Comment éviter les ruptures en amitié, et pourquoi sont-elles si dures?

© ILLUSTRATION GERDA DENDOOVEN

Comme en amour, la rupture amicale est parfois inéluctable, mais souvent difficile à vivre. En compagnie de quelques experts, nous avons tenté de comprendre les raisons de la désunion et les outils précieux pour garder le feu allumé.

C’est l’un des dommages collatéraux de la période de distanciation sanitaire. Certains amis nous paraissent aujourd’hui bien loin. Et si une poignée d’entre eux, faute de place dans notre bulle, nous manquent sincèrement, d’autres accointances semblent véritablement s’essouffler. Au point qu’il n’est pas sûr qu’elles reprennent vie un jour, aussi profond fut le lien. Plus largement, au fil de notre existence, nous nous rapprochons d’autres personnes et laissons sur le chemin des amitiés passées. Mais ces ruptures, contrairement à celles entre amoureux, qui sont plus généralement sans équivoques, sont difficiles à acter et à assumer. Souvent, la relation devient, à un moment donné, à sens unique: l’un tente de sauver les meubles par le biais d’appels et de propositions de sorties répétées, tandis que l’autre excuse chacun de ses refus par des explications peu convaincantes. Les protagonistes ont ainsi tendance à s’accrocher, au lieu d’admettre que leur histoire commune est finie. Même s’ils n’en tirent plus que souffrance et rancoeur.

Comment éviter les ruptures en amitié, et pourquoi sont-elles si dures?
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Des efforts valorisants

Comme le souligne Nathalie Frogneux, professeure d’anthropologie philosophique à l’UCLouvain, une relation amicale est basée sur la confiance et la confidence: « Ce qui est essentiel, c’est de se voir pour se parler et se confier. Cela induit la présence, le partage, l’écoute, l’investissement. C’est pour cette raison que l’on ne peut avoir que quatre ou cinq amis. » La comédienne Catherine Deneuve a un jour résumé cette pensée mieux que personne: « L’amitié demande beaucoup d’efforts, et elle exige surtout de savoir offrir ce que l’on a de plus cher dans la vie: du temps! » Partant de ce constat, il est souvent difficile d’accepter que l’on a tant donné à une relation n’ayant pas résisté aux épreuves de la vie. L’attachement, la dépendance ou la nostalgie peuvent également empêcher de tourner la page. « Rester dans ce rapport est probablement aussi justifié par le fait que l’amitié nous valorise, commente notre experte. L’amitié est aussi altruiste qu’égoïste: je me sens bien car j’ai des amis qui me veulent du bien. Et ça me fait du bien qu’on me veuille du bien. »

L’amitié est aussi altruiste qu’égoïste: je me sens bien car j’ai des amis qui me veulent du bien.

Nathalie Frogneux

Karl-Andrew Woltin, professeur de psychologie sociale à Louvain-la-Neuve, voit les choses sous un angle plus… économique. « Les gens regardent les coûts et les bénéfices qui ressortent de la relation, que celle-ci soit familiale, amicale ou amoureuse. Dans cette perspective, on est toujours en train de faire un calcul entre combien nous devons investir pour obtenir le bénéfice recherché. C’est presque la même réflexion que celle qui guide un achat: on est prêt à payer pour avoir un bien auquel on tient. Dans cette approche-là, les gens sont toujours prêts à échanger les ressources dont ils disposent: leur temps, leurs sentiments, leur argent, leurs biens, leur statut… Il s’agit d’une manière assez réductrice d’aborder les relations humaines sous cet angle, mais cette théorie est pourtant très fortement ancrée dans la psychologie des relations. » Pour qu’une amitié soit épanouissante pour chacun, il serait donc nécessaire que l’un et l’autre reçoivent autant qu’ils n’apportent. Si l’un estime donner trop en comparaison de ce qu’il obtient au sein du « couple », ce dernier n’y survivra pas à long terme.

