Le summum du luxe: s’offrir un parfum entièrement sur mesure
L’offre n’a jamais été aussi diversifiée. Mais la demande pour des sillages personnalisés est en expansion chez les grands acteurs du luxe. Tout comme Guerlain ou Maison Francis Kurkdjian, Louis Vuitton propose désormais des fragrances sur mesure. Des services dont le coût peut atteindre les 60.000 euros.
Et si c’était ça, le luxe ultime finalement? Un signe invisible de richesse, niché au creux du cou, qui vous rendrait unique au monde. Posséder sa propre fragrance, telle une signature olfactive, est plus que jamais du goût de notre époque qui élève, pour ainsi dire, la singularité en art de vivre. Une sorte de retour aux sources du parfum qui, de produit rare et hors de prix réservé à une élite jusqu’au milieu du siècle dernier, s’est démocratisé, voire massifié, au fil du temps. « Cette ouverture au plus grand nombre a eu des aspect positifs, reconnaît Jacques Cavallier Belletrud, maître parfumeur chez Louis Vuitton depuis près de dix ans.
Le revers de la médaille, c’est que le spectre est devenu trop large. Pour de plus en plus de gens, les jeunes surtout, le parfum est bien plus qu’une simple commodité. Quelque chose qu’on met le matin pour sentir bon. C’est un élément essentiel dans la démarche sociale. Encore plus aujourd’hui où, par la force du confinement, on a retrouvé le plaisir de ressentir son parfum, chez soi et sur soi, et de tisser avec lui une relation encore plus forte qu’auparavant. »
A mes yeux, c’est le summum du chic de pouvoir se dire que sur 8 milliards d’individus, vous serez le seul à porter un parfum qui sera le vôtre à vie.
Jacques Cavallier Belletrud
Avant de devenir le nez du malletier français, ce natif de Grasse a créé des icônes de la parfumerie moderne, comme L’Eau d’Issey, Classique de Jean Paul Gaultier ou Nina de Nina Ricci. Ses sillages pour Louis Vuitton – pas moins de vingt-cinq à ce jour – ne sont distribués que dans les boutiques de la marque, soit un réseau très sélectif, comparable à celui de la parfumerie dite de niche. Les quantités produites somme toute limitées, combinées à un prix élevé (au minimum 225 euros les 100 ml), en font des produits d’exception que l’on a peu de chance de reconnaître au détour d’une rue. Une rareté qui ne semble toutefois pas satisfaire la quête perpétuelle d’exclusivité des clients les plus fortunés des grands noms du luxe. « Le sur-mesure est dans l’ADN de Louis Vuitton depuis 1854, pointe Jacques Cavallier Belletrud. Il m’a semblé tout naturel de proposer également un service de personnalisation en parfumerie. A mes yeux, c’est le summum du chic de pouvoir se dire que sur 8 milliards d’individus, vous serez le seul à porter un parfum qui sera le vôtre à vie. »
Une démarche intime
La tendance existe en parfumerie fine depuis plusieurs années déjà, chez Guerlain et Maison Francis Kurkdjian notamment. Mais aussi chez des acteurs du secteur qui se sont d’emblée spécialisés dans une forme de « sur-mesure standardisé », aussi contradictoire que cela puisse sembler. Jo Malone London, par exemple, en incitant le consommateur à superposer des fragrances, l’encourageait déjà à jouer un rôle plus actif dans la création de son propre sillage. Des marques comme The Alchemist Atelier ou Sillages Paris vous invitent à choisir, sur la base d’un questionnaire préétabli, dans une bibliothèque d’accords composés par des nez professionnels, ce qui constituera le squelette de votre futur parfum. Dans le cas de Sillages, c’est même un algorithme d’intelligence artificielle qui se charge de la sélection. Certes, la probabilité statistique de se retrouver face à quelqu’un de son entourage qui ait fait les mêmes choix que soi est assez faible. Mais le parcours à accomplir pour détenir la précieuse fiole n’est évidemment pas comparable.
