Rencontre avec le philosophe qui nous invite à penser à long, très long terme

. © KATE RAWORTH
Elke Lahousse
Elke Lahousse Journaliste

Dans nos vies effrénées, nous nous attardons rarement sur l’influence de nos actions sur les générations futures. Or, cet horizon étriqué est à l’origine de nombreuses crises, notamment climatiques et migratoires. Comment apprendre à voir plus loin? C’est ce que nous explique le philosophe Roman Krznaric dans un livre renversant.

Attention: après avoir lu le dernier livre de Roman Krznaric (49 ans), il se peut que vous ne soyez plus capable d’élaborer un business plan, de décider d’avoir un enfant ou encore d’émettre un vote sans réfléchir à ce que le monde sera sept générations après votre mort. Avec The Good Ancestor. How to think long term in a short-term world (*), l’auteur nous invite à développer une sorte de sixième sens permettant d’anticiper d’au moins cent ans les conséquences de nos choix. Ce livre, le penseur australo-britannique en a entamé la rédaction il y a quatre ans, afin de répondre d’abord à sa frustration face au manque d’ambition à long terme pour prendre les défis de l’humanité à bras-le-corps. « Les militants écologistes comme Al Gore disent que nous devons apprendre d’urgence à penser à long terme. Tous les journaux déplorent que les hommes politiques sont davantage préoccupés par les prochaines élections que par l’écart grandissant entre riches et pauvres, mais personne n’explique ce qu’est la pensée à long terme, son fonctionnement et les mesures à accomplir pour qu’elle devienne la norme », justifie-t-il lors d’un entretien vidéo depuis son espace d’écriture à Oxford.

Son opus précédent, sur le thème de l’empathie, s’est accompagné du lancement du premier musée de l’empathie du monde, au Royaume-Uni. Pour ce dernier bouquin, le philosophe a cherché des exercices de réflexion et des cas concrets pour nous apprendre à inscrire le monde dans une nouvelle dimension temporelle. Il cite des tribus, en Amérique, qui pratiquent la « pensée de la septième génération ». Il se réfère aussi à une forêt norvégienne dans laquelle poussent des arbres destinés à l’impression, en 2114, de best-sellers en voie d’écriture: un petit cadeau pour les générations futures. Par le biais de ce plaidoyer, Roman Krznaric souhaite rallier un maximum de personnes à sa cause…

Roman Krznaric
Roman Krznaric© KATE RAWORTH

Votre livre nous incite à devenir de bons ancêtres. Pourquoi mettre l’accent sur notre descendance?

Nous devons penser à l’immense héritage que nos ancêtres nous ont légué: il y a 10.000 ans, ils semaient les premières graines en Mésopotamie, construisaient des voies navigables, fondaient des villes, faisaient des découvertes scientifiques, menaient des guerres et pratiquaient l’art… Mais il est rare que nous réfléchissions à leur impact sur notre société. Jonas Salk est un de nos ancêtres. En 1955, avec son équipe, il met au point le premier vaccin contre la polio. Ce docteur reçoit un prix, mais balaie la gloire. Son ambition est simplement d' »offrir un peu d’aide à l’humanité ». Plus tard, le biologiste exprime son credo sous la forme d’une question: « Sommes-nous de bons ancêtres? » Je pense que la formulation active de cette phrase – « comment pouvons-nous être de bons ancêtres? » – est la question majeure de notre époque. En effet, dans cinquante, voire cinq cents ans, des êtres humains vivront, travailleront, aimeront et rêveront encore sur tous les continents de la planète. Leur environnement sera tributaire de notre comportement actuel et de notre manière de compenser notre propension destructrice au cours des deux à trois cents dernières années.

Vous écrivez que « nous colonisons l’avenir ». Que voulez-vous dire?

Nous traitons l’avenir comme s’il s’agissait d’une colonie lointaine, d’une terre vierge où nous pouvons déverser nos dégâts écologiques, risques technologiques et déchets nucléaires. Nous traitons la terre de demain comme une terra nullius, un territoire sans maître. Par le passé, en tant que scientifique politique, j’ai beaucoup réfléchi au mode de fonctionnement de notre démocratie et aux raisons pour lesquelles, par exemple, les femmes ont été privées du droit de vote pendant si longtemps. Mais, jusqu’à ce que j’écrive ce livre, je n’avais jamais compris que nous traitions les générations futures de la même manière. Aucune institution politique ne défend les intérêts des individus qui ne sont pas encore nés.

