À la rencontre de ces pères qui ont décidé de ne plus travailler
Madame au boulot, monsieur avec les marmots : le renversement des rôles parentaux deviendra-t-il un jour une réalité ? Par-delà les clichés du paternel porté sur le farniente, les évolutions récentes de l’organisation familiale interrogent nos choix de société.
L’idée de se pencher sur la question nous est venue suite à la parution du livre Un homme au foyer à la conquête du monde, de William Quentin, narrant les tribulations d’un » papa-remorque » ayant suivi sa femme expat’ à Varsovie . Plutôt infructueuses, nos premières recherches nous ont menés vers Parent actif, une association historique réunissant les parents au foyer… et peinant déjà à trouver des mamans susceptibles d’assurer la relève – alors ne parlons même pas des papas. Ou encore sur www.pereaufoyer.be, tentative de fédération apparemment lancée en 2012, mais qui semble hors-service depuis un bon moment. Où se cachent donc ces » nouveaux pères « , symboles de modernité, menant une existence idéale entre réalisation de soi et dévouement à leurs kids ?
Soit on passe pour un super-héros, soit on subit un avis beaucoup plus dubitatif, qui va jusqu’à remettre en cause l’orientation sexuelle.
Professeure de sociologie à l’UCL, Laura Merla a étudié le quotidien d’une vingtaine d’entre eux, dans le cadre d’une thèse de doctorat, entre 2002 et 2006. Objectif : comprendre pourquoi des hommes se retrouvent à assumer des responsabilités traditionnellement définies comme relevant de la sphère féminine. » A l’époque où j’ai débuté cette recherche, on me disait » Tu ne trouveras personne pour en parler « , tant le fait de rester à la maison paraissait marginal « , confie-t-elle, peu étonnée par nos difficultés à dénicher des témoignages. Pourtant, notre cible commune est censée avoir connu un énorme boom, avec une progression exponentielle au cours de la dernière décennie. Mais dans les faits, elle demeure surtout très discrète, voire quasiment invisible. Statbel avance un chiffre de 17 000 pères au foyer contre 413 000 mères, soit à peine 1 pour 24, mais nulle part l’institut ne détaille sa méthodologie, impossible donc de connaître la situation exacte des cas retenus. S’agit-il de personnes sans emploi, bénéficiant de crédit-temps, de congés parentaux, d’expatriés ou de » stay at home dads » au sens classique ? Aucune idée. » La catégorie » père au foyer » n’existe pas en tant que telle, précise l’experte. Je me rappelle de certains qui ont dû batailler avec l’administration communale pour qu’on accepte d’inscrire » père au foyer » au registre national « , une manière de faire reconnaître leur rôle comme une activité à part entière.
» Tu ne fais quand même pas le ménage ? »
Si certains de ses sujets d’étude assumaient, voire revendiquaient leur statut, d’autres préféraient ne pas l’afficher, et insistaient sur un éventuel boulot à domicile, comme une activité artistique, ou un job indépendant. Déjà soumis aux réserves de leur entourage, parfois même de la part de connaissances réputées ouvertes d’esprit, certains » machos malgré eux » doivent également affronter leurs propres préjugés, tout aussi ardus à surmonter que ceux venus de l’extérieur. » Cela s’explique, continue Laura Merla. L’identité masculine se définit avant tout par l’activité professionnelle. Si l’on vous demande de prendre une feuille et d’écrire qui vous êtes, vous allez certainement commencer par votre job. De nos jours, c’est devenu le cas pour les femmes aussi, mais ça reste encore plus prégnant chez les hommes. Donc, faire ce choix de ne plus bosser pour s’occuper d’un enfant, ça va très profondément affecter la manière dont on se définit soi-même et le regard que les autres portent sur soi. Ce qui ressortait très fort de mon étude, c’est que ces pères étaient confrontés à des réactions allant d’un extrême à l’autre : soit on passe pour quelqu’un d’extraordinaire, un super-héros parfois loué à outrance, soit on subit un avis beaucoup plus dubitatif, qui va jusqu’à remettre en cause l’orientation sexuelle. Dans le cas de chômeurs, la situation est encore plus stigmatisante : être » réduit » à assumer le boulot d’une femme, c’est une sorte de double peine. » D’où le désagréable sentiment de devoir se justifier pour ne pas être considéré comme un mâle au rabais, et endurer les regards perplexes, que ce soit au sein de la sphère familiale, ou dans les rencontres du quotidien. Notre papa varsovien en a évidemment fait les frais, subissant les inepties d’interlocuteurs incrédules qui lui demandaient » Tu as suivi ta femme ? Tu te fais entretenir ? « , jusqu’à atteindre le sommet de la bête question, un » Tu ne fais quand même pas le ménage ? « , désespérément anachronique. A entendre ce type de réaction en 2018, on ne s’étonnera pas que la répartition des corvées s’établisse encore de façon incroyablement inégalitaire, avec une proportion de temps consacré passant du simple au double suivant que l’on soit homme ou femme – merci messieurs pour la charge mentale.
