Pedro Correa: « Cette vague de burn out, ce sont autant de militants en puissance pour changer la société »

Pedro Correa, portrait en écrivain © Ed Alcock / L'Iconoclaste
Aurélie Wehrlin Journaliste

Il avait fait le tour des réseaux sociaux en Belgique il y a à peine un an, à la faveur d’un discours prodigué devant des étudiants ingénieurs de l’UCLouvain fraîchement diplomés. Une parole captée à la dérobée qui a fait le tour du monde, notamment pendant le confinement, qui invitait chacun d’entre nous à décider de son destin. Un discours moins utopique qu’il n’y paraît, développé et consigné dans un livre enthousiasmant en librairie depuis quelques jours. Rencontre (téléphonique) avec Pedro Correa.

Il avait surgi en Belgique via les réseaux sociaux. En novembre 2019, Pedro Correa est invité par l’UCLouvain au discours de remise de prix aux étudiants achevant leurs études d’ingénieur. Des études qu’il a lui-même achevées 15 ans plus tôt. Et là, surprise: aux termes de réussite, compétition, succès, performance, l’ex- ingénieur – formule qui résume ses deux vies et explique sa présence ici – préfère ceux de joie, de collaboration, d’écoute. D’écoute de soi surtout, de ses aspirations, de son bonheur à construire. Le discours, capté à la sauvette par l’un des étudiants présents au fond de l’auditoire, fait le tour de la toile, est vu des millions de fois. En Belgique, il tourne sur les réseaux sociaux, comme une bulle d’air, d’espoir, comme un souffle frais sur des (jeunes) hommes et femmes aux prises avec un questionnement existentiel, sur le sens qu’ils donnent, via le travail, à leur vie. En Italie et en Espagne, ce sont les médias qui s’emparent de ce discours libérateur et de celui qui le porte, lui offrant une caisse de résonnance médiatique exceptionnelle.

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Et puis, à l’instar d’un mauvais virus, une deuxième vague emporte cette vidéo pendant le confinement justement, où elle sera vue encore quelques millions de fois. Aujourd’hui, Pedro Correa, connu pour être le brillant ingénieur devenu photographe, sort un livre, une lettre précisément de 120 pages, où il développe ce qu’il avait amorcé sur l’estrade de l’UCLouvain un an plus tôt, et qui avait reçu autant d’écho. Une lettre intitulée Matins clairs, qui, moins d’une semaine seulement après sa sortie, était déjà en réimpression chez l’éditeur. Le succès de la quête du bonheur.

Pouvez-vous revenir sur l’histoire de ce discours, de cette vidéo

Ce discours est l’aboutissement d’une réflexion que je menais depuis déjà un ou deux ans, mais il est aussi l’amorce d’autres choses vers lesquelles il m’a conduit. Des choses que je portais en moi. C’est en le voyant que la maison d’édition m’a appelé pour voir si je voulais écrire un livre. Ça tombait assez bien parce qu’il l’était déjà à moitié. C’est ce qui a permis de le sortir si vite en fait. Je l’ai fini en 3 mois, pendant le confinement.

Je pense que le confinement a attisé la quête de sens, la remise en question de nos jobs

Parallèlement, pendant le confinement, la vidéo a connu une seconde vague d’intérêt de la part des internautes. Ça a été une surprise parce que je pensais que cet intérêt était tari, comme souvent avec les vidéos virales. Mais en fait ça continuait, comme une lame de fond. Avec un million de vues supplémentaires chaque mois, on arrive aujourd’hui à 10 millions de vues. J’en ai tiré la conclusion que le fait de nous avoir gardé face à nous même pendant le confinement a fait que beaucoup de gens ont ressenti le besoin pressant de trouver du sens. Ça expliquerait que ce discours ait attiré l’attention. Oui, je pense que le confinement a attisé la quête de sens, la remise en question de nos jobs. Sans doute parce que pendant cette période, le télétravail a retiré la partie sociale du travail. Ne restait que son noyau dur, sans les collègues, sans la machine à café, qui rendaient supportables certains jobs. D’où une remise en question pour beaucoup de l’impact sociétal du travail. J’évoque dans mon livre les bullshit jobs, ces jobs qui n’existent que pour continuer à faire tourner le système. Ils sont d’une extrême actualité. On a réalisé pendant le confinement quels étaient les jobs essentiels pour notre vie. Et on a aussi été surpris de prendre conscience que ces jobs essentiels étaient paradoxalement, les moins payés : les infirmières, les profs dont les parents se sont rendu compte de la difficulté de la tâche, les éboueurs, les agents de nettoyage. Cette période est particulièrement intéressante vis-à-vis de l’impact sociétal de notre travail. Elle révèle aussi comment, au moins il y a d’impact sociétal, au plus ce travail va nous miner, nous plonger dans le mal-être. C’est comme si certains comprenaient que leur job ne sert à rien donc qu’ils ne servent à rien. Dans une période où le lien social est si important, sentir que l’on n’a pas d’impact sur notre voisin peut être très dur à vivre. D’ailleurs, on dirait presque que le salaire des bullshit jobs est d’autant plus élevé pour faire oublier le vide de leur intérêt. Au plus c’est un job qui est dans le vide, au plus on va avoir besoin de compenser ça par un gros chèque à la fin du mois.

