Devenir nez, ce métier de rêve dans une réalité mondialisée

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Isabelle Willot

La route est longue pour devenir parfumeur. Rares sont les jeunes aspirants qui signeront seuls un jus classé dans le top 5 des meilleures ventes de féminins. La faute au marché de plus en plus concurrentiel qui les pousse à oser d’autres voies.

Une vocation naît souvent d’un fantasme. C’est peut-être mieux d’ailleurs, lorsque la formation a tout d’une quête du Graal dans laquelle seuls se lancent ceux qui osent rêver. La parfumerie n’a pas son pareil pour conter des histoires, sur ses produits bien sûr, mais aussi sur ceux et celles qui les font. Le mythe du parfumeur, perdu dans ses pensées, mouillettes au nez quand il n’arpente pas les champs de fleurs, a été inventé à la fin du siècle dernier. Ce récit, né d’abord au coeur des marques qui ont fait le choix de créer leurs sillages en interne, chez Chanel et Guerlain bien sûr, chez Hermès, Dior et Louis Vuitton ensuite, a fini par percoler chez les maîtres parfumeurs employés par les grandes maisons de composition qui signent aujourd’hui la majorité des jus vendus dans les duty free des aéroports et les grandes chaînes de parfumerie. Ces super nez, stars de la parfumerie dite alcoolique, ne seraient pas plus d’une centaine dans le monde, c’est dire si les places sont chères…

Signer seul un parfum pour une grande marque, c’est comme remporter les J.O.

Ils sont pourtant des milliers à tenter leur chance chaque année. En passant d’abord, pour la majorité d’entre eux, par le tamis des filières de formations les plus prometteuses, qu’il s’agisse des licences professionnelles des universités du Havre ou de Montpellier, ou des programmes dispensés, après admission sur dossier, par l’Institut supérieur international du parfum, de la cosmétique et de l’arôme alimentaire (Isipca) ou la toute jeune Ecole supérieure du parfum (ESP) ouverte à Paris en 2011.  » Une fois leur diplôme en poche, la plupart de ces jeunes ne sont pas encore des parfumeurs opérationnels et cherchent à se faire embaucher par les géants du secteur que sont IFF, Firmenich ou Givaudan, où il seront formés encore pendant plusieurs années, détaille Jeanne Doré, cofondatrice du site www.auparfum.com et rédactrice en chef de la revue spécialisée Nez. Leur travail ensuite n’aura pas grand chose à voir avec l’image d’Epinal que présente l’industrie.  »

Devenir nez, ce métier de rêve dans une réalité mondialisée
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Une overdose de lancements

Dans la vraie vie, le parfumeur sera souvent derrière son ordinateur, dans un bureau donnant sur le parking !

Les maisons de compositions doivent faire face à la multiplication des lancements, qu’il s’agisse de ce que l’on appelle les flankers, soit la déclinaison d’un jus existant, ou de la création d’un produit totalement nouveau pour des griffes de mode aussi diverses que Giorgio Armani, Paco Rabanne, Issey Miyake ou Prada… Ou encore de créations pour ces labels dits de niches vendus dans des parfumeries spécialisées. Et là aussi, c’est l’overdose, ce segment croissant chaque année…  » Aujourd’hui, signer seul un tout nouveau parfum pour une grande marque, c’est un peu comme remporter le 100 mètres aux jeux Olympiques, pointe Eugénie Briot, responsable des programmes de l’école de parfumerie interne de Givaudan. Ils sont déjà plus de 2 500 à postuler chaque année pour quelques places seulement. Nous demandons à nos futures recrues, qui étudieront trois ans avant de commencer à travailler avec un mentor, d’avoir déjà une petite expérience dans le secteur, une sorte de  » reality test  » afin de nous assurer qu’ils savent bien dans quoi ils s’engagent. Dans la vraie vie, le parfumeur sera souvent derrière son ordinateur, dans un bureau donnant sur le parking ! Il devra faire preuve de qualités humaines en apparence paradoxales : on lui demandera un fort esprit de compétition, d’abord en interne pour décrocher le brief du client, et ensuite face à nos concurrents, car les marques qui nous sollicitent proposent leur projet à plusieurs maisons. Tout ça en conservant un bon esprit d’équipe et en faisant preuve de beaucoup de résilience ! Un parfumeur perd plus de projets qu’il n’en gagne. Il doit parvenir à rester créatif, avoir du parti pris et de la foi dans ce qu’il fait, tout en acceptant de se faire recadrer par le client.  »

En peu de temps, ce que l’on considérait autrefois comme un produit de luxe s’est transformé en un objet de grande consommation censé séduire une clientèle mondialisée

