Du vernis à ongles halal… Vraiment? Comment les musulmans concilient religion et idéal de beauté contemporain
Sur les réseaux sociaux, de plus en plus de musulmans semblent être sous le charme de la beauté halal: des traitements et des produits censés respecter les préceptes de l’islam. Mais l’industrie cosmétique peut-elle seulement être halal? Et les idéaux de beauté modernes sont-ils conciliables avec la pudeur religieuse?
« J’ai appris à l’âge de huit ans que la beauté dans l’Islam peut être complexe et controversée », se souvient Esin, dont le papa est turc. « Un jour, juste avant d’aller à l’école, j’ai subtilisé du gloss et du parfum dans le sac de ma mère. Pendant la première heure de cours sur l’islam, le professeur – un imam strict – m’a surprise avec les produits cosmétiques dans mon sac à dos. Il m’a immédiatement réprimandée: ces produits étaient haram, c’est-à-dire interdits. En grandissant, le fossé entre les préceptes de beauté islamiques et les tendances modernes en matière de beauté est devenu de plus en plus évident. » Nombreuses sont les adolescentes de confession musulmane à avoir été, comme Esin, confrontées à ce dilemme: porter du parfum, utiliser du vernis à ongles, s’épiler les sourcils, se maquiller abondamment ou se teindre les cheveux… Comment concilier soins de beauté et foi?
L’essor des produits et des soins de beauté halal peut donner un semblant de réponse. Au lieu de l’épilation traditionnelle des sourcils, les poils indésirables autour des sourcils sont décolorés. Les extensions d’ongles cèdent la place à des ongles compatibles avec le wudu (les ablutions rituelles, avant la prière notamment): des bagues avec des ongles artificiels que l’on peut facilement mettre et enlever. Le parfum est remplacé par le bakhoor, un encens parfumé composé d’huiles aromatiques et de copeaux de bois que l’on applique sur les cheveux à l’aide d’un chalumeau. Et puis il y a le « tagine blush »: un produit de maquillage en forme de tajine, qui s’active avec de l’eau et donne un blush naturel sur les lèvres et les joues.
L’essor de la beauté halal s’est également traduit par une gamme croissante de produits cosmétiques portant un label halal. Des marques telles que Mora Cosmetics, So.LEK Cosmetics, Lena Cosmetics, Inika, Inglot et Claudia Nour Cosmetics lancent des produits qui répondent aux normes halal, ce qui fait croître considérablement le marché. Mais que signifie exactement le terme « halal » dans ce contexte ?
Halal et haram
Commençons par les concepts clés de halal et haram. Plus précisément, halal signifie permis, ou propre. Haram signifie interdit. Simple, pensez-vous? Rien n’est moins sûr: ces termes comportent de nombreuses couches et nuances. Prenons l’exemple des ingrédients. Le parfum traditionnel est interdit – selon certains érudits – parce que les musulmans n’ont pas le droit d’utiliser des produits contenant de l’alcool. En effet, l’alcool est strictement interdit, selon les règles islamiques.
Les produits de soin de la peau contenant des ingrédients provenant d’animaux considérés comme impurs par l’islam – tels que les porcs, les prédateurs, les reptiles et les insectes – sont également interdits. Les animaux considérés comme propres doivent faire l’objet d’un abattage rituel, ce qui est important dans le cas des compléments contenant du collagène bovin. Et même les colorants dérivés d’insectes peuvent être controversés. Les crèmes hydratantes et les crèmes contenant des enzymes et des micro-organismes provenant de produits laitiers non pasteurisés? Verboten.
Wudu et valeurs
Les principes du halal et du haram jouent également un rôle important dans les rituels tels que le kudu, qui consiste à se laver les mains et le visage avant de prier ou de lire le Coran. Les produits cosmétiques doivent donc être « kudu-friendly », c’est-à-dire facilement lavables. Le vernis à ongles traditionnel, les ongles en gel, les tatouages (semi-)permanents, les cils artificiels et certains piercings sont donc également prohibés.
Toutefois, « ce concept va au-delà des ingrédients et des rituels. Il englobe également des valeurs telles que la modestie, la durabilité et l’absence de luxe excessif et de vanité », précise Kautar Oulad El Haj, expert au sein du réseau flamand d’experts de l’islam. Cela inclut les changements esthétiques tels que la chirurgie plastique, qui sont considérés comme une interférence avec la création de Dieu et donc interdits. L’épilation des sourcils est également soumise à des règles strictes: la forme ne doit pas être modifiée, bien que les avis divergent parmi les érudits. Certains pensent que les sourcils ne doivent tout simplement pas être épilés ou taillés.
La beauté peut-elle être halal?
Et puis, il y a ce débat délicat et controversé où les opinions sont souvent diamétralement opposées: selon les préceptes stricts de l’Islam, une femme doit garder sa sexualité privée. L’idée sous-jacente est qu’une femme ne doit pas susciter la convoitise de quelqu’un d’autre que son mari – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les femmes se couvrent les cheveux d’un foulard. Mais les produits et traitements cosmétiques, qui sont souvent destinés à embellir l’apparence, sont-ils compatibles avec ces mêmes préceptes islamiques?