À ce propos, rencontrez-vous des gens qui vous disent être heureux de vivre sur des rails qu’on a choisis pour eux, que votre discours ne tient pas?

Je n’ai pas eu beaucoup de critiques jusqu’ici. Ça va peut-être venir. Mon discours parle surtout aux gens qui sont en quête de sens. Alors, j’ai surtout énormément de gens qui m’ont dit que ces mots les faisaient surtout se sentir moins seuls, épaulés, et qu’ils légitimaient leur questionnement. Donc que mon discours était bienvenu. Après, la critique que j’ai eu quelques fois c’est « C’est bien joli tout ça mais faut quand même payer les factures. »

Parce que votre livre semble s’adresser à des diplômés qui ont plus le choix, de prendre une voix ou une autre…

Le livre est sous-titré : Lettre à tous ceux qui veulent changer de vie. Et c’est vraiment à tous ceux-là qu’il s’adresse, indépendamment des moyens disponibles, ou du niveau d’études. Je répète souvent que, personnellement, changer de vie m’a pris 6 ans. Que le système néo libéral adore les success stories du self made man qui est passé du grand-père maçon à exposer à NY. Mais ce livre est tout sauf un livre sur le succès. Il veut montrer au contraire que ça prend énormément de temps. Que le succès c’est pas du tout de gagner de l’argent, mais qu’il réside dans le fait même de changer de vie et d’être libre dans les choix que l’on fait. Et que c’est pas du tout du jour au lendemain que ça se produit. J’ai beaucoup souffert, parce que j’étais en pleines crises existentielles, dans des quêtes de sens. Finalement le succès pour moi a été de me rendre compte que je n’étais pas libre, puis de faire ce chemin vers la liberté. Je crois que si je faisais un job alimentaire, qui avait un certain sens pour moi, – ça pourrait être caissier dans un magasin bio, maraîcher – qui me permet de me nourrir tout en me permettant de faire mes photos à côté, je trouverais que ça relève autant du succès qu’autre chose. Mon message ce n’est pas de changer de vie, mais de s’ouvrir, de se questionner sur : qu’est-ce que je pourrais faire pour avoir une vie meilleure, qui est plus en accord avec moi.

On a toute une vie pour être heureux, on peut donc se donner le temps. À partir du moment où l’on prend ce conseil là, je crois que l’on peut faire des aménagements dans nos vies, quels que soient nos moyens

Certaines personnes ont plus de moyens, mais aussi plus de freins. C’était le cas pour moi. J’avais quelques économies – par mirobolantes, mais suffisantes – mais mes freins étaient aussi très très forts. Cette combinaison de freins et de moyens fait que j’ai quand même mis six ans à pouvoir changer de vie. Ça, on ne le dit pas assez. J’aime à répéter qu’on a toute une vie pour être heureux, et qu’on peut donc se donner le temps. On ne doit pas tout claquer du jour au lendemain. À partir du moment où l’on prend ce conseil là, je crois que l’on peut faire des aménagements dans nos vies, quels que soient nos moyens. Certaines personnes ont beaucoup moins de moyens, et beaucoup moins de freins. Elles auront beaucoup plus de facilités, parce qu’elles sont peut-être plus courageuses, plus débrouillardes. D’autres ont moins de moyens et vont aussi devoir faire des aménagements, commencer petit à petit. Cela mettra des années. Je pense que les aménagements dans nos vies sont possibles quels que soient nos moyens. Dans un passage de mon livre, j’évoque que malgré mes moyens qui n’étaient pas mirobolants il fallait que je continue à payer mon hypothèque à mon ex-femme, et un nouveau loyer d’un appartement où je vivais tout seul en ville. Mais je me suis alors rendu compte que ça allait très bien financièrement. Parce que je n’avais plus besoin d’aller chez le coiffeur toutes les deux semaines, de me payer des costumes chers, de changer de voiture. Je vivais de seconde main. « Moins de biens et plus de liens », c’est l’un des leitmotivs de la décroissance heureuse.

