Où sont passées les femmes en architecture?
Si près de la moitié des étudiants en architecture belges sont des femmes, à l’entrée dans le monde du travail, cette parité se perd. La faute à des plans défectueux ou à une réalité sociétale plus complexe? Tentative de réponses.
Selon les chiffres les plus récents de l’Ordre des Architectes Francophone et Germanophone, qui a compilé ces statistiques en septembre 2021, au sud du pays, 55% des stagiaires architectes sont de sexe féminin… Contre 33% seulement des architectes inscrits au tableau et exerçant la profession à plein temps. Une proportion légèrement plus basse qu’en Flandre et à Bruxelles, où la gent féminine compte pour 36% de tous les architectes enregistrés, mais bien plus haute toutefois qu’en ce qui concerne d’autres statistiques relatives au métier. Ainsi, en Belgique, ces dames ne remportent que 16% des prix d’architecture et ne figurent que pour 8% dans A+, une revue professionnelle indépendante pour le secteur. Des chiffres recueillis par Carolien Vermeiren en 2017 dans le cadre de l’obtention de sa thèse en Genre et Diversité, et qui font écho au vécu de la Liégeoise Marina Frisenna, même si celle qui exerce ce job depuis les années 80 souligne un changement positif. Tout en rechignant à se définir comme une « femme architecte ».
« Quand on me contacte pour un projet, je ne l’envisage pas en tant que « moi, femme architecte », même si dans la pratique, je pense que le fait d’être une femme donne une sensibilité très particulière par rapport à la manière d’envisager notre travail. Personnellement, je vais avoir tendance à me projeter dans l’espace que je dois concevoir. On ne peut pas généraliser bien sûr, certains hommes ont une sensibilité bien plus aiguë que d’autres femmes, mais j’ai l’impression qu’être une femme influence énormément ce métier. » Un job où elles sont désormais bien plus nombreuses que lorsque Marina Frisenna s’y est lancée: celle qui enseigne depuis trente ans au sein de ce qui est désormais la Faculté d’Architecture de Liège se souvient: « Il y avait très peu d’étudiantes quand j’ai commencé, aujourd’hui, les classes sont constituées de plus de 60% de filles. » Sans que cela se marque forcément sur le marché du travail pour autant.
Constructions genrées
Un phénomène auquel il n’y a pas plus d’explication que de solution unique. « Une combinaison de divers facteurs fait chuter le nombre de femmes dans le domaine », déclare Hilde Heynen, professeure titulaire au département d’architecture de la KU Leuven. Avec, en tête, l’image que l’on se fait du métier: « Pour la plupart des gens, un architecte est forcément un homme. » Et Marina Frisenna de raconter un quotidien fait de contacts avec des entreprises de construction « majoritairement masculines, même si la féminisation du secteur est en marche aussi », et se souvenant des efforts d’adaptation nécessaires au début de sa carrière. « J’ai senti immédiatement, sur mon premier chantier, que j’étais confrontée à un monde d’hommes et que quelque part, pour travailler harmonieusement avec eux, il fallait que je leur prouve que j’étais à la hauteur techniquement, en anticipant toutes leurs questions et en décortiquant leur travail. » Une réalité que déplore Philippe Meilleur, président de l’Ordre des Architectes Francophone et Germanophone: « Le secteur de la construction restant très masculin, une femme va devoir prouver ses compétences pour s’y faire sa place. De manière injuste, les hommes qui travaillent sur le chantier vont peut-être ressentir de la part d’un architecte une forme d’autorité naturelle qu’ils ne reconnaissent pas d’emblée à leurs consoeurs. » Et ce, même si « celles qui réussissent à s’imposer sont tout aussi respectées que les hommes ». Mais une fois ce privilège acquis, encore faut-il pouvoir faire face aux pressions inhérentes au boulot et à la condition de femme.
« L’architecture est une question d’honneur, de compétition, d’esprit et de capacité à se vendre. Des caractéristiques qui sont généralement décrites comme masculines », explique Hilde Heynen, qui conduit des recherches sur le genre dans l’art de bâtir depuis des années. « Enfant, on rappelle aux filles de rester en retrait, alors que l’architecture c’est un peu comme l’art ou la littérature: vous n’êtes perçu comme un bon architecte que si vous vous jetez à fond, gagnez des prix et êtes dans les livres avec vos réalisations. Cela comprend les compétitions, les délais, les nuits de travail et beaucoup de réseautage. Là aussi, ce sont plus souvent les femmes que les hommes qui disent: je ne veux pas faire ça. »
Pour la plupart des gens, un architecte est forcément un homme.
