Décryptage: Pourquoi le souffle du vent nous fait tant de bien

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Isabelle Willot

De tout temps, son souffle a fasciné les hommes. Après des mois de confinement, la brise qui ventile et caresse apparaît comme le remède ultime contre tout sentiment d’enfermement. Sa présence essentielle aux navigateurs n’est plus subie mais désirée. Elle nous pousse à nous frotter aux lieux qu’il a marqués de son empreinte.

Vous l’aviez presque oubliée, la caresse sensuelle de la brise sur le visage un jour d’été… Après des mois de vie à portée de masque, c’est avec soulagement que nous l’avons retrouvée, la sensation du vent auquel on a longtemps prêté des pouvoirs surnaturels, une présence quasi physique, un faciès même parfois, comme celui du zéphyr, dans le chef-d’oeuvre du peintre Sandro Botticelli. On sait pourtant depuis près de deux siècles qu’il n’est que la résultante de phénomènes chimiques, physiques et biologiques advenant parfois bien loin de là où il souffle. Lui qui fait l’objet de statistiques et de records – en Belgique la rafale la plus puissante à ce jour est de 168 kilomètres/heure mesurée en 1990 à Beauvechain – est aussi au coeur d’analyses historiques sur la manière dont les hommes ont tenté à travers les siècles de le comprendre.

Sentiment de liberté

Alors qu’il n’a jamais été aussi tendance de vivre dans les courants d’air et de démontrer sa maîtrise de l’art de la ventilation qu’aujourd’hui, Alain Corbin (*), spécialiste des sens et du sensible, s’est penché sur l’expérience que l’humain en a faite au fil des siècles. « Chacun peut éprouver le vent, sa présence, sa force, son influence, détaille-t-il. Depuis l’Antiquité, l’homme a témoigné de ce ressenti tout en se heurtant au mystère de ce flux invisible et indomptable. » En marge de la connaissance scientifique des mécanismes à l’oeuvre pour expliquer sa présence est aussi venu le temps de nouvelles expériences, menées au sommet des montagnes, à la cime des grands arbres de la vallée du Yosemite, au milieu du Sahara jusque sur les plages avec l’essor des sports de voile. Plus seulement subi, le vent est devenu un plaisir.

La vallée du Yosemite
La vallée du Yosemite© unsplash

« Les façons d’imaginer, de dire ou de rêver le vent n’ont cessé d’inspirer les grands écrivains, ajoute encore l’historien français qui, à 85 ans, arpente dès qu’il le peut les rivages de l’île de Ouessant. A la fin du XVIIIe siècle, sous l’influence des écrits de Rousseau, on assiste même à l’émergence de ce que j’ai choisi d’appeler le « moi météorologique », soit la propension à faire le lien entre son état psychologique et la météo. Chateaubriand était terriblement météosensible! Victor Hugo était un homme vent, n’hésitant pas à s’identifier à lui, à voir dans le vent une sorte de manifestation du chaos originel antérieur à la création du monde… »

Alors que la science a percé ses secrets, que l’homme occidental est abreuvé de bulletins météo rationnels, son humeur reste tributaire des éléments. « J’ai l’impression que nous avons particulièrement besoin du vent en cette période, que l’on associera à une sensation de liberté, poursuit Alain Corbin. Les masques ont amputé nos sensations. Le vent, vecteur d’immensité, est un remède merveilleux contre le sentiment d’enfermement qui a pu nous habiter ces derniers mois. »

Culture éolienne

L’été par nature plus clément nous pousse donc plus que jamais à rechercher la brise, à nous frotter à des lieux que le vent a marqués de son empreinte… au point d’avoir reçu un nom. La navigatrice Marie-Amélie Lenaerts, première Belge à avoir réussi une traversée de l’océan Atlantique en solitaire, n’est pas près d’oublier sa rencontre frontale avec l’un des plus célèbres d’entre eux, le mistral. « J’avais 8 ans, je participais à l’une de mes premières régates à Hyères lorsque ma bôme s’est brisée, confie-t-elle. J’étais emportée au large sans plus aucun moyen de revenir à terre, il a fallu que l’on vienne me récupérer en Zodiaque. Le vent s’était levé très vite, sans que je le sente arriver. »