Ça fait de votre livre un livre très politique

Oui je pense. Politique dans le sens grec du terme, militant. Je ne suis pas du tout dans le système politique actuel. Je ne suis plus politisé. Parce que force est de constater que mandat après mandat, rien n’est fait par rapport aux urgences qui toquent aujourd’hui à notre porte. Il est politique en tant que soubresaut social, comme un citoyen qui s’interroge comment retrouver le pouvoir des actions, donner du pouvoir de la masse silencieuse – celle que j’appelle La Relève – qui aujourd’hui n’est plus du tout une minorité, mais qui se considère encore comme telle. On ne prend pas le pli du pouvoir que l’on a réellement. Quand on voit que ce petit discours a été vu 10 millions de fois, quand on voit les manifestations énormes contre le racisme, la violence de genre, le climat. Ou même quand on prend le nombre de burn out.

Pour moi, toute cette vague de burn out, ce sont des militants en puissance pour changer la société dans laquelle on est

Pour moi, chaque burn out c’est quelqu’un qui, au-delà d’être malade, est dans le mal être dans la société dans laquelle il ou elle vit. Donc pour moi, toute cette vague de burn out, ce sont des militants en puissance pour changer la société dans laquelle on est. Je reprends souvent l’exemple des régimes autoritaires qui prennent comme première mesure l’interdiction des rassemblements. Non parce qu’ils ne veulent pas entendre les slogans scandés contre eux. La raison numéro 1 pour interdire ces rassemblements, c’est parce qu’ils sont le seul endroit où les militants peuvent se rendre compte de leur nombre, donc de leur pouvoir.

Ce qu’il s’est passé avec les Gilets jaunes en France

Exactement. Les Gilets jaunes se sont rendus compte de leur nombre. Et je pense qu’aujourd’hui on ne se rend pas encore compte – tous ceux qui sont dans le mal être, dans le changement – cette fameuse Relève ne se rend pas encore tout à fait compte du pouvoir que l’on a, du nombre que l’on est. Mais on commence petit à petit. Moi je suis convaincu que cette relève existe, et qu’il n’est plus qu’une question de temps pour qu’elle prenne vraiment les rênes du pouvoir dans la société.

Mais qu’est-ce qui selon vous fait que les gens, cette Relève dont vous parlez, ne prend pas conscience de leurs similitudes et de ce pouvoir qu’ils incarnent potentiellement ?

Les médias sont contre ça et le système en place est extrêmement puissant. Et dans l’inertie. Mais ce système commence à s’énerver aujourd’hui. Je relève les agressions directes du système en place vers les changements et qui n’étaient pas aussi virulentes jusqu’à présent. Par exemple les lois de plus en plus liberticides en France, notamment contre les journalistes et la liberté d’expression, de plus en plus malmenés. La France commence à être pointée du doigt par des consultants indépendants. La France justement où les mouvements sociaux dont les Gilets jaunes, sont de plus en plus importants. Je pense aussi à une campagne de pub d’une grande compagnie d’assurance qui invite textuellement à éviter les petits commerces de proximité, si vous voulez faire des économies, et de leur préférer la grande surface une fois par semaine.