« Beaucoup de femmes s’essaient au métier mais arrêtent quand elles réalisent la difficulté à concilier vie professionnelle et vie privée, regrette Marina Frisenna. Nombre d’entre elles vont se diriger vers des bureaux d’étude ou des services d’urbanisme pour y trouver une sécurité financière et une forme de stabilité, il reste une pression à choisir entre sa famille et sa carrière », ajoute celle qui est aussi mère de deux filles qu’elle « allait chercher à l’école avant de retravailler après » et pour qui « faciliter l’accès de la profession aux femmes implique un projet politique et la volonté d’offrir des organismes de soutien aux mamans qui travaillent ». Et Sofie De Caigny, directrice de l’Institut flamand d’architecture, de rappeler que « les architectes en Belgique sont des travailleurs indépendants, depuis leur stage, mais ce sont en réalité souvent de faux indépendants qui n’ont qu’un seul client, un statut qui ne leur offre aucune protection en cas de maladie et qui pose à de nombreuses filles qui souhaitent avoir des enfants un dilemme difficile: est-ce que je reste à la maison pendant trois mois avec un bébé sans aucun revenu, ou est-ce que je cherche un emploi d’employée en congé de maternité payé? » Et de souligner que c’est souvent pendant la période de formation des jeunes familles que les femmes quittent le monde de l’architecture.
Une autre approche du succès
Un monde qui a encore trop tendance à les invisibiliser: « La rivalité mutuelle et la paternité indépendante sont deux caractéristiques qui ont été décisives dans le développement de la culture de l’architecture au cours des cent dernières années, explique Lara Schrijver, professeure de théorie architecturale à l’Université d’Anvers. Le résultat est que le monde extérieur ne se rend pas toujours compte qu’il y a toute une équipe derrière le travail de Le Corbusier, Léon Stynen ou Rem Koolhaas. Les journalistes veulent pouvoir repérer le prochain génie créatif. Les concours mettent un nom à l’honneur. Le système vise à transformer les individus en stars, alors qu’aucun architecte ne peut travailler sans une équipe. » Et de citer l’influence positive de mouvements tels que Matrix, un collectif d’architecture féministe et multiracial, dirigé par des femmes à Londres dans les années 80, même si « il y a encore trop peu d’exemples ou de modèles pour les femmes ».
La faute entre autres au tuyau qui fuit, ou « leaking pipeline », un phénomène qui voit plus de femmes que d’hommes ruisseler le long du chemin du sommet. « Ce n’est pas que toutes ces femmes disparaissent du secteur, rappelle Hilde Heynen. Mais elles ne signent plus leur travail de leur propre nom. Ce ne sont pas à elles que les expositions ou les publications sont dédiées. » Bien sûr, les femmes sont autorisées à prendre un chemin différent et ce n’est pas forcément leur rêve de concevoir des gratte-ciel ou des musées, des structures qui sont souvent encore considérées comme le summum du succès. Mais « une nouvelle définition plus englobante de ce que signifie le succès en architecture mettrait davantage celles-ci à l’honneur, assure Lara Schrijver. « Si nous avions une culture qui accorde plus d’attention au travail d’équipe, à des thèmes tels que l’espace public, le logement ou la critique architecturale, il serait frappant de constater que nombreuses sont celles qui contribuent à l’architecture. » Une mise en avant qu’assure notamment Women in Architecture, un compte Instagram visant à mettre en lumière les expériences des femmes sur le terrain, même si certaines d’entre elles, à l’image de Marina Frisenna mais aussi de la Danoise Dorte Mandrup, réfutent cette distinction de genre. Distinguée dans le classement 2017 des 50 femmes architectes et designers inspirantes compilé par le magazine Dezeen, bible des deux disciplines, cette dernière avait répondu ne pas être une femme architecte mais bien une architecte, point barre. Et d’avancer l’importance d’arrêter de promouvoir les « femmes architectes » pour que ces dernières puissent être vues autrement que « comme des citoyens de seconde zone »: « Quand on fait une distinction de genre, c’est toujours pour les femmes. On ne va jamais parler d’un « homme architecte » et c’est important d’accorder la même courtoisie professionnelle aux femmes, en n’associant pas d’attribut ou de préfixe quand on parle de notre métier. »
Une parité plus que nécessaire, et pas seulement dans le titre accordé aux architectes belges: une enquête en ligne menée par le groupe de recherche CuDOS de l’Université de Gand 2017 révélait ainsi que les filles qui exercent le métier d’architecte en Belgique gagnent nettement moins que leurs confrères. Dans cette étude, 40,5% des femmes figuraient dans la catégorie de revenus la plus basse, avec un salaire annuel inférieur à 20 000 euros, contre 27,4% des hommes sondés. Dans la catégorie de revenus la plus élevée, avec plus de 60 000 euros nets par an, on retrouvait par contre 11,6% de ces messieurs contre 2,9% de leurs consoeurs.