Nous traitons l’avenir comme s’il s’agissait d’une colonie lointaine, d’une terre vierge où nous pouvons déverser nos dégâts écologiques, risques technologiques et déchets nucléaires.

Notre pensée repose largement sur l’ici et maintenant. Pourquoi?

D’aucuns voient la cause dans nos téléphones et dans la dépendance digitale. Mais la pensée à court terme remonte à l’Europe médiévale et à l’invention de l’horloge qui nous a donné une division plus rigide du temps. Par ailleurs, le capitalisme se caractérise, de plus en plus, par une vision à court terme. Des valeurs sont négociées en Bourse en une fraction de seconde. Et il y a aussi les limites de notre cerveau. Une danse permanente se produit entre notre cerveau à court terme, qui commande notre décision de nous offrir des vacances au soleil, et notre cerveau à long terme, qui nous incite à épargner pour notre retraite.

L’an 02020

Dans son livre, Roman Krznaric cite six étapes pour devenir un bon ancêtre et apprendre à penser plus loin à l’avenir. La première: prendre conscience de l’insignifiance de notre vie humaine dans l’histoire de la Terre. Pour ne pas oublier cela, le philosophe aime s’asseoir régulièrement sous des arbres séculaires. Parfois, il emmène son fils et sa fille de 11 ans à Lyme Regis, une petite ville côtière du sud de l’Angleterre où l’on trouve des fossiles vieux de 195 millions d’années. « A l’échelle de l’histoire de l’univers, l’humanité est récente, constate l’auteur. Si, à l’instar d’un géologue, vous étiez capable de penser cinq milliards d’années en arrière et autant d’années en avant, jusqu’à la mort du soleil, vous vous demanderiez de quel droit vous pouvez anéantir le monde. Une autre façon d’élargir votre perspective temporelle est d’ajouter un « 0 » devant l’année lorsque vous écrivez la date. Ainsi, nous menons cette conversation en 02020. Ce petit chiffre supplémentaire vous permet de vous projeter tout à coup dix mille ans dans le futur. »

The Future Library est un projet de l'artiste Katie Paterson. Depuis 2014, un écrivain renommé fait don chaque année à cette bibliothèque d'un nouveau livre, conservé là et non lu, en guise de cadeau pour les générations futures. En 2114, les 100 livres seront imprimés sur du papier provenant d'une forêt située juste à l'extérieur d'Oslo, qui a été plantée spécialement pour ça.
The Future Library est un projet de l’artiste Katie Paterson. Depuis 2014, un écrivain renommé fait don chaque année à cette bibliothèque d’un nouveau livre, conservé là et non lu, en guise de cadeau pour les générations futures. En 2114, les 100 livres seront imprimés sur du papier provenant d’une forêt située juste à l’extérieur d’Oslo, qui a été plantée spécialement pour ça.© SDP / JOHN MCKENZIE

Nous nous devons également d’élargir l’héritage que nous laissons derrière nous…

A partir d’un certain âge, on commence à réfléchir à ce qu’on veut laisser après notre mort et rédiger un testament ne suffit pas. On doit tendre vers un legs transcendant, quelque chose de plus grand qui nous relie aux générations futures. Les Maoris, par exemple, sont extrêmement bienveillants envers leurs prédécesseurs et leurs successeurs. Mais, dans notre culture occidentale, nous vivons tellement dans le « maintenant » qu’il est difficile de voir que nous laissons un héritage destiné à plusieurs générations. Un jour, j’ai participé à une expérience menée par le Long Time Project. L’exercice consistait à fermer les yeux et à visualiser une jeune personne à laquelle on tenait, le jour de son nonantième anniversaire, et de raconter ensuite ce qu’on avait vu. Me représenter ma fille de 11 ans à 90 ans, une coupe de champagne à la main, m’a bouleversé. Je la voyais, les cheveux gris, dans son salon, mais ce qui m’a frappé, c’est qu’elle n’était pas seule. Elle était entourée de sa famille, de ses amis et collègues, bref d’un tissu de vie. Je voyais même l’air qu’elle inhalait et les arbres dans sa rue. Cette expérience m’a fait prendre conscience du fait que, si je me souciais de la vie de ma fille, je devais me soucier de la vie dans son ensemble. Si je donne toutes les chances à mon enfant, mais que je ne fais pas d’efforts en faveur de la planète, cela ne sert à rien. Depuis lors, j’essaie de jeter un pont entre l’héritage « famille » que je veux laisser et un legs plus transcendant. Certaines personnes ressentent tout naturellement le lien avec l’avenir. Ainsi, dans leur testament, elles prévoient un don d’argent pour des organismes et des gens qu’elles ne rencontreront jamais.