Guerlain, Louis Vuitton et Maison Francis Kurkdjian – toutes trois propriétés du groupe LVMH -, ont confié la tâche à leurs nez « in house » qui comptent parmi les maîtres parfumeurs les plus talentueux du monde. Un club très privé dont les membres se comptent tout au plus sur les doigts des deux mains. Thierry Wasser chez Guerlain tout comme Francis Kurkdjian n’acceptent pas plus de deux ou trois projets par an, grand maximum. Et les listes d’attente s’allongent. Chez Louis Vuitton, qui s’est lancé dans l’aventure fin 2020, Jacques Cavallier Belletrud espère pouvoir satisfaire annuellement une dizaine de demandes. Le processus lent, qui durera entre huit mois et un an – ce qui englobe le temps de la création et celui des « essayages » -, commence toujours par un long entretien. « Ceux qui se lancent dans cette démarche sont souvent des amateurs éclairés de parfum, détaille Thierry Wasser. Ils adorent ça! Ce n’est pas un projet à prendre à la légère. Certes, ils sont prêts à payer 45.000 euros et pour ce prix-là, ce n’est pas au taux horaire que cela se passe, ils ne sont pas tombés dans un bureau d’avocats d’affaires. Cela reste décontracté, même si je suis assez exigeant dans ce que j’attends d’eux: s’ils veulent être satisfaits du résultat, ils doivent s’engager. Accepter de se livrer. Car le parfum, qu’est-ce que c’est? C’est une manière de s’exprimer, c’est un style qui, contrairement au vêtement, ne se voit pas, mais qui en dit long sur la personnalité. Pour que je sache quel parfum créer, il y a une forme de mise à nu nécessaire. On touche à des moments de l’intimité, de l’enfance, de la relation familiale. C’est très délicat. Il faut savoir écouter, poser les questions qui aident les gens à s’ouvrir. »
Un très long processus
Francis Kurkdjian, qui pratique l’exercice depuis plus de vingt ans, mène d’ailleurs le premier entretien par téléphone. « Ma technique s’est affinée avec le temps, confie-t-il. Il y a toujours, au début en tout cas, une certaine pudeur à parler de soi, même si le parfum aide à délier les langues. Le fait de ne pas se voir facilite les choses car il n’y a jamais de regard qui pourrait exprimer une réaction même à mon insu. C’est presque psychanalytique par moment. Il faut du tact. Car à travers ces récits vous vous posez vraiment dans le cou des gens. » Ici, le service préexistait même à la création de la marque. « La première fois que je me suis prêté à l’exercice, j’habitais New York et j’avais mis mon nez aux enchères pour une association qui aidait les malades atteints du sida. La jeune femme qui m’a « gagné » a quand même déboursé 12.000 dollars. Elle m’a demandé de créer un parfum pour son compagnon à l’occasion de la Saint-Valentin. » L’aventure du sur-mesure pour lui n’a jamais cessé depuis. « C’est un service exceptionnel… mais confidentiel, poursuit le créateur du Mâle de Jean Paul Gaultier. S’il fallait faire une comparaison avec la mode, on parlerait ici de haute couture. Mais il y a, toute proportion gardée, encore moins de clients pour ce type de parfumerie que pour la couture car le parfum ne se voit pas. Il ne faut pas être un expert pour reconnaître la différence entre du prêt-à-porter et de la couture, notre oeil est plus entraîné. Olfactivement, c’est beaucoup plus difficile pour un non-professionnel de distinguer les nuances, même si l’on est passionné et motivé. Il faut donc vraiment en avoir envie. C’est une offre complémentaire qu’une maison de luxe se doit de proposer mais on ne gagne pas notre vie avec ça – même si le coût de la création hors matières première démarre à 25.000 euros. Car cela prend énormément de temps. »
Pour faciliter la prise de contact, Jacques Cavallier Belletrud a demandé à l’atelier des commandes spéciales d’Anières de lui confectionner une malle de parfumeur voyageur contenant une sélection de matières premières qu’il espère bientôt pouvoir emmener à la rencontre de ses clients. « Dans le début du processus, j’aime faire sentir certains ingrédients, des accords classiques de parfumeries comme les chypres, les floraux… afin de susciter des réactions. C’est à partir de là que je vais dresser un portrait olfactif qui relève autant de la psychologie, des émotions et des sentiments que de la démarche artistique. Je dois avant tout m’adapter à la personne que j’ai en face de moi. Certains viennent avec une idée bien précise: ils veulent que je recrée, pour eux, l’odeur du jardin de leur enfance dans un patio en Espagne par exemple. D’autres me parlent de la crème brûlée de leur enfance. Le luxe, c’est vraiment de faire en sorte que ce qui paraît impossible devienne réalité. »
Tous trois confessent devoir parfois aller à l’encontre d’idées reçues. « Les gens ne connaissent pas vraiment les odeurs des choses, insiste Francis Kurkdjian. Ils connaissent des noms. Et pensent à tort par exemple que l’essence de rose sentira la même chose que la fleur fraîche de leur jardin. Cela s’apprend et je n’attends pas d’eux qu’ils parlent comme un parfumeur, je dois me mettre à leur niveau, comprendre ce qu’ils cherchent à me dire. Sans compter que certaines notions comme l’idée de la fraîcheur, par exemple, sont totalement différentes au Japon, en Russie ou aux Etats-Unis. » Thierry Wasser se souvient lui aussi de ces clients affirmant haut et fort haïr le jasmin ou la vanille alors que leur parfum favori en était surdosé. « Combien de fois n’ai-je pas entendu: « Je déteste les muscs mais je veux que mon parfum tienne 120 jours », s’amuse-t-il. Mon job, c’est de décoder, d’utiliser la technique pour répondre aux souhaits les plus improbables. »
Des demandes étonnantes
Plus incongrue encore, cette idée d’un propriétaire de haras brésilien d’offrir à tous les invités d’un concours hippique qu’il organisait un parfum souvenir inspiré par l’odeur… de la crinière de son cheval. « Une édition unique, un one-shot de 50 flacons, se souvient Francis Kurkdjian. Des matières qui rappellent l’odeur d’un équidé, ça existe mais il trouvait que cela ne sentait pas assez « le sien », alors il m’a envoyé des échantillons de poils pour que je puisse adapter. » Dans tous les cas, farfelus ou non, l’avancement du projet est jalonné de phases de tests. « Je leur demande de tenir une sorte de journal de bord, détaille le parfumeur parisien. Je veux qu’ils portent chaque essai au moins une semaine. Qu’ils notent les réactions. Les leurs et celles des autres. Et souvent leur avis va changer. » A quelques exceptions près, ce sont pourtant rarement les propositions les plus ambitieuses qui passent la rampe.