Des fondations solides
« La recherche montre que les femmes sont moins susceptibles de demander une augmentation que les hommes », explique Sabine Leribaux, associée du cabinet d’architectes bruxellois architectesassoc+. « C’est pourquoi tout le monde dans notre bureau est évalué à la fin de l’année. Toute personne qui mérite une augmentation la recevra automatiquement. C’est un moyen important de rémunérer les jeunes femmes architectes en particulier, en fonction du travail », souligne celle qui oeuvre actuellement à l’élaboration d’une boîte à outils pour l’égalité des genres en architecture. « Un petit dépliant contenant des idées et des conseils que les cabinets d’architectes, les universités et les administrations peuvent appliquer pour donner aux femmes en architecture des chances égales, qu’il s’agisse de la rémunération ou de la culture du travail. Je sais que nous ne résoudrons pas le problème instantanément, mais chaque pas aide. » Et de solides fondations semblent avoir été mises en place pour construire un futur plus stable aux femmes: ainsi, le « trio de tête » actuel dans la profession, est entièrement féminin, entre Audrey Contesse à l’Institut Culturel d’Architecture Wallonie-Bruxelles, Chantal Dassonville, directrice générale adjointe de la Cellule Architecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et Lisa De Visscher, rédactrice en chef de la revue A+. Et la relève est en marche: « En répartissant les étudiants de 2e année en groupes, j’ai dû faire un équilibrage pour ne pas avoir des classes remplies que de filles tellement elles sont nombreuses », sourit Marina Frisenna qui prédit que « les femmes sont en train de prendre le dessus dans le métier ». Chantier à suivre.
Elles ont choisi de mener leur barque pour exercer leur art, celui de bâtir, faisant fi des obstacles dans ce secteur réputé masculin. Rencontre avec six (femmes) architectes inspirantes.
Isabelle Corten (55 ans) Radiance 35
Son agence a illuminé la Grand-Place de Bruxelles, la Citadelle de Namur, Genève et des quartiers populaires. Mais plus que la lumière, ce que travaille Isabelle Corten, c’est une architecture de la ville et la nuit.