Des questions d’intendance aux rapports avec les professionnels de l’enfance ou de la santé, les pères au foyer évoluent dans un univers où gravitent avant tout des mamans, et les leviers qui » asexueront les tâches ménagères et familiales « , pour reprendre l’expression du chercheur Hugo Swinnen, n’ont pas encore tous été activés, loin de là. » Même dans les couples qui se déclarent en faveur de l’égalité, l’arrivée d’un môme est un moment-clé qui provoque un retour vers des modèles plus classiques, analyse Laura Merla. Le temps au bureau des pères a tendance à augmenter, au contraire de celui des mères qui diminue. Un enfant, ça coûte, et le papa est poussé dans son rôle de » gagne-pain « . » Bref, retour à la case » chef de famille et sexe fort « .
Une société schizophrénique
Ces considérations pécuniaires dévoilent un nouvel écueil. On a pu l’observer, au niveau des mentalités, ce n’est pas encore gagné, mais ça penche plutôt du bon côté. Point de vue pratique, c’est une autre histoire : la société permet-elle de poser un choix de vie aussi radical dans des conditions acceptables ? Rien n’est moins sûr. » Dans un marché du travail en crise, les nouveaux contrats sont de plus en plus précaires, et cela joue en défaveur de l’égalité entre les sexes, déplore Laura Merla. Quand une pression intervient sur la famille par rapport à des horaires ou à une organisation pratique, on va plus facilement revenir à une conception traditionnelle de partage des tâches. L’écart salarial entre hommes et femmes est toujours une réalité en Belgique, ce sont donc plutôt ces dernières qui vont prendre congé à mi-temps ou temps plein. De leur côté, leurs conjoints opteront plutôt pour un 4/5e. » L’époque a changé, le modèle économique ne permet plus de se passer d’un salaire, mais les habitudes de travail se modifient – à titre d’exemple, 23 % de notre population active pratique le télétravail de façon régulière ou occasionnelle, et le chiffre est en constante augmentation.
Ce sera intéressant de voir le chemin que prendra la prochaine génération, bien plus sensibilisée aux inégalités de genre que les précédentes.