Pour vous, il faut accorder autant de poids aux besoins des générations futures qu’à ceux de la génération actuelle. Est-ce pour cela que votre épouse et vous cédez votre droit de vote à vos enfants?

La justice intergénérationnelle est un de mes chevaux de bataille. Lors des dernières élections nationales au Royaume-Uni, mon épouse et moi avons offert nos voix à nos enfants comme cadeau d’anniversaire. Ils ont trouvé que c’était une idée géniale. Nous leur avons expliqué le fonctionnement du système électoral et avons analysé le programme de chaque parti politique. Le Brexit et le climat leur tenaient particulièrement à coeur. Ils ne voulaient pas donner leur voix à des politiciens qui soutenaient le Brexit et qui n’avaient pas de plan pour le climat. Je vois cela comme une tentative de défendre, dès aujourd’hui, les intérêts des citoyens de demain.

Ministre de l’avenir

Est-il réaliste d’espérer que nos politiciens anticipent au-delà des prochaines élections?

Avant de commencer ce bouquin, je pensais que c’était une cause perdue. Mais aujourd’hui, je vois que certains gouvernements oeuvrent dans ce sens. Ainsi, le Pays de Galles compte un ministre de l’avenir, chargé de représenter les gens qui ne sont pas encore nés. Le Parlement finlandais a une commission pour l’avenir. Le Royaume-Uni mène une campagne, à laquelle je contribue, visant à engager, dans tout le pays, des membres de la commission pour les générations futures. Généralement, la procédure à laquelle les dirigeants recourent pour évaluer les coûts et profits de leurs politiques repose sur le principe du « discounting ». De la même manière qu’une personne semble rapetisser au fur et à mesure qu’elle s’éloigne, le discounting attribue un poids de plus en plus faible aux intérêts de la génération future. Concrètement: dans le cas du projet de construction d’un nouvel hôpital, l’investissement doit être rentable rapidement. Ainsi, les décideurs accordent peu de valeur au bien-être des patients qui le fréquenteront dans cinquante ou soixante ans. Mais beaucoup de pays sont en train de modifier cette logique parce que les avantages de nombreux projets durables, concernant l’énergie renouvelable par exemple, ne seront tangibles que dans cent ans. C’est un sujet technique que j’explique de manière détaillée dans mon livre, car le modèle du discounting est le fondement du fonctionnement actuel de notre économie. Je trouve qu’il est encourageant que des villes et des pays soient prêts à reconsidérer des modèles archaïques comme celui-là.

The Future Library est un projet de l'artiste Katie Paterson. Depuis 2014, un écrivain renommé fait don chaque année à cette bibliothèque d'un nouveau livre, conservé là et non lu, en guise de cadeau pour les générations futures. En 2114, les 100 livres seront imprimés sur du papier provenant d'une forêt située juste à l'extérieur d'Oslo, qui a été plantée spécialement pour ça.
The Future Library est un projet de l’artiste Katie Paterson. Depuis 2014, un écrivain renommé fait don chaque année à cette bibliothèque d’un nouveau livre, conservé là et non lu, en guise de cadeau pour les générations futures. En 2114, les 100 livres seront imprimés sur du papier provenant d’une forêt située juste à l’extérieur d’Oslo, qui a été plantée spécialement pour ça.© KATE RAWORTH

Vous dites que les bons ancêtres pensent en mode « cathédrale », en concevant des projets sur des décennies, voire des siècles. Pouvez-vous citer un de ces projets exemplaires?

Le Londres du XIXe siècle! Chaque jour, de nombreux touristes se promènent le long de la Tamise sans se douter qu’ils foulent un réseau d’égouts actif depuis deux cents ans. Entre 1848 et 1854, une épidémie de choléra due à la contamination de l’eau a coûté la vie à plus de 20.000 personnes. Les autorités sont restées impassibles, par manque d’argent et sous la pression des fournisseurs d’eau qui ne voulaient rien entendre. Jusqu’à ce que, lors de l’été torride de 1854, la puanteur des égouts se répande sur toute la ville, y compris dans les bâtiments du Parlement. Cette odeur était tellement nauséabonde que les députés ont quitté précipitamment les salles de réunion. La « Grande Puanteur » a poussé le gouvernement à prendre les choses enfin en main. Pendant dix-huit ans, un réseau de conduites d’égouts largement en avance sur son temps a été construit sous la direction de l’ingénieur Joseph Bazalgette. Celui-ci a décidé de doubler le diamètre des conduites afin d’anticiper la forte croissance de la population. De plus, il a utilisé les meilleurs matériaux de l’époque, malgré leur prix élevé. Cette histoire permet de faire le lien avec la crise du coronavirus actuelle. Aujourd’hui, quel gouvernement prend-il des mesures sanitaires qui profiteront encore aux citoyens de 02100?