« La nuit, c’est le danger. Mais c’est aussi le plaisir et l’émerveillement. » Diplômée de La Cambre en 1989, Isabelle Corten réalise son premier plan Lumière dans les années 90. « Jusque-là, je travaillais l’objet architectural. Cette première expérience de la lumière m’a ouverte à la dimension de la ville, ainsi qu’à la responsabilité d’une action publique. » Complétant alors son bagage d’un DES en Urbanisme, elle poursuit ensuite son approche de l’éclairage pour fonder son agence en 2001. Plus tard, celle-ci déménagera à Liège, avec une succursale en France. Le portfolio de Radiance 35 est gigantesque, avec des missions tantôt discrètes, à l’échelle d’une rue ou d’un pont, tantôt prestigieuses, comme sur la Grand-Place. « Placer 1 700 projecteurs sur un bâtiment Unesco, c’est un challenge. » A travers ce métier d’éclairagiste, elle se sait toujours architecte, tant par son intérêt pour l’histoire des lieux que par un rapport tactile à la matière. Ce métier est, pour elle, un lieu de recherches et d’expérimentations. La nuit, sur le terrain. Il s’agit de trouver les bonnes intensités et fréquences lumineuses, mais également de dialoguer avec les usagers nocturnes. « Les démarches participatives sont essentielles. Elles aident à nous remettre en question, à bousculer nos savoirs d’experts. » Ces dernières années, l’idée de trame noire s’est imposée: une part d’obscurité doit être conservée non seulement pour le confort des humains mais aussi pour la biodiversité. « C’est une évidence qui peu à peu s’est installée et je trouve intéressant que, lorsque le dialogue avec les gens est bien mené, ce sont eux qui portent ces exigences. » Cette propension à l’écoute, tant du public que des travailleurs techniques, serait-elle un marqueur de féminité? Cette féministe affirmée se pose en tout cas la question. Quand, dans le cadre d’une expo pour les Journées du Matrimoine, elle commente a posteriori son projet à la Citadelle de Namur, elle relève que sa cheffe de chantier et elle y ont mis en avant les notions d’imperfections (les irrégularités dans sa forme) et de résistance (non dans le sens militaire, mais bien au fil du temps). On est bien loin de la majesté d’un pouvoir martial et patriarcal…
Anne Rondia (68 ans)
Atypique, elle l’est dans son caractère, ses idées et son parcours. Car c’est à la tête d’un service public des plantations que l’architecte a brillé. OEuvrant à modifier, et pour longtemps, tout un pan entier de la ville de Liège.
« Pendant mes études, je reformulais sans cesse les questions qui nous étaient posées car je ne pouvais y adhérer. » A l’aube des années 70, raser un îlot historique insalubre est une évidence. L’étudiante Anne Rondia préfère faire un relevé du bâti, le préserver et l’adapter. Sur un site de charbonnage, elle suggère de garder des éléments et de faire un parc. « J’ai eu de la chance qu’on ne me jette pas dehors », s’amuse-t-elle aujourd’hui. Elle construit ensuite des maisons et commence à enseigner en 1980. « J’ai été une des premières femmes à intervenir en atelier d’achitecture, à l’école. » Dans un milieu alors excessivement masculin, elle évite la voie compétitive. « D’un tempérament timide, j’ai eu tendance à me tenir en retrait et à chercher des voies parallèles. » A Saint-Luc, elle collabore avec des sociologues pour mieux approcher le contexte urbain. En dehors, elle bosse avec des bureaux d’études et insuffle des dimensions paysagères et urbaines alors inédites à la future liaison autoroutière E40-E25 – le canal de l’Ourthe, pour ceux qui connaissent. En 1994, elle accepte la direction du Bureau d’étude du service des plantations de la Ville de Liège. Depuis cette position improbable – « C’était recommencer à zéro, seule, avec un crayon et une table », dit-elle -, elle va marquer la cité en rendant vivantes des places oubliées et négligées. La concertation et la rencontre avec les riverains alimentent cette architecture pour tous mais quasi invisible. Son oeuvre principale: l’aménagement du flanc de colline dit des Coteaux de la Citadelle, où elle fait le lien entre mouvements citoyens, pouvoirs publics et propriétaires privés pour offrir à la Cité ardente ses recoins les plus poétiques. Au prix d’un travail colossal de synergie, de cartographie et de menues interventions, elle tisse un maillage vert et historique exceptionnel. Plantation de prés fleuris, attention à la biodiversité, aux paysages, à la perméabilité des sols… de tous ces thèmes en vogue, Anne Rondia en a discrètement été la pionnière. Retraitée depuis peu, elle continue à conseiller divers bureaux. « Je n’ai pas pu m’arrêter… »
Door Smits (38 ans) et Marit Meganck (35 ans) – Madam
Pas de boîtes blanches barbantes pour ce duo de trentenaires: Madam signe des projets rationnels jouant avec les proportions, la lumière et l’utilisation judicieuse des matériaux.