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Comparaison et addition

Autre raison invoquée par le psychologue louvaniste pour expliquer ces ruptures amicales: le standard par lequel nous jugeons nos relations en fonction de celles vécues précédemment. Ce « niveau à atteindre » est différent pour chaque personne, et dépend de sa propre histoire. « Si un ami ne vous répond plus, se désinvestit et prend de la distance, c’est qu’il a établi que le niveau de comparaison était trop bas: tout ce que cette personne a vécu avant était mieux que ce qu’elle vit avec vous, illustre implacablement notre expert. Alors que pour une autre personne, il se peut que cette amitié soit très épanouissante! »

Corollaire de cette mise en compétition: chacun va se demander s’il dispose d’alternatives à cette amitié qui bat de l’aile. Bien sûr, cela va impacter la volonté de s’accrocher à une relation sur le déclin. « Personnellement, j’ai vécu pendant cinq ans à Londres et au départ, je n’y connaissais personne, confie Karl-Andrew Woltin. Donc, chaque amitié entamée là-bas était très estimée, car je n’avais pas beaucoup d’autres options et que je travaillais beaucoup. Maintenant, c’est différent, je vis à Bruxelles où j’ai déjà plein d’amis. » Ainsi, une personne peu entourée va s’agripper à un lien précieux, même si elle n’est pas entièrement épanouie au sein de ce binôme. A l’inverse, celui qui a un grand cercle de connaissances et ne parvient pas à gérer son temps libre pour nourrir chacune de ses interactions aura plutôt tendance à rompre définitivement. Dans tous les cas, un proverbe grec propose une pertinente pensée à méditer: « Peut-être que celui qui cesse d’être ami ne l’a jamais vraiment été. »

Comment éviter les ruptures en amitié, et pourquoi sont-elles si dures?
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Accepter le changement

Psychothérapeute à Boulogne-Billancourt, Sarah Serievic justifie autrement notre tendance à s’accrocher en vain. « Je crois que ce qui est important de savoir, c’est que la relation ne meurt pas forcément, mais se transforme. Il se peut que l’on éprouve de la difficulté à accepter ce changement, cette évolution. Or, il suffit d’admettre que le lien peut simplement passer à un niveau différent », défend-elle. L’important serait alors de communiquer davantage pour mieux mettre le doigt sur le malaise de l’un ou de l’autre. Bien sûr, certaines relations sont vouées à mourir pour de bon. Et dans ce cas, le deuil peut se révéler aussi difficile que pour la fin d’une liaison amoureuse. Mais parfois, les meubles peuvent être sauvés. « Je pense que c’est vraiment l’absence de dialogue qui fait qu’on se sent mal, car elle provoque un fond de culpabilité et l’on se dit: « Mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour qu’il/elle n’ait plus envie de me voir? » C’est une remise en question qui peut être difficile. » Pourtant, un certain Martin Luther King l’a dit lui-même: « A la fin, nous ne nous souviendrons pas des mots de nos ennemis, mais bien du silence de nos amis. »

Ce qui est important de savoir, c’est que la relation ne meurt pas forcément, mais se transforme.

Sarah Serievic

S’obstiner à maintenir une relation hors de l’eau peut aussi résulter de la peur de perdre une part de soi et de son identité, voire de son histoire. Car parfois, certains amis sont les uniques témoins d’une période difficile à enterrer, comme celle passée sur les bancs d’école. Une angoisse illusoire, d’après la psychothérapeute: « Notre identité ne tient pas à une amitié qui n’existe plus. Justement, si elle n’existe plus, c’est que notre identité est en train de s’ouvrir à d’autres dimensions et que la vie nous invite à rencontrer d’autres univers. Elle est en train de se diversifier, et on ne peut pas la réduire à une seule façon d’exister. On ne peut pas refuser le mouvement de l’existence. » D’ailleurs, notre interlocutrice estime qu’on ne peut pas s’être trompé sur une amitié, et qu’il ne faut dès lors pas culpabiliser. Ce qui était juste à un moment de notre vie ne l’est simplement plus à un autre moment. « Ce qui est vrai à l’aube n’est plus vrai au crépuscule », métaphore-t-elle.

Reste que pour soigner les petits bobos pouvant égratigner une relation, il n’y a que la franchise qui compte. « Il est nécessaire d’exprimer ce qu’on a sur le coeur et avouer à l’autre que la relation ne nous satisfait pas. A-t-on tous les deux transformé notre façon d’agir? De penser? Est-ce que cela crée de la difficulté pour l’autre? Suis-je moins à l’écoute alors que je n’en ai pas conscience? Est-ce que l’autre se sent incompris? Telles sont les questions à se poser pour y voir plus clair, avancer ensemble et dans le bon sens. Mais aussi pour prendre conscience qu’il s’agit là d’une belle occasion d’évolution. » Quoi qu’il en soit, nous laisserons le mot de la fin au philosophe américain Elbert Hubbard, qui a un jour prononcé la plus belle définition de ce lien à la fois étrange, intense et mouvementé: « Un ami est quelqu’un qui sait tout de vous, mais qui vous aime quand même. »

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