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Ils attaquent parce qu’ils sentent enfin un adversaire de taille en face. "Ils", dans ce cas-ci, c’est GENERALI.ch assurances…

Geplaatst door Pedro Correa op Woensdag 30 september 2020

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Ça ne se voyait pas avant et cette virulence laisse à penser que le système est en train de prendre peur. Et comme le système a le pouvoir des médias, il nous sépare, nous divise. Je reprends à la fin de mon livre l’exemple de la Guerre Civile espagnole qui a été perdue par les Républicains du fait de leur division. Ils étaient tous unis par l’envie de liberté, un objectif commun, très louable. Rassemblant des gens venant de tous les pays, de tous bords idéologiques, socialistes, communistes, anarchistes. Tous unis par cette même envie, mais divisés par leurs idéologies diverses. Alors qu’en face, les fascistes faisaient bloc, ne se posaient pas de questions, marchent au pas et appliquent les injonctions et les ordres tels qu’ils arrivent sans se poser de questions. Nous sommes les bariolés, les libres, les organiques. C’est donc beaucoup plus difficile de mettre tout ça en place. Et mon appel à la fin du livre est vraiment d’arrêter les jugements, et de se mettre ensemble, et enfin de se rendre compte de notre pouvoir. Et ce malgré les décisions qui peuvent nous titiller de l’extérieur. Parce le système n’attend que ça: que l’on soit divisé. Ce système est bien installé. C’est pour cette raison que j’invite aux groupes de réflexion. Ils sont un outil qui m’a beaucoup servi. On était un groupe d’amis et on se réunissait une fois par mois, une soirée à parler de question existentielle (ce qui nous rend heureux, ce que l’on veut faire de notre vie? Quel est l’impact de nos jobs dans la société.) avec des intervenants extérieurs, comme Pablo Servigne, spécialiste de la collapsologie, des banquiers, pour nous expliquer comment les banques fonctionnent, idem avec les journalistes et les médias. Notre objectif : comprendre les systèmes de l’intérieur. Ces groupes sont vraiment quelque chose de génial, parce qu’ils légitiment nos questionnements. Avant j’étais tout seul, à me dire que je voulais quitter mon job, à me demander si j’étais dingue. Mais le fait d’être une vingtaine à se réunir tous les mois, on s’est rendu compte, individuellement, que l’on n’était tout sauf farfelus, et qu’on était pas seuls. Il y a vraiment une lame de fond qui pose des questions très légitimes. Ça donne beaucoup de force.

Et de ces groupes de réflexion, comment transformer l’essai ? Comment prendre part concrètement au changement ?

C’est un peu l’objectif de ce livre en fait. Être une parmi de nombreuses initiatives – écovillages, monnaies locales, ZAD. Elles ne donnent pas l’impression de créer un mouvement, parce qu’éparses et souvent locales. Mais elles constituent en fait une masse grande et large, qui laisse à penser qu’on est presque à un moment d’inflexion. Mon groupe de réflexion a commencé à avoir vraiment du pouvoir le jour où on lui a donné un nom. Il a alors cessé d’être un groupe d’amis qui se rassemblent pour exister, à être rejoint par des inconnus, prendre de l’ampleur. L’inflexion se fera grâce notamment à la multiplication de ce type de groupes, et d’autres initiatives, qu’ils s’agissent de groupes Facebook, notamment de gens à vélo qui sont aussi une forme de volonté de changement. J’avais fait une compilation des unes de journaux qui insultaient presque les nouvelles règles écologiques contre le dérèglement climatique, des unes extrêmes violentes, du Point, de Valeurs actuelles, qui insultaient, qui ridiculisaient ces gens, taxés de nouvelle dictature verte, etc.

Mais avec ce que l’on sait aujourd’hui sur le climat, on peut se demander sur quoi repose ce type de réflexions, comment peut-on encore freiner des quatre fers pour accéder à un monde meilleur. Comment ne pas croire que ce système a fait son temps, avec les dégâts que l’on sait (climat, santé, etc) ? Ne faudrait-il pas infiltrer le système pour essayer de le comprendre et le déjouer ?

J’étais moi-même dans ce système. Et ce livre est le voyage qu’il faut faire pour passer de cet état là à un état d’éveil et d’ouverture. Et pour cela il faut vraiment avoir une révolution intérieure, qui commence par un évènement déclencheur fort. Chez moi ça a été la mort de mon père. Chez d’autres ça peut être un burn out. Ça prend vraiment beaucoup de temps. Parce que pour avoir des convictions aussi fortes pour quelque chose qui est aussi nuisible, c’est qu’il y a des générations derrière, des messages qui ont été répétés, répétés. J’ai l’impression que la seule chose que l’on puisse faire c’est de donner l’exemple, donner des idées.