Avons-nous besoin de crises aiguës pour activer notre pensée à long terme?

Je crois que oui. C’est pour cette raison qu’on affirme souvent que les Occidentaux ne réagiront à la crise climatique que lorsqu’ils en souffriront réellement. D’où l’importance de militants comme Greta Thunberg et de participants aux marches pour le climat dans le monde. Ces personnes montrent aux politiciens à quel type de société nous aspirons.

Rencontre avec le philosophe qui nous invite à penser à long, très long terme
© SDP

C’est dans l’air du temps

Pour aborder la crise climatique, nous devons revoir nos priorités, quitte à restreindre nos libertés, ce qui semble difficilement concevable…

Nos libertés ont évolué à divers moments de l’histoire. Lorsque, à la fin du XVIIIe siècle, l’esclavage a pris fin, il n’était tout à coup plus possible de se faire servir une boisson par un esclave. C’était une limitation de notre liberté, mais les gens ont trouvé des solutions alternatives. Cela arrivera encore. Il suffit de regarder les effets du confinement. Depuis des semaines, le samedi soir, mon épouse, mes enfants et moi jouons à un jeu de société, chose que nous ne faisions jamais. Les limitations nous ont incités à trouver une autre source de satisfaction. La restriction de notre liberté de consommateurs est indispensable. Nous ne pouvons pas continuer à parcourir le monde en avion et à acheter ce que nous voulons indéfiniment. Mon père et sa famille vivent en Australie. Pour réduire mon empreinte écologique, je lui rends visite une fois tous les trois ans. C’est dur, mais c’est une des conséquences de la mondialisation.

Dans votre livre, vous donnez des exemples concrets de futurs bons ancêtres. L’optimisme y est de mise…

Je tenais à citer des exemples d’initiatives de petite envergure que nous pourrions envisager à grande échelle. Par exemple, de nombreux artistes sont visionnaires en matière de pensée à long terme. Dans le secteur culturel, il existe beaucoup de projets éclairants . A présent, il s’agit de les appliquer aux niveaux économique et politique.

A quel point les idées et le vocabulaire nouveaux permettent-ils le changement?

Lorsque j’avais 16 ans, mon grand-père m’a offert The Marxist Reader. L’idée maîtresse de ce livre est que, dans un premier temps, un changement de la structure économique s’impose, et que le reste suivra. A mes yeux, l’ordre doit être inversé: il convient de commencer par changer les idées, car ce sont elles qui déterminent notre mode de pensée. C’est ce que j’appelle l’ethnosphère: de la même manière que la biosphère contient l’air que nous inhalons, l’ethnosphère contient l’air culturel que nous inspirons. Ce sont les idées, les attitudes et les croyances qui déterminent notre manière de voir le monde. Il y a quinze ans, mes recherches sur l’empathie n’intéressaient pratiquement personne, car les gens ne savaient pas ce que cela signifiait. Mais les choses ont changé. Des concepts comme l’intelligence émotionnelle et la résilience entrent dans notre quotidien. Maintenant, lorsque je m’adresse aux médias, je peux parler de l’importance de l’empathie sans passer pour un fou.

Quel impact espérez-vous que votre livre aura?

J’espère que les gens en parleront et entreprendront des actions à long terme, qu’ils installeront des panneaux solaires sur le toit des écoles et établiront des plans pour les cent prochaines années. Plus que jamais, nous atteignons un moment de l’histoire où les gens sont ouverts à de grandes idées. Le coronavirus nous incite à nous demander si nous souhaitons revenir au monde d’avant. Intuitivement, beaucoup perçoivent que notre obsession de croissance, nos émissions incessantes de carburants fossiles et notre politique à court terme n’ont plus leur place à cette époque. Nous pouvons mieux faire.

The Good Ancestor. How to think long term in a short-term world paraîtra le 16 juillet chez Penguin, en anglais seulement pour le moment.

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