C’est donc la plupart du temps avec trois diplômes en poche – dont l’un en chimie -, et la trentaine dans le viseur, que ces heureux élus peuvent enfin mettre le nez dans leur premier  » vrai  » projet.  » Lorsque nous sommes entrés à l’EPF, 90 % des membres de notre promotion se voyaient suivre ce cursus-là, admet Anthony Toulemonde, aujourd’hui à la tête de la Maison Violet ( lire plus bas). Des parfumeurs comme Serge Lutens, Thierry Wasser ou Jean-Claude Ellena étaient nos modèles. Honnêtement, en sortant de l’école, la proportion s’était totalement inversée. On sait que la compétition va être terrible et cela fait moins rêver. Il y a aussi tellement d’autres métiers possibles autour du parfum. Et l’on nous encourage dès la première année à l’entrepreneuriat « . En peu de temps, ce que l’on considérait autrefois comme un produit de luxe – et son prix peut toujours le laisser supposer – s’est transformé en un objet de grande consommation censé séduire une clientèle mondialisée. Difficile face à un telle pression d’imaginer aujourd’hui une marque comme Jean Paul Gaultier laisser carte blanche à un jeune parfumeur de 25 ans – alias Francis Kurkdjian – pour la création de son tout premier masculin. Le Mâle, pourtant, squatte depuis un quart de siècle le top des ventes…

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.© Mathieu Balmet

Un travail collectif

Un coup d’oeil aux lancements les plus emblématiques de cette fin 2019 en dit long sur les stratégies des maisons de composition et du storytelling qui en découle. On découvre ainsi que derrière le nouvel Idôle de Lancôme, présenté comme un outil d’empowerment féminin, se retrouve trois parfumeuses de chez Givaudan – Shyamala Maisondieu, Nadège le Garlantezec et Adriana Medina – venues de trois continents. Pour Born in Roma Donna, premier féminin lancé depuis que les parfums Valentino ont rejoint le portefeuille des fragrances de luxe du groupe L’Oréal, deux femmes aussi sont à la barre, Amandine Marie et Honorine Blanc de chez Firmenich. Libre d’Yves Saint Laurent est également cosigné par le duo formé par Anne Flipo et Carlos Benaïm de chez IFF. Et le scénario se répète encore pour La Belle de Jean Paul Gaultier, avec Sonia Constant et Quentin Bisch de chez Givaudan. Seule exception notable à la règle du collectif, Gucci, depuis l’arrivée à la direction artistique d’Alessandro Michele, a fait le choix de collaborer en exclusivité avec Alberto Morillas, ténor du métier, employé ici à la manière d’un parfumeur maison.

 » Longtemps, le parfumeur a plutôt travaillé en solitaire, reconnaît Eugénie Briot. Désormais, les projets durent plus longtemps – un Idôle de Lancome, c’est quatre ans de recherche et 3 500 essais sans parler des tests consommateurs – et sont aussi plus intenses. Le fait d’être à plusieurs permet d’assurer un relais, de répartir la pression car on gagne… et on perd ensemble. Cela permet aussi de mutualiser les points forts : associer un jeune talent avec un nez plus expérimenté permet de combiner la créativité moins inhibée de l’un avec la virtuosité technique de l’autre.  »

En plein boom aux Etats-Unis, les parfums dits naturels, signés la plupart du temps par des autodidactes, pourraient encore bouleverser davantage les priorités d’un business déjà en pleine mutation…

En quête de structures plus petites

Ceux que l’on présente désormais comme les étoiles montantes des maisons de compositions – Quentin Bisch, Fanny Bal, Alex Lee, Amélie Jacquin ou Nisrine Grillé, entre autres – ont fait leurs armes sur les flankers si décriés hier, mais également dans les marques alternatives particulièrement prisées des Millennials. Face à un secteur en pleine érosion – le fait de gagner un brief ne garantit pas le succès durable du jus sur le long terme – il est devenu essentiel pour les grandes maisons de compositions d’occuper tout le terrain et de décrocher chaque année un maximum de projets pour rester à flots.  » Sur des marques plus niches ou sur des déclinaisons de jus existants, comme il y a moins d’enjeux commerciaux, la créativité peut s’exprimer plus librement « , ajoute Eugénie Briot.  » Comme les volumes dans la niche ne sont pas du tout comparables à ceux des grands lancements, cela laisse aussi la place à de nouvelles structures employant des parfumeurs indépendants avec lesquels les marques décident d’oeuvrer en direct sans jouer le jeu de la compétition « , analyse encore Jeanne Doré. C’est notamment le cas de Maelstrom, fondé il y a deux ans par Marie Schnirer, Patrice Revillard et Yohan Cervi.  » Très vite, des clients nous ont fait confiance, raconte ce dernier. Nous voulons perpétuer une certaine idée de l’esthétique olfactive tout en proposant des choses audacieuses et nouvelles. Nous partons d’une page blanche à chaque projet, pas question de ressortir une formule toute faite d’une bibliothèque d’essais préexistants. Il y a un côté humain, immédiat, collaboratif qui plaît à ceux qui ont fait le choix de venir vers nous.  »