Des dispositifs ont alors été mis en place par les autorités, comme les crédits-temps et les congés parentaux, qui donnent la possibilité de faire un pas de côté, notamment pour s’occuper de ses rejetons. » Les familles se livrent au calcul coût-bénéfice : la garderie et la crèche, les trajets, le temps de bien faire ses courses et de cuisiner… Ça fait pas mal d’économies. Une fois tout cela pris en compte, l’impact financier apparaît moins important. Malgré tout, on a plutôt recours au 4/5e temps, parce que l’impact sur le salaire est moindre, alors que si on arrête complètement, on touche à peu près 700 euros. Il y a une dizaine d’années, il y avait beaucoup moins de pères qu’aujourd’hui qui prenaient des congés parentaux, leur proportion n’a cessé d’augmenter. Ils sont de plus en plus nombreux à envoyer ce signal, tant à la société qu’à leur employeur, disant : » Je suis à la fois travailleur et parent. » Mais il s’agit avant tout d’une réduction, pas d’un arrêt total d’activité. On assiste donc à une tension dans deux sens opposés, avec le contexte social et culturel qui promeut la plus grande implication des papas, mais en même temps, le monde du travail qui se durcit, et s’avère de moins en moins favorable à une articulation harmonieuse entre les deux sphères. C’est assez schizophrénique. »
L’éventail de la personnalité
Au-delà de la question du sexe, n’est-ce pas le modèle du parent au foyer, homme ou femme, qui appartiendrait au passé ? » Je pense que de plus en plus de signes et d’enquêtes nous dirigent vers une multi-activité, vers le fait de se définir par plusieurs éléments, et plus seulement à travers son job. On regarde davantage un parcours de vie qu’un moment T, et c’était l’esprit du crédit-temps : pouvoir se dire qu’à certaines périodes, on se consacre entièrement à son boulot, et à d’autres, tout mettre de côté pour s’occuper des petits, pour ensuite, peut-être, se lancer dans le développement d’un nouveau type d’activité. On se définit de moins en moins à travers une qualification en particulier, » je suis 100 % travailleur » ou » 100 % parent « . On tente plutôt d’articuler un éventail d’éléments variés, comme un support à sa propre identité, à la définition de soi. » Tout cela serait plutôt une bonne nouvelle, à condition que des politiques inclusives, assorties de moyens adéquats, soient mises en place par les pouvoirs publics. En attendant ces hypothétiques mesures réalistes et concrètes, le parent lambda peut-il contribuer à faire avancer le schmilblick ? Oui, encore et toujours, par » un travail de sociabilisation, simplement apprendre à nos petites filles qu’elles peuvent devenir pompier et aux petits garçons qu’ils peuvent jouer à la poupée. Ce sera d’ailleurs intéressant de voir le chemin que prendra la prochaine génération, bien plus sensibilisée aux inégalités de genre que les précédentes, même si les transformations profondes que connaît actuellement le marché du travail m’interdisent toute prédiction. » Quoi qu’il en soit, le parent au foyer au sens traditionnel semble en voie d’extinction, ou en tous cas, sa réhabilitation à grande échelle n’est pas pour demain, ni même après-demain. Ou encore, comme le conclut William Quentin au retour de son expérience à Varsovie : » Ni moi ni le siècle n’étions prêts. »
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Dans son livre Un homme au foyer à la conquête du monde (éditions La Boîte à Pandore), William Quentin faisait le récit de deux ans passés à la maison, plus par la force des choses que par pure vocation puisqu’il suivait sa compagne envoyée en poste à Varsovie pour raisons professionnelles. Après l’effervescence de la publication, il revient sur l’accueil dont son ouvrage a fait l’objet : » Les retours ont été très positifs, mais j’ai remarqué avoir bien plus de lectrices que de lecteurs. Beaucoup de femmes s’y sont retrouvées, et les quelques hommes pour qui c’était le cas évoluaient dans un milieu typiquement féminin, comme l’instituteur de mon fils. » Ayant repris son boulot en septembre dernier – » J’ai eu de la chance de pouvoir le récupérer, ce n’est pas aussi facile dans de nombreux autres cas « , reconnaît-il -, après son séjour en Pologne de l’été 2015 à l’été 2017, il dresse un bilan éminemment positif de son expérience, même si le stress du retour à la vie active tranche avec la douceur de son quotidien d’avant. Enfin, jusqu’à un certain point, puisqu’un parent sans emploi occupe une position plus ingrate qu’il n’y paraît, héritant de toutes sortes de besognes et contraintes, au motif implacable de » Toi, tu as le temps » ; comme si ses différentes tâches, entre ménage, intendance et enfants lui laissaient des heures pour paresser. Pas convaincu ? Une lecture s’impose pour l’été… p>
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Au cours des dernières années, deux bandes dessinées se sont approprié ces personnages masculins pas comme les autres, authentiques (anti-)héros du quotidien dont les déboires sont une infinie source de gags très bédégéniques : Adam, père au foyer, de Basset, et Dad de Nob (Dupuis) qui, après quatre tomes, sort ce 1er juin le Manuel du dad (presque) parfait, pile à temps pour la Fête des pères. Côté musique, on retiendra Hippocampe Fou, accaparé par sa fillette dans Papa au foyer : » Quand je l’entends rire, j’oublie mes préoccupations / Puisque, sans contrefaçon, je suis un daron. » p>
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