« Dans ces temps sombres, le défi est de rester décents et fréquentables »

© FRÉDÉRIC RAEVENS
Mathieu Nguyen

Auteur, chercheur et professeur à l’UCLouvain, Mathieu Berger est sociologue de terrain et spécialiste des questions urbaines. Alors que le confinement était toujours de mise, il nous a confié quelques réflexions, par écrans interposés.

Passer le plus clair de son temps dans une bulle, qu’elle soit académique ou domestique, ce n’est pas la meilleure manière de produire une sociologie pertinente. Je m’occupe d’un groupe de recherche-action appelé Metrolab, qui s’intéresse à la ville, aux problèmes d’exclusion et de vivre-ensemble à Bruxelles. De telles questions peuvent être soulevées de manière abstraite, entre universitaires dans une salle de séminaire, ou démarrer du terrain, de l’expérience de situations concrètes qui nous affectent et nous sollicitent. On répugne à être réduits à des intellectuels de salon, or on y est un peu contraints pour le moment.

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Nous traversons ensemble une épreuve d’humanité: dans ces temps sombres, le défi est de rester décents et fréquentables. Ça passe par le fait de s’occuper de ses proches. Cela peut être, pour certains, se montrer solidaires et altruistes à leur niveau, coudre et distribuer des masques. Mais on peut fabriquer des masques un jour et, le lendemain, montrer les dents au supermarché. Il est crucial que l’altruisme ne devienne pas quelque chose d’occupationnel et d’abstrait, mais se réalise à travers l’exercice des civilités urbaines. Ces civilités vont peut-être devoir s’adapter mais elles devront compter sur nos efforts à rester un minimum accessibles à autrui et disponibles vis-à-vis du réel, y compris dans ce qu’il a de déplaisant ou de tragique.

Certains diront qu’on est égoïste par nature et altruiste par nécessité. Quoi qu’il en soit, l’altruisme est toujours un effort et se manifeste par intermittence: on n’est pas altruiste – ni égoïste heureusement! – en permanence. Or, la situation actuelle tend à souligner le caractère incohérent et discontinu de notre rapport aux autres. A certains moments, on applaudit à sa fenêtre, galvanisés par le sentiment d’appartenir à une belle communauté, et à d’autres, on va se conduire dans l’espace public d’une façon que l’on réprouve fortement sur le plan des valeurs. Ce qui nous fait peur dans ces moments, c’est non seulement le virus, mais aussi nous-mêmes, dans nos comportements peu glorieux.

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Si la pandémie peut être maîtrisée, il sera intéressant de voir comment les gens chercheront à rétablir une vie normale et selon quel sens de la normalité. On peut peut-être comparer cette situation à la période des attentats de 2015-2016, qui a ébranlé notre confiance de base dans les espaces urbains et ceux qui les peuplent. Pendant un moment, cette confiance était rompue: il n’allait soudain plus de soi d’aller à un concert de rock ou de boire un verre en terrasse. Puis les attaques se sont faites plus rares et on a rétabli cette confiance vitale dans notre environnement. Et comment cela s’est traduit? On a remis le nez dans nos téléphones, soit l’exact opposé de l’hypervigilance. Les objets connectés ont, je pense, contribué à rétablir notre confiance minimale dans les espaces urbains et pacifier les situations de coprésence avec des inconnus. Ce n’est pas une solution réjouissante pour autant, puisque ça concourt aussi à nous couper des autres, à nous confiner sur le plan sensible ou cognitif.

Le caractère aberrant de situations comme les attentats urbains de Daech ou la pandémie actuelle a pour caractéristique de ridiculiser l’Etat. Ses répliques semblent presque nécessairement dérisoires ou indignes: poster un type non armé sur une chaise devant une crèche, ça ne sera jamais efficace face à un commando terroriste. Ces situations nous montrent certains aspects ingouvernables du réel. Pourtant, nous ne sommes jamais aussi impitoyables avec nos gouvernants que dans ces situations! Je n’ai pas d’avis tranché sur les compétences de nos élus, mais la plupart des personnes qui conspuent leurs réactions le font en pantoufles dans leur salon; leur légitimité en tant que conseillers de réponse aux crises est limitée. Je me méfie des gens qui critiquent à distance, à partir de savoirs qui n’ont pas été mis à l’épreuve de la pratique et de l’expérience directe de la résolution de problèmes.

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Sur le plan politique, c’est l’opportunité pour les sciences sociales de démontrer qu’elles sont utiles. Leur puissance de prédiction, en particulier, est mise à l’épreuve. Il doit y avoir une division du travail: certains d’entre nous doivent être capables de faire des prédictions et mettre en lumière des horizons pour éclairer le politique, et d’autres doivent rester concentrés sur un travail de description de l’actuel, pour documenter ce contexte inédit. Etablir une boussole politico-sociale pour le fameux « monde d’après » demande à nos disciplines de montrer une capacité de proposition et de projection appuyée sur des enquêtes. La critique intellectuelle du savoir-faire des acteurs a, quant à elle, peu de sens. N’ajoutons pas à l’absurde.

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