Véritables acteurs du climat local, les vents régionaux, comme la tramontane cousine du mistral, l’harmattan en Afrique, le pamparo en Argentine, le foehn en Suisse ou la mousson en Inde, ont façonné des paysages entiers et marqués les âmes de leurs habitants. Si leur direction et leur vitesse sont majoritairement déterminés par les anticyclones et les dépressions, les reliefs présents dans des endroits donnés en canalisant les écoulements d’air les rendent plus perceptibles mais aussi plus soutenus. « Longtemps, on a associé Dieu aux éléments, on lui attribuait le cycle des saisons mais aussi l’émergence des catastrophes naturelles, rappelle Pascal Mormal, météorologue à l’IRM. Il en ressortait un certain fatalisme: même si les gens pouvaient être bouleversés lorsque survenait une grosse tempête, cela faisait partie de l’ordre des choses. Ces vents qu’ils observaient et qu’ils nommaient existent bel et bien et correspondent à des réalités météorologiques, même s’ils ne savaient pas les expliquer. »

Le col du Géant
Le col du Géant© getty images

De cette « culture éolienne », comme l’appelle Alain Corbin, naissent alors des « prévisions météo » instinctives nées du ressenti des éléments sur la peau et de l’observation du ciel. « Ces vents ont une réelle signature, poursuit Pascal Mormal. Ils font se courber les arbres, érodent les terres, empêchent la végétation de pousser et forcent les hommes à construire leurs édifices de telle manière à leur résister. »

La connaissance rationnelle que l’on en a aujourd’hui n’empêche d’ailleurs pas les ressentis. « Lorsque vous commencez à naviguer, on vous apprend toutes sortes de choses sur le vent, la mer, les vagues, la nature qui vous entoure, souligne Marie-Amélie Lenaerts. J’aborde le vent de manière rationnelle – la résultante de températures qui changent, de pressions qui montent et qui descendent – car dès que l’on commence à parler de relation amour-haine, on passe dans le registre de la croyance humaine. Mais lorsque l’on navigue seul, le vent est comme une présence qui aide la nature à se manifester. Lorsqu’il n’est pas là et que j’ai besoin de lui pour avancer, bien sûr c’est énervant. Mais cela vous apprend qu’en mer plus qu’ailleurs il faut savoir lâcher prise. »

Un rôle purificateur

La Belgique aussi a son vent de légende, celui du Nord chanté par Brel… et pourtant ce n’est pas lui qui domine nos contrées, comme nous le révèle Pascal Mormal. « Il n’y a pas de vent typique du climat belge. Le plus courant est de secteur Sud-Ouest, lié à une masse d’air un peu océanique. Mais cela ne représente que 12,3% des vents qui soufflent chez nous. Celui du Nord arrive à peine à 3,8% même dans les situations hivernales sévères. Il se fait même de plus en plus rare. » Une conséquence du réchauffement climatique clairement mesurable depuis les années 80. « Le vent peut sembler effrayant quand il est dynamique et puissant, mais en même temps, il a un rôle purificateur de l’atmosphère mais aussi du ciel, rappelle notre expert. En 1930, l’absence de vent par temps de brouillard sur la vallée de la Meuse a conduit à la stagnation de particules polluantes qui ont engendré des maladies pulmonaires et des décès. »

Tombouctou
Tombouctou© getty images

L’obsession actuelle de nos autorités de santé pour la ventilation rappelle étrangement la hantise du XVIIIe siècle pour les lieux confinés. A l’époque, sous l’influence d’un traité d’Hippocrate datant du IVe siècle avant Jésus-Christ, on pense déjà que la stagnation de l’air peut s’avérer dangereuse. « Empiriquement, sans connaître encore l’existence des microbes et des virus, on « sait » qu’aérer a son importance, note Alain Corbin, même si on croit erronément que l’air est le responsable des maladies. Cela conduit à sanctifier le vent, l’architecture même est pensée pour générer des courants d’air. » Comme le précise encore Pascal Mormal, « le vent est un élément capital pour amener de l’air respirable. Les gens, surtout en hiver, ont tendance à se calfeutrer pour se protéger alors qu’il faudrait ouvrir grand les fenêtres pour faire circuler l’air extérieur. »

La Covid aura au moins eu le mérite de faire passer le message et de booster l’attrait pour les spots venteux où l’on se sent a priori plus en sécurité. Cela fait quelques années déjà qu’à défaut de pouvoir le domestiquer, l’homme s’est mis en tête de titiller du vent en transformant ses bords de mer en terrains de jeux. « L’arrivée de la planche à voile, du surf et du kite surf a complètement transformé la géographie des plages, semble regretter Alain Corbin. La Riviera si populaire à l’époque du « sea, sex & sun » s’est fait damer le pion par la Bretagne et d’autres côtes venteuses. » Le vent est soudain devenu un élément recherché par des touristes en mal de sensations fortes.