Moi je ne peux que semer la graine et semer la discorde intérieure.

D’être dans la compréhension plus que dans le jugement. Quand je me retrouve en face de quelqu’un énervé par mes idées, au point d’en devenir agressif, je sais que c’est quelqu’un dans la souffrance, qui est remué par ce qu’il entend. Et pour laquelle je ne peux rien faire de plus. Moi je ne peux que semer la graine et semer la discorde intérieure. Et celui qui vient me dire « C’est n’importe quoi », je sais qu’il va y repenser, et je sais qu’à partir de là il va faire le chemin, se poser des questions, peut-être même voir un psy. Je pense qu’il faut vraiment laisser faire sans jugement, parler à ceux qui sont déjà prêts à nous entendre. Ceux qui ne sont pas prêts à nous entendre, plus on va essayer, plus ça va les énerver. Il faut essayer de convaincre par l’exemple. Je dis souvent que j’avais ce fantasme de rentrer dans cette grande banque multinationale pour essayer de la changer un peu de l’intérieur. Mais en fait, le seul acte qui ait vraiment réussi à changer qui que ce soit, c’est le fait de partir. En partant, les gens ont commencé à se demander : ce gars qui devait être mon chef ou qui avait une belle carrière en perspective, est parti. Et il est très heureux. Donc c’est possible. Il faut montrer les possibilités qui existent. C’est déjà énorme comme militantisme que de montrer les possibilités.

Suite à votre discours à l’UCLouvain, avez-vous reçu des témoignages qui vous ont bouleversé?

J’en reçois tous les jours. Après mon discours, je crois que j’ai pleuré tous les jours pendant deux ou trois mois. Je recevais des dizaines de messages, tous touchants. Ce qui m’a le plus frappé, c’était le pouvoir des mots. J’avais donné ce discours avec bienveillance, en me disant que peut être ça allait donner des envies. Mais voir après, dans la pratique, à quel point les mots qui sont des choses invisibles, peuvent avoir des effets physiques aussi puissants, m’a vraiment bouleversé. Un des étudiants qui était sur place m’a dit que cette nuit-là il n’a pas dormi. Il a vomi toute la nuit, rien que par ce que j’avais dit.

Voir dans la pratique, à quel point les mots qui sont des choses invisibles, peuvent avoir des effets physiques aussi puissants, m’a vraiment bouleversé

Depuis il avait été transformé, il avait parlé à ses parents, il a changé de job. Il y a aussi cette fille, qui m’a écrit en me disant qu’elle est sorti de la dépression, juste en écoutant ce discours-là. Elle s’était sentie écrasée par le système toute sa vie. Pour elle, c’était de sa faute si elle était en burn out, elle n’était juste pas adaptée. Et le fait d’entendre l’inverse, qu’elle n’était pas la victime, mais qu’elle était la source d’un renouveau, ça l’a fait sortir du lit. Elle a entamé son cheminement vers la guérison, elle a commencé à reprendre des cours, voir des psys, etc. Ce sont des témoignages qui me bouleversent. Encore chez Filigranes pendant une signature il y a quelques jours, je vois un homme, le stéréotype du mec fort, viril, qui se plante devant moi. Et il commence à pleurer. Parce quel la virilité est un poids comme un autre. Or on peut aujourd’hui reconnaitre qu’on a des failles, des blessures que l’on peut s’accorder. On peut voir comme des forces, le fait d’être sensible, empathique.

Avec tout ça, n’avez-vous pas peur de devenir un gourou ?

C’est un risque. Et je le travaille à fond. Quand je dis que le bonheur est un travail quotidien, pour moi le travail aujourd’hui est d’appréhender ce nouveau rôle, celui de transmetteur, ou d’éveilleur. Je le prends de la façon la plus humble possible. Mais tout est fait pour que ce ne soit pas comme ça. Les médias, les réseaux sociaux, sont faits pour qu’on prenne la grosse tête. C’est un travail d’introspection, comme tous les autres, que je fais au quotidien. C’est un risque.

Votre travail photographique contient-il des traces de votre vie d’avant, celle ou vous n’étiez pas conscient que vous preniez la mauvaise route ?

