Confinement: Arrêtez d’essayer d’être productif !

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Notre société de la performance et du divertissement nous enjoint de tout mettre en oeuvre pour « réussir notre confinement ». Comme s’il fallait à tout prix occuper notre temps, refouler nos angoisses et nier notre condition mortelle. Attention danger.

Dans une carte blanche publiée sur notre site, la psychologue Françoise Leroux nous conseillait il y a quelques jours de nous « foutre la paix ». De cesser de culpabiliser par rapport aux images de confinements léchés, trop parfaits pour être vrais, véhiculés par les médias et les réseaux sociaux. De plus en plus de gens refusent cette promotion d’un confinement de classe sociale privilégiée, totalement éloigné de la réalité quotidienne de la majorité des Belges. Comme le souligne le philosophe et psycho pédagogue Willy Lahaye, professeur à l’UMons, ce n’est en effet pas le moment de se mettre la pression. Car l’épreuve sera longue et le risque de « burn out du confiné » totalement avéré. Explications.

Pourquoi le risque de burn out serait-il plus élevé en cette période de confinement où nous sommes pourtant exemptés – de force même – de toute une série d’obligations sociales que nous nous imposons?

Le problème, c’est la temporalité qui a changé. Nous recevons encore toujours des injonctions mais nous ne disposons plus de tous les moyens potentiellement à notre disposition pour juguler le burn out. Les sphères professionnels et familiales se recoupent. Il est plus difficile aujourd’hui de mettre ses difficultés à distance… parce que les distances n’existent plus! Le travail, la vie de famille, les loisirs, tout se passe au même endroit. Et c’est encore plus vrai dès que l’on parle de la surenchère que l’on s’impose à soi-même. Nous nous retrouvons entre quatre murs forcés de revoir l’ensemble de nos stratégies d’activités, de « divertissements ». D’adapter notre relation aux autres – le conjoint, la famille – dans cet espace de confinement où les distanciations que l’on peut normalement avoir par rapport aux autres ici se trouvent paradoxalement restreintes!

N’a-t-on pas sous-estimé les risques pour la santé mentale de ce confinement auquel nous avons tous été forcés finalement et qui se prolonge de semaines en semaines?

Ce qui en question ici c’est la manière dont l’homme utilise son temps d’activité ou devrais-je dire d’activation. La préoccupation n’est pas neuve. Blaise Pascal disait déjà : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Nous pensons avoir besoin de ce que Pascal appelait le divertissement qui inclut chez lui l’activité professionnelle. Or aujourd’hui même lorsque nous sortons, ce n’est plus pour faire ce que nous voulons.

Parce que nos principaux moyens de distractions ont disparu, nous pensons que nous devons nous en trouver d’autres pour tenir le coup. Nous avons l’habitude de sur-performer

Toute notre activité est renégociée! Et nous devons lui redonner un sens. Le télétravail nous force à nous interroger sur notre boulot. Nous revisitons notre travail, notre vie de famille sous l’oeil de ce confinement obligé mais surtout de cette crise sanitaire. Nous sommes tout à coup confrontés à des questions de fond: qu’est ce que je fais ici, est-ce que mon boulot a encore un sens, sachant que cette menace sanitaire est là, que je peux finalement mourir demain, plutôt que après-demain ou en tout cas avant ma pension comme c’était prévu. Ces mesures sanitaires qui se prolongent vont sans doute pour longtemps redéfinir nos interactions sociales. Plus ces mesures s’amplifient, plus l’angoisse augmente. Il suffit d’aller faire ses courses au supermarché pour s’en rendre compte.

Comment expliquez-vous l’arrivée de toutes ces nouvelles injonctions, de ces nouvelles règles à suivre pour « réussir » son confinement?

Parce que nos principaux moyens de distractions ont disparu, nous pensons que nous devons nous en trouver d’autres pour tenir le coup. Nous avons l’habitude de sur-performer. Nos conditions de travail visent la productivité et en temps normal nous nous en accommodons: même nos vacances ont pour vocation de nous permettre de tenir ce rythme infernal le reste de l’année. Alors assez naturellement, le monde académique et médiatique nous a dans un premier temps proposé un catalogue d’activations possibles pour rester occupés.

Nous devons transcender nos propres difficultés pour créer une situation singulière qui sera propre à notre existence. Malgré les difficultés que je suis en train de vivre je dois à tout prix montrer que je peux les dépasser

Mais ces images de confinements idéaux sont extrêmement culpabilisantes! On nous demande finalement d’en faire encore plus, alors que nous avons enfin un peu de temps pour nous poser, pour ralentir. Comment ne pas se sentir minable de ne pas y parvenir?