« Je m’étonne parfois que les gens ne trouvent pas leur bonheur dans les 120 parfums qui composent notre catalogue, note Thierry Wasser. Il faut être sacrément compliqué mais ce n’est pas le sujet. Ce qui compte ici, c’est l’envie de faire cette démarche. De se dire « Je veux quelque chose rien qu’à moi ». C’était le cas par exemple de cette cliente de Honk-Kong en quête d’un sillage à base d’hedychiums, que l’on appelle aussi ginger lilies. Il existe tout un tas de parfums en Asie qui ont cette fleur comme base. Mais elle voulait une photographie olfactive de ses fleurs, sans que je doive les distiller. Il a fallu tout reconstituer. »
Comme le spécifie encore Jacques Cavallier Belletrud, la démarche pour lui, finalement, n’est guère différente de celle de la création d’un parfum « classique » de la maison. Tous les tests de toxicologie doivent être effectués sur la peau mais aussi sur le flacon pour s’assurer de la stabilité de la formule. Tout au plus peut-on parfois s’autoriser des matières plus rares vu la faible quantité de parfum qui doit être produit. « A chaque nouvelle demande, c’est la même exaltation, conclut-il. Car j’apprends toujours quelque chose de fort. Ces clients qui viennent du monde entier sont toujours des incarnations puissantes de cultures qui nous sont lointaines. Et les liens qui se tissent sont exceptionnels. » Comme les parfums qui en découlent et durent souvent toute une vie.
Kristof Lefebre a toujours aimé les parfums. Une passion qui s’est révélée, dès l’enfance, en collectionnant les miniatures. Pharmacien de formation, le jeune homme tient une officine pendant dix ans avant de sauter le pas et de s’inscrire à la célèbre école de parfumerie ISIPCA, à Versailles. Convaincu que nous réagissons chacun différemment aux odeurs qui se présentent à nous, il se spécialise aussi en aromacologie et en neurocosmétique, dans le but de « créer des produits qui nous rendent heureux ». Avant même de lancer l’an dernier la marque Miglot Fragrance Lab, à Gand, il propose assez vite un service de parfums sur mesure élaborés avec la même rigueur que celle des grandes maisons. « Le travail dure toute une année, détaille-t-il. Car il est essentiel pour moi que l’on puisse sentir le parfum pendant les quatre saisons. Je vois le client huit fois. Tout commence par une longue conversation afin d’établir une sorte de vocabulaire commun. Afin de mieux pouvoir comprendre ses souvenirs. L’odeur de la mer, par exemple, n’est pas du tout la même si on a en tête une plage à Hawaii ou à la mer du Nord. J’ai besoin de connaître le contexte et cela prend du temps. »
Dès la première entrevue, le nez fait aussi sentir des matières et des accords à son interlocuteur de manière à nouer plus facilement le dialogue affiné par une série de questions qui invitent à la confidence. « Cela m’indique dans quelle direction je peux me lancer, ajoute-t-il. Sachant que je pars toujours d’une feuille blanche. » Kristof accepte huit projets « privés » par an. Un service qui tourne autour des 5.500 euros et qui comprend l’élaboration du sillage et un joli flacon au capot serti d’un petit diamant. « Je veux que tout soit transparent, insiste-t-il. C’est pour cette raison que j’implique le client à chaque étape. Je commence toujours par faire des propositions très brutes, cinq ou six environ. Que je lui demande d’essayer au calme à la maison, dans son environnement. Et sur la base de son retour nous choisissons ensemble la direction à prendre. A la manière d’un architecte, je propose des esquisses pour voir si je l’ai bien compris. » De là naît une première composition plus définitive qui sera ensuite encore facettée au fil des mois. « Tout est dans les détails, conclut-il. La présence, même en toute petite quantité, d’une matière dont les gens n’ont pas vraiment conscience peut tout faire basculer. »
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