« Si vous lisez le Coran, il est effectivement question que la femme garde sa sexualité privée », déclare Kautar Oulad El Haj. « Mais il faut oser replacer les règles de beauté dans le contexte d’aujourd’hui. Qu’entendons-nous par la sexualité d’une femme à l’heure actuelle? Comment l’interpréter? Qu’est-ce que cela signifie pour vous en tant que femme? Tout dépend de la manière dont vous l’interprétez et la vivez. En ce qui me concerne, il s’agit d’une question personnelle qui peut varier d’une personne à l’autre », continue l’expert. « Il est important de ne pas se réduire complètement à un être religieux. Il faut oser donner une place aux besoins matériels et émotionnels, en réalisant qu’ils font partie de nous en tant qu’individu. Nous constatons aujourd’hui que les femmes musulmanes ressentent également une pression sociale croissante qui les pousse à se maquiller. »
Il suffit de penser à des phénomènes comme le pretty privilege: une personne dont l’apparence est attrayante selon les critères de beauté est censée trouver un emploi plus rapidement, être mieux traitée et avoir plus de succès. À titre d’exemple, une étude publiée sur la plateforme IZA World of Labor Economics révèle que les personnes séduisantes sont embauchées plus rapidement et gagnent plus que leurs collègues moins séduisants.
Une autre étude montre que les personnes séduisantes qui commettent un délit sont punies nettement moins souvent et moins sévèrement que les personnes moins séduisantes qui commettent le même délit. Il est tout à fait naturel que les femmes musulmanes soient désireuses de se conformer à ces idéaux de beauté émergents (ou moins émergents) et qu’elles n’aient pas envie de se retrouver sur le banc de touche.
Botox, greffes de cheveux, laser… Aussi pour les musulmans?
L’évolution constante des traitements et des produits de beauté pose donc des dilemmes moraux de plus en plus complexes aux musulmans. Prenons les tendances modernes telles que les produits de comblement, le botox, les greffes de cheveux et les traitements au laser: qu’est-ce qui est autorisé et qu’est-ce qui ne l’est pas? Les savants et les croyants ne s’entendent pas sur ce point. Certains estiment que ces procédures sont acceptables dans le contexte moderne car elles peuvent améliorer la qualité de vie sans nuire à autrui. D’autres, en revanche, estiment que lorsque l’objectif est principalement d’embellir l’apparence, ces traitements doivent être considérés comme haram.
Et puis il y a le spectre des croyances, qui varie d’une culture à l’autre, de très conservatrice à extrêmement libérale », explique Oulad El Haj. Les différentes cultures et générations ont des interprétations différentes et vivent la foi de manière différente. Les règles de beauté sont également intrinsèquement liées à une norme culturelle.
C’est le cas de la Turquie, où la majorité de la population est musulmane et où l’industrie de la chirurgie plastique est florissante. Ici, la religion et les traitements de beauté ne semblent pas nécessairement en contradiction. En raison de cette complexité et des dilemmes susmentionnés, il est souvent difficile de savoir ce qui est acceptable ou non. Pour ces questions délicates, il existe en Europe le Conseil européen de la fatwa et de la recherche (CEFR), ce conseil théologique, par ailleurs critiqué pour son traditionnalisme, fournit aux musulmans d’Europe des lignes directrices claires pour les aider à s’y retrouver.
Une lacune sur le marché de la cosmétique?
La beauté étant un domaine assez complexe, les musulmans sont de plus en plus à la recherche de traitements et de produits certifiés halal. Jihad, une styliste de sourcils entrepreneuse à Anvers, répond à cette demande avec son concept de sourcils halal. Elle explique: « J’épile les sourcils sans les arracher ni les couper. En décolorant les poils indésirables, ils semblent disparaître. Le reste du sourcil est laminé, c’est-à-dire que les poils sont fixés à l’aide d’une solution spéciale pour donner un aspect plus fourni et plus défini.
Jihad a trouvé l’idée aux Pays-Bas, où la pratique est populaire depuis un certain temps. Après l’avoir essayée sur des amies, tout s’est accéléré. « En peu de temps, je me suis constitué une clientèle fidèle. Les femmes musulmanes sont particulièrement nombreuses à s’extasier sur mes services, car ils offrent une solution unique qui n’existait pas jusqu’à présent. »
Outre l’essor des sourcils halal, de plus en plus de marques de maquillage affichent le label halal. Auparavant, les consommateurs musulmans achetaient souvent des produits de maquillage végétaliens ou à base de plantes. Bien que ces produits ne portent pas toujours le label halal officiel, ils répondent généralement à des normes similaires car ils ne contiennent pas d’ingrédients d’origine animale.
Label halal
Un tel label halal est-il donc nécessaire? Kautar Oulad El Haj porte un regard critique sur cette question. Les acheteurs trouvent ce label pratique car, sinon, ils doivent faire des recherches eux-mêmes, côté ingrédients. Mais pour l’expert, un label pourrait être une façon de se déresponsabiliser et de croire aveuglément que le produit est conforme aux directives islamiques. Mais, prévient-il, cela ne semble pas être la bonne approche. « Les entreprises risquent d’utiliser ces labels à des fins d’exploitation commerciale de la sacralité. Par exemple, il y a eu plusieurs cas de fraude halal dans le passé: des marques alimentaires ont utilisé le label halal alors que leurs produits n’étaient pas conformes aux réglementations en vigueur. »
En d’autres termes, la beauté halal est un business, qui capitalise sur les valeurs et l’identité des consommateurs. Que vous soyez végétalien, que vous préfériez les produits naturels ou que vous pensiez que le gouvernement veut vous empoisonner avec des parabènes et des écrans solaires, le marché s’adapte à vos besoins et à vos valeurs pour vous encourager à acheter, quels que soient votre confession, vos croyances, vos valeurs.
Il en va de même pour les cosmétiques et les traitements halal. « Vouloir se conformer aux directives islamiques est une bonne chose, mais il est important de réaliser que la beauté halal est en fin de compte un marché à but lucratif, où la foi peut tout aussi bien être instrumentalisée », conclue notre expert en islamologie.
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