En réalité, Door Smits et Marit Meganck se connaissaient à peine lorsqu’elles ont décidé de créer un studio ensemble, en 2014. Leur rencontre, elles la doivent au bureau bruxellois ZAmpone architectuur où elles travaillaient, avant de concrétiser à deux un projet pour des amis. « On peut parler de destin, s’amuse Door Smits. Nous n’avions qu’un seul client et pas de grands plans pour l’avenir. Mais nous avons senti un déclic en collaborant et ça nous a poussées à nous lancer. » Après avoir réalisé quelques rénovations pour des amis et la famille, le duo remporte rapidement le concours pour un nouveau centre de soins résidentiels dans le Pajottenland, en partenariat avec ZAmpone architectuur. « C’est un projet qui a été très mal accueilli par les habitants du quartier, mais nous avons réussi à le concevoir de manière à ce que le grand bâtiment ne soit jamais visible dans son ensemble. De plus, nous avons conservé l’ancienne grange qui donne sur la rue afin que la vue demeure inchangée. Les projets de ce type sont amusants car, en tant qu’architecte, vous pouvez vraiment apporter votre contribution. »
Aurélie Hachez (38 ans) – AHA
Si elle puise volontiers dans la peinture, c’est pour accorder son architecture aux usages sociaux. De l’échelle domestique à celle d’un quartier ou d’une cathédrale, elle mêle respect du bâti et radicalité.
Nous la rencontrons un jour particulier. « Je débute mon congé de maternité. C’est un grand chamboulement. Depuis que j’ai fondé mon bureau, il y a dix ans, il n’y a pas un week-end où je n’ai pas travaillé. Là, tout est organisé pour que je puisse prendre quatre mois off. » Si son bureau porte son nom, elle préfère qu’on le nomme AHA et ne souhaite pas le voir grandir démesurément. « Notre fonctionnement est peu hiérarchique, j’aimerais que cela continue », dit-elle. Pour voir plus grand, elle préfère opter pour des associations avec d’autres bureaux, comme actuellement pour le projet « A l’île » à Anderlecht: 365 logements publics auxquels AHA et ses associés ont ajouté une dimension supplémentaire. « Collaborer permet de s’enrichir mutuellement. On nous a demandé de faire fonctionner un quartier et cela nous a menés à rajouter des équipements, même s’ils n’étaient pas prévus. » Soin porté aux espaces publics, aux synergies entre les fonctions, un quartier doit être aussi naturel qu’un logement individuel. « Que ce soit à l’échelle de la ville ou domestique, tout part d’une analyse d’un schéma social et de pratiques qu’on essaie d’intégrer à l’architecture. » Pour étoffer ses analyses, l’architecte puise volontiers dans l’art: une oeuvre de Van Eyck va inspirer de nouveaux usages d’une fenêtre, une autre de Duchamp une façon originale de dessiner une porte. « L’art va rajouter de la narration et du sens. Il permet d’aller plus loin que la seule fonctionnalité. » Respectueuse du contexte, Aurélie Hachez n’a pas peur de le bousculer avec radicalité: un escalier en bois noble pourra être scié en deux si nécessaire. En charge de repenser le mobilier de la Cathédrale de Tournai, elle entend inscrire celui-ci au temps présent. Les inégalités de genre? « Je ne peux les nier, surtout dans ma condition actuelle, répond-elle. Mais avoir fondé mon propre bureau a dû m’en préserver en bonne partie. Je crois qu’elles jouent surtout dans les contextes hiérarchiques. N’empêche, je pense souvent à ces créatrices du passé qui restaient dans l’ombre de leur mari, car c’était la manière de faire. »
Julie Palma Engels (43 ans) – Studio P Architects
Marquée par les principes modernistes et un parcours international, Julie Palma Engels prône un minimalisme chaleureux, rehaussé de matériaux nobles. Avec Studio P Architects, elle défend le dialogue… autant que sa vision des choses.
