La mémoire sur la peau: des tatouages qui racontent des vies

© Frédéric Raevens

Véritable révolution culturelle, le tatouage est devenu un phénomène intergénérationnel. Mais chaque personne a ses raisons d’encrer une image sur son corps. Et bien souvent, cet acte d’affirmation aide l’individu à prendre en main sa vie ou à y faire face.

La pratique existe depuis des millénaires, mais elle a pris des connotations différentes à travers les époques et les régions. Il fut un temps, par exemple, où le tatouage était utilisé pour identifier les prisonniers et les esclaves. Aujourd’hui, il n’est plus du tout synonyme d’exclusion sociale, mais plutôt d’inclusion. Un acte qui permet de relier les individus entre eux, au lieu de les distinguer. Et qui, après avoir été popularisé en Occident dans les années 80, s’est immiscé dans toutes les couches de la société au point de devenir un « body art » ultrapopulaire, et un langage corporel pris en main par de véritables artistes.

« Au début, c’était surtout les jeunes qui franchissaient le pas. Désormais, il y a des femmes de la cinquantaine qui choisissent de se faire leur premier tatouage, tandis que certains adolescents sont déjà à leur quatrième quand ils ont à peine 20 ans. C’est la preuve que la pratique a pris, au fur et à mesure des années, une dimension artistique, s’imposant presque comme un art de vivre. On ne peut plus parler de phénomène de mode, mais bien de révolution culturelle », observe Catherine Rioult, psychologue et docteure en psychopathologie.

L’encre de tes voeux

La signification de l’oeuvre, elle aussi, a évolué au fil du temps. Car on a désormais atteint une liberté totale, tant au niveau du motif que du choix de la partie du corps. Le côté « indélébile » ne fait plus peur: c’est même devenu le but recherché. « De nos jours, plus rien ne s’inscrit dans la durée. On change plus facilement de partenaire ou de travail, par exemple. Mais le tatouage, en revanche, est quelque chose qui perdurera », illustre notre experte. Il y a deux volontés qui coexistent. D’abord, la dimension individuelle: chacun va vouloir un dessin unique, et certaines personnes vont même jusqu’à dessiner elles-mêmes le croquis. La tatouage est alors quelque chose qui caractérise la personne et qui, en même temps, la singularise. Ensuite, intervient la dimension sociale, car la pratique évoque un signe d’appartenance à la société ou à une communauté. « Dans le milieu artistique, par exemple, beaucoup de gens sont tatoués. Ceux qui ne le sont pas encore, en passant à l’acte, vont vouloir faire comme les autres mais avec un détail particulier qui n’appartient qu’à eux. »

La peau est devenue un parchemin sur lequel on lit l’histoire de l’individu.

Toute décision est liée à l’intimité et à l’histoire – forcément unique – d’un individu. La psychologue Catherine Rioult a identifié quatre motivations principales. La première: la recherche de la beauté, du côté esthétique, dans une société où les adolescents ont parfois du mal à s’approprier leur propre corps. Le tatouage peut aider à reprendre le contrôle d’une image qui leur échappe, notamment lors des transformations liées à la puberté. Il y a un besoin d’orner sa silhouette pour la rendre plus jolie. La deuxième: raconter un chapitre de sa propre vie. « La peau est devenue un parchemin, un livre sur lequel on lit l’histoire de celui ou celle dont il porte la marque. Avant, c’était une empreinte sociale ou culturelle qui s’y inscrivait. Aujourd’hui, c’est plutôt une façon de surligner une étape clé de son existence. Et c’est surtout une manière d’exprimer un désir: celui que le corps devienne une mémoire. »

Troisième finalité: surmonter une épreuve ou un moment douloureux. Le tatouage fait alors office de talisman, avec une connotation « porte-bonheur ». Une manière, aussi, de rendre hommage et de transcender la blessure pour en faire quelque chose de joli. Même le déplaisir ressenti pendant le travail du tatoueur fait partie du processus. « La douleur physique est plus supportable que la souffrance psychique, explique Catherine Rioult. Elle est tolérable car elle circonscrite et limitée, et finalement bien plus plaisante que le fait de broyer du noir toute sa vie. Enfin, quatrième motivation: le rite de passage. Certains adolescents, par exemple, se font tatouer pour marquer une séparation avec leurs parents, afin de revendiquer le fait que, désormais, leur corps leur appartient et qu’ils prennent leur indépendance…

Forces paradoxales

Certains ne peuvent toutefois plus s’en passer, devenant complètement accro à la pratique et à cette « fièvre du tatouage » que certains neuropsyhiatres expliquent par le fait que le corps redemande constamment la diffusion d’endorphines sécrétées pendant la conception du dessin. Néanmoins, une certain prudence s’impose pour n’avoir aucun regret. Les principes de base: bien choisir son salon, son encre ou la technique utilisée. La partie du corps, elle aussi, a aussi son importance. Si le dessin est visible, il faut pouvoir l’assumer dans toutes les situations, aussi bien au travail qu’avec son entourage. En revanche, placé à un endroit discret, il sera parfois difficile d’y accéder avec ses propres yeux. Catherine Rioult explique que « l’emplacement a souvent un sens. Je pense à cette fille qui s’est fait tatouer un dragon, signe de force, sur la cheville parce qu’elle avait une faiblesse à ce niveau-là. Chaque personne attribue à chaque endroit sa propre signification. » Certaines personnes vont d’ailleurs volontairement camoufler l’oeuvre, uniquement pour ne jamais devoir se justifier sur leur acte ou sur le motif choisi, trop personnel à leurs yeux.

Avoir le pouvoir de montrer ou de cacher, c’est dans la nature humaine.