Je m’insurge évidemment contre ces grands principes balancés à l’emporte pièce! Ce sont de bons conseils applicables – et encore – dans des contextes économiques favorisés. C’est l’un des nombreux paradoxes de notre monde occidental. Dans le contexte de notre vie quotidienne où tout va à toute vitesse, on sanctifie le fait de pouvoir prendre son temps, de faire les choses lentement, en pleine conscience, de se centrer sur soi-même… alors que dans la réalité nous sommes centrés sur l’extériorité. On met à l’honneur des valeurs qui sont en contradiction avec notre activité économique et professionnelle. On retrouve ces injonctions contradictoires dans le confinement aussi! On va finalement mettre à l’honneur l’auto-dépassement de soi. Nous devons tout le temps nous surpasser! Nous devons transcender nos propres difficultés pour créer une situation singulière qui sera propre à notre existence. Malgré les difficultés que je suis en train de vivre je dois à tout prix montrer que je peux les dépasser. Nous en serions tous capables nous dit-on y compris dans cet hyper confinement, qui en réalité est invivable et insupportable. Pour beaucoup, il convient déjà de trouver la porte de sortie

Serons-nous tous en thérapie demain?

Je ne sais pas mais il y aura certainement de nouvelles formes d’angoisses même après la période de déconfinement. Des angoisses du contact, liées à la peur de l’autre, à la crainte de l’étranger au sens large du terme, de l’inconnu qui pourrait me contaminer. On va certainement questionner des comportements qui nous semblaient naturels hier: est-ce qu’aller à un concert ou un match de foot ne serait pas dangereux? Refera-t-on la fête dans des espaces confinés à 500? Osera-t-on boire au même verre que l’autre? Ces angoisses vont certainement surgir. La force de l’homme c’est l’oubli mais pour que cela fasse son oeuvre cela demandera du temps. Je ne crois pas non plus que cet oubli sera total et nous fera oublier les remises en questions que nous nous sommes imposées. Tout cela va laisser des traces. C’est notre hiérarchie des valeurs qui a été bousculée: la vie, la santé; la mort, le bien commun, la solidarité tout cela a repris une place centrale. Chacun va se repositionner par rapport à sa propre existence, à sa place dans la famille, à son investissement social et professionnel et sa manière de concevoir le monde, celui qu’il léguera aux générations futures.

Les attentats aussi nous avaient traumatisés mais la vie a pourtant repris son cours comme avant… En quoi est-ce différent? Est-ce parce que le risque statistique d’être touché, de mourir est plus grand aujourd’hui?

Ça se joue sur des univers différents. L’élément statistique c’est vrai est important mais le risque nous parait surtout plus aléatoire, plus incontrôlable. Pour les attentats, on pensait, en théorie en tout cas, que l’on pouvait agir dessus. Ils étaient le fait de l’homme, alors qu’ici la nature est à l’oeuvre. Le virus peut venir de partout. Il touche le phénomène de la vie dans sa genèse même. Microbes et virus font partie de la naissance du monde, pas les djihadistes. Nous sommes renvoyés à notre existence matérielle au premier sens du terme. Nous sommes confrontés à ce que devient l’homme dans cet univers, à son anéantissement. Nous sommes renvoyés à la terre, à son devenir, à la manière dont nous vivons dans ce monde et qui nous rend plus vulnérable.

Dans ce contexte, procrastiner n’est pas un droit, c’est un devaoir. Un devoir pour nous permettre de remettre en questions nos routines sociales : les activités dans lesquelles nous sommes engagés, la manière dont fonctionne notre univers social, l’intérêt des institutions que nous voulons sauvegarder ou au contraire questionner.

Face à ces peurs, justement, a-t-on le droit de procrastiner? De remettre à demain, à après le confinement, à jamais même peut-être, ce que l’on nous ordonne de faire pour « tenir le coup »?

Plus qu’un droit, c’est même un devoir en tant qu’être humain. C’est intéressant de mettre en suspension les « divertissements » d’hier au sens pascalien du terme pour ne pas se croire obligé de remplir le vide et pour réfléchir au monde de demain. C’est une manière de pouvoir exercer notre propre liberté dans le respect de la vie des autres et de cette solidarité qui permet de faire vie commune. Un devoir pour nous permettre de remettre en questions nos routines sociales : les activités dans lesquelles nous sommes engagés, la manière dont fonctionne notre univers social, l’intérêt des institutions que nous voulons sauvegarder ou au contraire questionner. Même chose pour nos routines personnelles: à quoi suis-je utile, quel est mon investissement maintenant et quel sera-t-il demain dans la marche du monde, quelle est l’activité que je veux valoriser ou mettre en suspens car elle n’a plus de sens fondamental pour mes proches et moi? C’est tout notre projet de vie qui sera bousculé.

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