pologne ont déjà décidé d’interdire la production de foie gras » pointe encore l’organisme des Nations Unies.

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Du côté de l’association de défense des animaux Gaïa, on va plus loin dans le descriptif (et la dénonciation) de la pratique. « Le foie gras est obtenu par l’ingestion forcée de quantités considérables de bouillie de maïs, jusqu’à l’apparition d’un état pathologique du foie : la stéatose hépatique. Les palmipèdes sont rendus incapables d’éliminer les graisses qui s’accumulent dans le foie. Ils peinent alors à se déplacer, et halètent pour réguler leur température corporelle perturbée. Le volume de leur foie peut atteindre jusqu’à 10 fois sa taille normale ». Et de décrire des hangars de gavage pouvant détenir plusieurs milliers d’oiseaux, maintenus dans des cages ou des enclos et ne pouvant échapper à l’embuc qui propulse la pâtée de maïs dans leur oesophage, avec une mortalité multipliée par 10, voire par 20 – soit 2 à 4% de mortalité sur 12 jours.

Pratique cruelle ou patrimoine culinaire?

Et Gaïa de pointer un rapport détaillé publié en 1998 par le Comité scientifique de la Commission européenne pour la santé et le bien-être des animaux, dont la conclusion était que « le gavage, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, est préjudiciable au bien-être des oiseaux ». Voilà pour les arguments « anti ».

Circulez, y’a rien à grailler? Pas si simple, ou du moins pas si simpliste, car si les critiques de la pratique du gavage et des souffrances qu’elle induit sont légitimes, les défenseurs du foie gras, ou plutôt de sa dégustation, ont aussi leur mot à dire. Parmi les arguments avancés, on retrouve le goût, et le plaisir de le manger, mais aussi la cruauté inhérente à la consommation de viande d’élevages (lire: pourquoi le foie gras est-il pire?) sans oublier la défense d’un patrimoine culinaire ainsi que du gagne-pain des producteurs et éleveurs.

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Au commencement étaient les oiseaux migratoires

C’est ainsi que la résistance s’organise, notamment par le biais du CIFOG, le Comité Interprofessionnel des Palmipèdes à Foie Gras), qui réunit l’ensemble des acteurs professionnels de la filière des palmipèdes Gras, et s’est donné pour mission « d’assurer la défense des produits des oies et canard gras proposés à la consommation et de mettre en œuvre des actions dans l’intérêt général de la profession ».

Et de pointer que ce mets pourtant indissociable de la gastronomie française daterait de l’Égypte antique, et aurait été produit de manière naturelle à l’origine. « Les oiseaux migrateurs, en particulier, se suralimentent spontanément pour effectuer de longs parcours et font ainsi des stocks de graisse dans leur foie. C’est de l’observation de cette pratique et de son aboutissement, l’obtention d’un foie délicieux… qu’est née, il y a plusieurs millénaires, la tradition de consommer des foies engraissés » relate le CIFOG.

Qui pointe encore que le foie gras et ses compagnons, magrets et autres confits, font vivre en France directement plus de trente mille familles, une activité qui a contribué à freiner l’exode rural. Et a édicté une charte en quinze points pour assurer un élevage respectueux de l’animal, entre taille de l’espace vital individuel, nourriture « saine et naturelle », accès à un parcours extérieur ou encore la surveillance attentive du processus, « dans des locaux propres, bien éclairés et bien ventilés, l’alimentation est donnée avec attention et dextérité par l’éleveur qui, aura reçu une formation préalable ».

Vers un foie gras éthique?

S’il n’existe pas de recensement similaire à celui réalisé par le CIFOG, en Belgique aussi, l’élevage de palmipèdes et la production de foie gras est une source de revenus et de valorisation du terroir, la Wallonie accueillant plusieurs producteurs, Upignac en tête. À l’origine éleveur de canards, Michel Petit s’est lancé dans leur transformation, et s’enorgueillit aujourd’hui de perpétuer « les gestes traditionnels de la fabrication du foie gras authentique », évitant notamment de mettre son produit estampillé Upignac sous conserve, « pour éviter de cuire le foie gras trop longtemps ce qui le réduit ». Et l’animal, dans tout ça? Une exploitation éthique est-elle possible? Peut-on imaginer une production artisanale respectueuse de l’animal, puisque celui-ci se gave déjà naturellement (bien qu’en quantités moindres) dans la nature?

Une étude de 2018 sur l’engraissement spontané des foies chez les palmipèdes révèle qui si certaines espèces d’oiseaux sont susceptibles de stocker de la graisse sous la peau et dans le foie en préparation à la migration, et que l’oie grise landaise est particulièrement propice à ce phénomène, en tentant de le répliquer sans avoir recours au gavage manuel, on obtient des foies près de deux foies plus petits que ceux obtenus par les éleveurs. Autre alternative: du côté de Toulouse, les foies des oies d’Aviwell sont engraissés « de manière naturelle », grâce à la consommation de probiotiques. Là aussi, les foies sont plus petits, et le produit est plus cher: environ 1000 euros du kilo, contre 50 à 100 euros le kilo de foie gras entier produit selon la méthode traditionnelle.

Le prix à payer

Le prix à payer pour un repas de fête apaisé? Après avoir longtemps tenté de convaincre sa famille du bien fondé de changer leur traditionnel menu de Noël, Louise a trouvé un compromis plus digeste pour tout le monde: elle garde ses commentaires pour elle au moment de l’entrée, mais sa mère troque le foie gras contre une terrine de saumon dans son assiette. D’autres, comme Aurélie, ne voient pas le problème, et se disent que puisque ce n’est pour en manger qu’une fois par an, ce n’est pas si grave. Et puis il y a les inconditionnel·le·s, pour qui il ne s’agit pas seulement d’un mets de fêtes, mais bien d’un ingrédient à savourer toute l’année.

Reste que ces derniers sont toujours moins nombreux à saliver à l’idée d’en déguster: entre 2015 et 2019, la consommation de foie gras est passée de 18 à 14.9 milliers de tonnes, soit une baisse de 17.2%. En avril 2020 déjà, le CIFOG se plaignait d’une « très forte chute des ventes », tandis qu’à l’hiver 2022, les ventes de blocs de foie entier ont baissé de 20,8%. En cause la prise de conscience de ce qu’implique sa production, mais aussi et surtout, la hausse de son prix, conditionnée par la grippe aviaire et les pertes enregistrées par les éleveurs. Si la production de foie gras est (très) chèrement payée par les palmipèdes, il semblerait que c’est quand ce coût se répercute sur les consommateurs que soudain, l’appétit vient à manquer.

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