Chez moi, les deux cerveaux droit et gauche, l’intuitif, le sensoriel et le cartésien sont très présents. J’ai mis très longtemps à m’en rendre compte. Et aussi que je devais les voir comme des alliés plutôt que des antagonistes. Comme je le dis dans le livre, j’ai fait énormément de psy, de coach, et pour me libérer mais aussi pour m’aimer et faire se rejoindre ces deux côtés là. Quand j’étais docteur, j’annulais tout ce qui était intuition, sensibilité. Et quand j’ai basculé, la tentation était très forte de se dire que les cartésiens sont froids, insensibles. En fait, on possède tous ces deux hémisphères et on peut vivre avec. Je suis certain que je n’aurais pas pu réussir en tant qu’artiste photographe si je n’avais pas un côté cartésien, qui m’a aidé à mettre un prix à mes oeuvres, à faire des campagnes pour mes oeuvres, à faire du réseau, des interviews. À être entrepreneur, de ma propre boite, qui est intuitive et créative, mais qui reste une boite avec laquelle j’avais vraiment envie de gagner ma vie.

Vous dites que l’intuitif peut trouver un allié dans le pragmatique, mais l’inverse ça semble moi évident. A l’instar de la politique.

Je pense que le système a été poussé vers un extrême depuis des décennies. Je ne pense pas qu’il était comme ça au début. Il y a eu des dérégulations, des dogmatismes. On voit bien que les riches sont de plus en plus riches et que le fossé entre riches et pauvres est inédit. Je pense qu’on est dans une dérive, qui fait que le système est extrêmement ankylosé dans ses dogmes et qu’il rejette énormément de choses. Mais à la base, les deux approches étaient compatibles. Par exemple, Einstein et beaucoup d’autres scientifiques des théories quantiques comme Bohr, Planck, étaient très spirituels et utilisaient l’intuition comme un outil comme un autre. Un des camarades de mon groupe de réflexion a décidé de créer un groupe de méditation entre médecins pour pouvoir être plus présent à l’humain. Pas forcément au corps de chair et d’os, mais à l’âme. Pour ramener l’humanité au coeur de la médecine. Les ponts entre médecine classique et médecines alternatives se multiplient. Les gens éveillés sont partout. Même au sein du système. Mais celui-ci est tellement loin aujourd’hui, qu’il a du mal avec ça. On est vraiment à une croisée des chemins très excitante. Mais aussi source de stress.

Justement, comment ne pas être stressé, ou déprimé quand on observe cette résistance au changement. Comment faites-vous, vous, pour tenir le cap ?

Y a deux faces à cette situation: d’un côté un système de plus en plus agressif parce qu’il se sent menacé et de l’autre côté, la Relève, très puissante et enthousiasmante. Je garde un oeil attentif sur toutes ces invectives du système contre la Relève parce que ça m’amuse. Mais quand je veux avoir la pêche, prendre de l’énergie, je me plonge dans toutes les initiatives existantes, dans les vidéos de Youtubeurs qui ont de bonnes valeurs, les Jeunes pour le climat, les travaux de Rob Hopkins sur les villes en transition, le travail de Cyril Dion, Noam Chomsky, Naomi Klein.

L’adversité réveille des gens qui sont dix fois plus matures que nous à leur âge, c’est d’une force vraiment non négligeable.

Le choix ne manque pas. Mais je continue à suivre les groupes anti vélo, pro 4x 4, pour voir comment le système est en train de réfléchir quand on le titille. Quand on entend Adelaïde Charlier avec laquelle je faisais une conférence il y a quelques semaines, cette énergie, cette hargne, comment peut-on être déprimé ? Je serai déprimé le jour où il lui arrivera quelque chose. Ou que ce mouvement se fera écraser. Mais pour le moment, c’est un énorme espoir. Cette génération a une maturité face à l’adversité. Cette adversité réveille des gens qui sont dix fois plus matures que nous à leur âge, c’est d’une force vraiment non négligeable.

Matins clairs, de Pedro Correa, éditions de l'Iconoclaste, 17 euros. Sorti en librairie le 14 octobre 2020
Matins clairs, de Pedro Correa, éditions de l’Iconoclaste, 17 euros. Sorti en librairie le 14 octobre 2020© DR

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