La pointe du Raz et l'île de Sein
La pointe du Raz et l’île de Sein© getty images

Brise sensuelle

« Le ressenti que je peux avoir du vent n’est pas le même à Bruxelles ou en Bretagne, sourit la skippeuse de 34 ans. Dans le Finistère, il me parle de liberté, d’aventure. Dès que l’on est proche de la mer, tout est décuplé car tous les éléments météorologiques sont présents. On « voit » le front froid qui s’amène. En ville, ces fronts sont modifiés par la friction avec la terre, par les buildings, il y a moins d’horizon, donc je lève moins le nez. »

Amplifiée par les mois de confinement, l’envie de respirer à pleins poumons, de sentir l’air sur nous n’a sans doute jamais été aussi prégnante. « Typiquement, ce que l’on recherche l’été, c’est un ciel bleu, avec quelques nuages, un petit 25 °C et une brise de 2 à 3 Beaufort », détaille Pascal Mormal. Sur l’échelle officielle éponyme, il est dit que l’on sent le vent sur son visage, les feuilles s’agitent et les girouettes tournent. « Ce vent de l’été, ce zéphyr, il ne faut pas oublier son pouvoir érotique chanté par les poètes de l’antiquité et de la Renaissance, ajoute encore Alain Corbin. Celui de caresser la peau et les cheveux d’une femme comme aucun homme ne peut se le permettre à moins d’être son amant. » Sa dimension libertine qui aujourd’hui ne se doit plus d’être genrée ne peut pas être négligée. C’est à lui que l’on doit aussi la polysensorialité des paysages sculptés par l’érosion éolienne que nous admirons aux quatre coins de la terre. « Le vent tout comme les vagues d’ailleurs, est indomptable, conclut Marie-Amélie Lenaerts. Il ne faut pas chercher à le dominer si l’on veut naviguer en harmonie. » Sur mer ou dans la vie.

(*) La rafale et le zéphyr – histoire des manières d’éprouver et de rêver le vent, par Alain Corbin, éditions Fayard Histoire.

Décryptage: Pourquoi le souffle du vent nous fait tant de bien

Spots de rêve

Il est des lieux où le vent semble avoir tout pouvoir. Les côtes, les montagnes, les déserts… Mais certains plus que d’autres ont su stimuler les imaginaires. Les grands explorateurs ont été les premiers à faire part de leurs rencontres frontales avec les éléments, comme le rappelle Alain Corbin dans son ouvrage. En 1788, l’auteur Horace Bénédict de Saussure raconte, dans son Voyage dans les Alpes, l’expérience qu’il fit d’un vent à l’intensité jusqu’alors inconnue lors d’une expédition au col du Géant. En 1828, René Caillié en route pour Tombouctou se retrouve pris dans des « trombes de sables » menaçant à chaque instant de tout ensevelir. John Muir s’installe lui dans la vallée du Yosemite pour « regarder les vents ». Les écouter dans les arbres qui leur répondent chacun à leur manière. Il grimpe au sommet d’un pin Douglas de 30 mètres de haut afin de goûter aux « vibrations raides de ses aiguilles qui tantôt montent jusqu’au soufflement aigu, tantôt redescendent au murmure de la soie. » Le Mont Ventoux, soumis au mistral la moitié de l’année, s’est déjà vu balayé par des rafales approchant les 320 kilomètres/heure. Pour sentir le frisson des alizés, cap sur les îles Canaries, où l’on se régale des nombreux spots de surf. En Bretagne, le goulot entre la pointe du Raz et l’île de Sein est connu pour ses marées énormes et ses vents contraires. A portée de vague de l’Antarctique, les 40e rugissants, 50e hurlants et 60e déferlants découverts au XVIIe siècle déjà ont façonné les routes maritimes passant par le Cap Horn avant de devenir les obstacles redoutables des courses océaniques, en particulier du Vendée Globe.

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