Visite d’un appartement bruxellois où le noir et blanc règnent en maître

Dans un immeuble bruxellois et bourgeois du début du XXe siècle, un appartement contraste le blanc et le noir. Ces contraires ainsi mariés servent de toile de fond à un lieu où se mêlent vie privée et professionnelle. Avec l’édition de livres d’artistes en ligne de mire.
Longtemps, le noir et blanc a été pensé comme une association de non-couleurs, comme un univers propre et contraire à celui de la gamme chromatique «authentique» – la faute à l’apparition de l’imprimerie, encre noire sur papier blanc. Dans cet appartement forestois, il ne reste rien de cette classification rigide. Ici, le noir est une couleur, le blanc l’est également et leur mariage charrie des symboles entremêlés.
Du contraste et de l’équilibre
On ne sera guère étonné de découvrir le métier et les appétences des propriétaires. Devrim Bayar est historienne de l’art et curatrice senior à KANAL Centre Pompidou, Olivier Vandervliet est graphiste et fondateur de Triangle Books, maison d’édition de livres d’artistes fièrement indépendante. Le noir et blanc leur va parfaitement, on dirait même qu’il leur colle à la peau. Car s’il permet de ne rien laisser flotter, d’ignorer le mièvre entre-deux, il autorise le contraste et l’équilibre dans le même temps. Il définit l’espace et met en valeur les volumes et les beaux restes de cet appartement bourgeois qui date de 1913. Il sert d’écrin dépouillé aux œuvres d’art et au mobilier design. Il permet aussi le clin d’œil aux amours tranchées d’artistes qui s’en firent les hérauts. Jean-Pierre Raynaud est de ceux-là, avec sa maison-œuvre à La Celle Saint-Cloud dont on retrouve l’esprit dans les trois salles de bains aux carrelages blancs en céramique soulignés de joints noirs. L’architecture du lieu a une atmosphère singulière, le parti-pris du blanc et du noir ôte toute velléité de classicisme, c’est radical.
Quand ils visitent l’appartement pour la première fois, il est alors totalement «dans son jus». «Il y avait des pianos, des œuvres d’art, des milliers de bouquins, du mobilier design mais plutôt vieux, des plantes partout, se souviennent-ils. C’était une artiste qui y vivait, depuis plus de 40 ans, elle y avait élevé seule ses quatre enfants. L’appartement n’avait pas été repeint depuis longtemps… C’était compliqué de se projeter mais heureusement, on connaissait l’appartement de l’artiste Gabriel Kuri, à l’étage en dessous, déjà rafraîchi et un peu plus vide… Du coup, on a facilement imaginé l’espace. Et on a eu de la chance, cet appartement fut notre projet de confinement. Cela nous a occupés, nous avions le temps, on travaille d’habitude beaucoup, on voyage aussi, cette pandémie nous a permis de nous concentrer sur sa rénovation».
Repenser la circulation
D’emblée, ils font appel au duo d’architectes Vanden Eeckhoudt-Creyf, qu’ils connaissent – «On est tous les quatre également dans le milieu de la musique, précisent-ils en chœur, on a des passions communes qui nous ont fédérés». Outre les gros travaux, qui ne se voient pratiquement pas à l’image – le gaz, l’électricité, la plomberie –, il faut repenser la circulation. Car la vie contemporaine a d’autres impératifs, contraires à ceux du début du XXe siècle qui privilégiaient les pièces d’apparat en enfilade et la cuisine cachée tout au bout d’un couloir réservé au «petit personnel» d’alors, souvent à demeure, les chambres de bonnes sont là pour témoigner.
La cuisine sera donc installée au cœur des pièces de vie, dans ce qui servait de salon, c’est une idée des architectes, elle s’impose comme une évidence. Tout y est sur mesure, avec un îlot central dessiné jusque dans les moindres détails: une ligne brisée, des angles, du marbre de carrare en guise de plan de travail, des portes métalliques perforées sans rien d’aléatoire. La lumière joue avec les matières, elle entre ici par les grandes fenêtres donnant sur la frondaison des arbres du Parc de Forest. Nul besoin de tendre l’oreille pour percevoir les cris des myriades de perruches qui y nichent, la légende locale veut qu’elles soient les descendantes de celles qui osèrent s’enfuir de l’Expo 58.
Références classieuses
Quand on baigne dans l’art, on a forcément quelques petites idées sur l’architecture et le design, sur le mobilier signé, les œuvres, les livres et les disques qui comptent. Ils n’ont pas eu besoin de références pour penser l’espace, à part peut-être ce Book of Lofts qui date du mitan des années 80, les photos de la maison du plasticien français Jean-Pierre Raynaud drôlement inspirant et celles de la demeure parisienne de Serge Gainsbourg, tout de noir tendue. Voilà pourquoi Olivier Vandervliet a choisi la couleur des ténèbres du sol au plafond pour son bureau siglé Triangle Books. Il l’a installé comme dans une boîte, en référence également aux salles de concert et scènes de théâtre.
Les architectes étaient contre, elle aussi, il a fini par les convaincre. A voir le résultat, comme il avait raison. L’ouverture vers ce lieu de travail fécond est parfaitement cadrée à la porte de la salle à manger, pour une symétrie qui ne fait ici jamais défaut. Sous le haut plafond, dans la bibliothèque qui couvre les murs, les ouvrages s’amoncellent dans un ordre précis, comme autant de touches de couleurs. Il y a là sa collection personnelle et les 64 ouvrages édités par sa maison Triangle Books, depuis sa création en 2013. Il ne publie que ce qu’il aime, des amis, des artistes qui deviennent ses amis, des plasticiens qui comptent sur la scène internationale, de François Curlet à Gabriel Kuri, en passant par Eric Croes, Aline Bouvy, Peter Sutherland, Daniel Dewar & Grégory Gicquel ou Eddie Martinez.
A l’étage, relié par un escalier de métal noir, les combles, aka les chambres de bonnes, ont été bien plus que ripolinés. Les cloisons ont été abattues, les barreaux aux fenêtres sciés, une chambre d’amis y a trouvé place, ainsi qu’un espace pour se réunir autour de projet d’éditions et un autre pour stocker les ouvrages de Triangle Books. Quand le privé et le professionnel se mêlent, tout est une question d’équilibre. Le blanc, parfois surligné de noir, sert encore et toujours de toile de fond. On y voit le désir renouvelé d’une coexistence pacifique et artistique.
En bref
Olivier Vandervliet est graphiste. Formé à Saint-Luc, Bruxelles, il fonde en 2013 Triangle Books, sa maison d’édition indépendante qui publie des livres d’artistes. Devrim Bayar est historienne de l’art formée à l’ULB. Elle a œuvré au Wiels Contemporary Art Centre comme curatrice. Elle est désormais curatrice senior à KANAL Centre Pompidou.
trianglebooks.com
Nicolas Vanden Eeckhoudt et Laurence Creyf, architectes depuis 1997, ont été formés à La Cambre et à Saint-Luc. Ils s’associent en 2005 pour former Vanden Eeckhoudt-Creyf Architectes et réalisent depuis des projets d’échelles et de programmes variés, du social au culturel, de la maison individuelle à l’ensemble de logements. Un fil conducteur: «Notre approche très simple de l’architecture». On leur doit notamment La galerie MSSNDCLRCQ et la Fondation Thalie.
vandeneeckhoudtcreyf.be
Devrim Bayar et Olivier Vandervliet: «Cet appartement fut notre projet de confinement.»
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