De nouveaux acteurs comme Sillage-Paris ou J.U.S. sont aussi en recherche de professionnels maîtrisant davantage les codes du Net et les attentes d’une génération – la leur – qui semble préférer au mystère de la création une certaine transparence, tant sur la provenance que sur la nature même des ingrédients. En plein boom aux Etats-Unis, les parfums dits naturels, signés la plupart du temps par des autodidactes, pourraient encore bouleverser davantage les priorités d’un business déjà en pleine mutation…

Le réveil d’une belle endormie

C’est sur les bancs de l’Ecole supérieure du parfum, à Paris, que ces trois-là se sont rencontrés, bien décidés à rêver sans entrave, c’est vrai qu’il faut être un peu fou pour se lancer dans pareille aventure. Dès leur première année d’études, Paul Richardot, Victorien Sirot et Anthony Toulemonde décident de devenir parfumeurs indépendants, les stages qu’ils réalisent dans de grandes maisons de compositions suffisent à les convaincre que là ne se trouve pas leur voie. La parfumerie de niche telle qu’elle se markète aujourd’hui leur semble trop artificielle, un peu comme s' » il fallait à tout prix proposer des choses excentriques et exubérantes pour se faire remarquer, soulignent-ils. Nous voulions plutôt revenir à des formules classiques en leur apportant une touche de modernité « .

Le trio découvre l’existence d’une belle endormie. Fondée en 1827 et tombée dans l’oubli depuis plus de 60 ans, la Maison Violet a pourtant compté dans l’histoire de la cosmétique française.  » Ce n’était plus qu’une coquille vide, aux mains d’un fonds d’investissement qui n’en faisait plus rien, détaille Paul Richardot. Nous avons décidé de lui redonner ses lettres de noblesse. » Les jeunes gens ont à leur disposition des images d’époque et quelques jus – à défaut de leurs formules écrites – encore bien conservés.  » Tout cela nous a servi de brief de départ, ajoute Victorien Sirot. Même si nous avons le lexique, nous ne nous sentions pas assez légitimes pour ressusciter seuls ce patrimoine. Nous avons demandé à Nathalie Lorson de chez Firmenich de composer les fragrances pour nous.  » Leur valeur ajoutée à eux, ils la voient dans leur habilité à avancer main dans la main avec la créatrice, complice d’un savoir olfactif. En deux ans d’existence, la nouvelle Maison Violet a déjà quatre parfums au catalogue. Pourpre d’Automne, si bien nommé pour la saison, est à découvrir d’urgence…

Parfums Violet, 145 euros les 75 ml ( disponible chez Senteurs d’Ailleurs, à Bruxelles).

Un Belge dans les starting-blocks

Il ne sait d’où cela lui vient. Il aimait  » les fleurs et la cuisine de papa « , il connaissait, merci maman, les noms des grands couturiers, et portait Live in Play de Lacoste,  » un parfum aux gimmicks parfaits pour plaire « , il était encore un enfant. Plus tard, à 13 ans, Félix Debiesme osera écrire ceci à celui qu’il vénère :  » Cher Monsieur Ellena, j’aimerais devenir parfumeur comme vous, quelles études dois-je faire ?  » Dans ce plat pays qui est le nôtre, un jeune homme qui se rêve nez, cela ne se croise pas tous les jours. L’auteur de First pour Van Cleef & Arpels ou de Terre d’Hermès l’avait gentiment aiguillé.

Félix s’était donc inscrit en bachelor de chimie à l’ULB puis à l’Ecole supérieure du Parfum, à Paris, pour un cursus de cinq ans qu’il entame frontalement en deuxième année, sans avoir jamais approché l’olfaction –  » J’ai dû rattraper le retard et me constituer une bibliothèque mentale de plus de 500 matières premières.  » Le soir, dans sa chambre de bonne, il les inscrit au forceps dans sa mémoire, épaulé par son binôme, Charles, celui-là même que l’on retrouve à ses côtés aujourd’hui dans la création de trois bougies parfumées qu’ils ont signées pour Cyrillus et dans l’édification de leur start-up,  » un projet de fragrances en aérosol, 100 % recyclables, produites en France et inspirées du street art et des couleurs « .

Il a désormais 25 ans, il peut encadrer son diplôme et s’enflammer pour la création. Il a pour lui sa passion inentamée, ses années d’apprentissage  » à réfléchir au parfum et à trouver le bon vocabulaire « , sa découverte du terrain au Paraguay dans une unité de distillation, et son récent stage de huit mois où il assista Nathalie Feisthauer dans son labo parisien indépendant. Vous le croiserez peut-être au Bon Marché, où il officie comme vendeur chez Crivelli,  » une jolie maison contemporaine « . Pour le reconnaître, il vous suffira d’humer sa fragrance par lui composée, entre boisé, épicé et feu de cheminée. Souhaitez-lui bon vent. AFM

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