Sur chantier, Julie Palma Engels s’entend souvent dire: « On n’est pas en Amérique, ici! » « Mon style architectural n’est pourtant pas américain, s’étonne-t-elle. Au contraire, j’éprouve un énorme respect pour l’architecture d’ici. Mais j’ai été marquée par la rigueur des grands bureaux et l’échelle des projets là-bas. Cela m’a peut-être aussi rendue plus agressive en ce sens que je tiens à défendre mes idées. Sans les imposer, bien sûr. L’architecture n’est pas une dictature. Au contraire, c’est une affaire d’écoute mutuelle avec le client: comme dans un mariage et dans la vie, il faut faire des compromis. » Après des études à Anvers, elle oeuvre pour le bureau Skidmore, Owings & Merrill à Bruxelles, Londres et Chicago et pilote des projets d’envergure. C’est là qu’elle rencontre son futur époux, Jo Palma (architecte entre autres du site de l’Otan à Evere). De retour à Rhode-Saint-Genèse, où elle a grandi, elle rénove leur propre maison ainsi que la superbe Résidence O, avec son « extension invisible »: « Malgré l’ajout d’un large volume contemporain, ce que l’on continue à voir, c’est la maison Art déco. » Studio P Architects est créé dans la foulée. Les projets minimalistes et luxueux s’enchaînent, en Belgique ou à Ibiza. Du modernisme de Le Corbusier ou Mies van der Rohe, elle conserve les principes – la lumière, les perspectives, la circulation, le goût des matériaux nobles bien travaillés… – pour les traduire au présent. « Les formes et les façons de faire ont changé. Mais ces principes ont fait leurs preuves, y demeurer fidèle permet de ne pas se tromper. » Etre femme et gérer un bureau? « Je ne me suis jamais posé la question. Je viens d’une famille d’indépendants et ai été élevée d’égal à égal avec mon frère et ma soeur. S’occuper de ses enfants et de son entreprise est compliqué. Et s’il y a plus d’hommes chefs d’entreprise, c’est qu’ils s’occupent généralement moins de leur famille. Mais si on s’organise et si on est bien entouré, on peut y arriver. Beaucoup de femmes ont des enfants et des postes plus importants que moi. Elles gèrent tout. »
Stefanie Everaert (45 ans) et Caroline Lateur (46 ans) – Doorzon
Le sur-mesure alliant couleur, géométrie et matériaux ingénieux fait leur patte. Depuis 2005, les deux quadras ont réuni leurs forces pour offrir des aménagements d’intérieur imaginatifs et ancrés dans l’histoire des lieux.
Lorsque Stefanie Everaert s’est vu proposer de rénover l’appartement de ses parents à la côte, elle était motivée mais ne se voyait pas le faire seule. C’est en croisant une ancienne collègue, dans un café, qu’elle avait connue dans l’atelier de Maarten Van Severen, Caroline Lateur, que l’idée a germé: les deux femmes ont décidé de se mettre ensemble pour réaliser ce projet. « A la base, ce n’était qu’un one shot, s’amuse Caroline Lateur. Et ça s’est ensuite répété… Au départ, il n’a jamais été question de créer une agence à deux. » En 2005, c’est sous le nom Doorzon que l’entreprise a finalement vu le jour. Le tandem ne souhaitait absolument pas d’un acronyme pour sa société. « Une maison Doorzon fait appel à l’imagination et est en même temps très ancrée dans notre histoire architecturale. Habituellement, les projets d’intérieurs tentent d’abord de résoudre les problèmes du lieu. Or ce n’est pas là que réside notre ambition. Avec nos créations, nous désirons écrire une histoire stimulante. C’est également ce qui rend nos réalisations très durables. Les conceptions trop pragmatiques périment bien plus rapidement. » Depuis, de nombreux projets se sont glissés sur la route des deux filles, notamment une collaboration avec le bureau d’architectes de l’époque, de Vylder Vinck Taillieu, avec lequel elles ont transformé un terrain à Gand en une magnifique maison familiale. Ce chantier a donné lieu à plusieurs collaborations et concours, notamment une participation à la Biennale d’architecture de Venise de 2016, où elles ont lancé un tabouret en caoutchouc recyclé.
En plus de leurs projets d’intérieur, Stefanie Everaert et Caroline Lateur enseignent ensemble au campus Sint Lucas de Gand, à des aspirants principalement féminins. « Le nombre de collègues féminines, en revanche, reste extrêmement faible. Pendant longtemps, il n’y a pas eu de place pour les femmes dans ce secteur. Longuement, nous avons pensé que c’était notre faute, de la qualité de notre travail et de notre manque d’ambition. Maintenant, bien sûr, nous savons que c’est dû à la politique et à la culture dominante. Heureusement, cela ne nous a jamais empêchées d’aller de l’avant. »
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