Il y a, dans le tatouage, une dimension paradoxale. L’auteur et psychanalyste Markos Zafiropoulos appelle cela « le piège à regards ». Cette inscription à l’encre indélébile attire la vision par son contraste avec la peau et son caractère inhabituel. Or, beaucoup prétendent être passés à l’acte non pas pour attiser la curiosité, mais pour créer un symbole qui leur est propre. David Lebreton, sociologue français, écrit ainsi que « l’originalité des vêtements ou de la coiffure, comme le recours au tatouage, sont des moyens de sursignifier son corps et d’affirmer sa présence pour soi et pour les autres. Ce sont des signes pour exister, ou du moins pour s’en donner le sentiment ».

Catherine Rioult, elle, rappelle que l’humain lui-même est un être paradoxal. « C’est ce qui le caractérise et le définit. Il aime suggérer. Avoir le pouvoir de montrer ou de cacher. C’est dans sa nature ». Quant à la psychologue Valentine Hervé, elle affirme que le tatouage fait office de parole de chair lorsqu’on est face à un discours incommunicable. Une façon de tenter d’historiciser quelque chose qui n’a pu être exprimé par la parole. « Comme si avoir ses souvenirs sur la peau était une lutte contre le temps qui fuit… »

Pakal
Pakal© FRÉDÉRIC RAEVENS

« Je les vois comme un repère » Pakal, 50 ans

« Tout part d’un rêve d’enfant. A l’époque, il y avait beaucoup d’images de pirates ou de bad boys tatoués dans les films ou les séries télé. J’adorais ça! Mais j’ai attendu l’âge de 41 ans pour passer à l’acte, pour être certain de pouvoir assumer l’image parfois négative que les gens ont des tatouages. J’en voulais deux, en opposition l’un de l’autre, un peu comme le yin et le yang. L’être humain est, tout au long de sa vie, transbahuté entre le bon et le mauvais, entre la lumière et l’obscurité. J’avais envie que mes tatouages symbolisent cette contradiction. J’ai donc décidé de m’encrer un masque mexicain masculin et son équivalent féminin, sur les poignets. Toujours dans l’idée du contraste, j’ai opté pour du noir et rouge.

La douleur n’a pas été un frein, c’était plus une sensation désagréable qu’autre chose. On l’accepte car on se doit de mériter cette trace sur la peau. Elle fait partie du rituel. Parfois, c’est compliqué de se fondre dans le décor quand on est tatoué. Lors de certaines démarches administratives, par exemple, j’ai plus de difficultés à les montrer. Je sais les assumer au niveau personnel, mais dans la société, c’est moins facile. Aujourd’hui, je les vois comme un repère. Je sais que je suis une bonne personne, mais comme tout le monde, je peux être attiré par le côté obscur de certaines choses. Cela me permet de m’interroger sur celui que je suis au plus profond de moi. »

Mariana
Mariana© FRÉDÉRIC RAEVENS

« Ce loup me définit » Mariana, 26 ans

« Je savais depuis l’âge de 11 ans que je voulais un tatouage. Et que ce serait un loup. Depuis toute petite, je suis fascinée par les loups. En primaire, j’allais visiter des réserves naturelles pour en observer. Un jour, dans l’entrebâillement d’un enclos, un louveteau est venu s’asseoir sur mes pieds, et j’ai senti comme une connexion entre lui et moi. Même si ce contact fut bref, j’ai compris que cet animal faisait partie de moi, qu’il me représentait. Au fur et à mesure des années, l’idée s’est concrétisée dans ma tête. Je suis passée par beaucoup de styles avant de trouver le tatoueur qui me correspondait vraiment. Comme j’ai certains principes, j’ai choisi un salon végan qui utilise de l’encre sans résidus de gélatine animale. Et je l’ai fait à l’arrière de mon bras gauche car je voulais qu’il soit discret, mais que je puisse le voir facilement. C’était d’abord une façon de me réapproprier mon corps, en y déposant une marque qui corresponde à mon identité. Ensuite, je voulais me prouver que j’étais assez courageuse pour passer à l’action, car je suis plutôt douillette en général. Enfin, j’avais besoin que ce loup soit encré à jamais. Il me définit et me représente. Comme un loup solitaire qui ne peut survivre sans sa meute, j’aime le contact des gens mais j’ai aussi besoin de me retrouver seule. Ce dessin m’appartient. Il reflète mon histoire et ma personnalité. »

Renaud
Renaud© FRÉDÉRIC RAEVENS

« Un acte militant » Renaud, 31 ans

« Les tatouages, c’est ma manière d’écrire mon journal intime. Certains sont des souvenirs d’enfance, des madeleines de Proust. D’autres représentent des idéaux que je partage au quotidien. Le dernier que j’ai réalisé, c’est un portrait de Frida Kahlo. Depuis plus de dix ans, je voulais tisser un lien avec elle, car c’est une personne forte, engagée politiquement et sexuellement libérée. Elle représente, selon moi, les valeurs du féminisme dans un monde où beaucoup pensent encore que la place de la femme est dans la cuisine. Il y a un acte militant, doux et discret, dans le fait de me faire tatouer cette figure. Immortaliser une icône féminine sur la peau, cela peut intriguer les passionnés. Moi je voulais juste transposer une vision, celle d’une femme forte et de lutte. Les principes qui régissent notre vie sont toujours reliés à qui on est et à comment on a grandi. Je suis un grand défenseur de l’égalité et des libertés. Ce tatouage, dessiné sur mon mollet gauche, me permet de partager mes combats avec qui le souhaite. »

Eva
Eva© FRÉDÉRIC RAEVENS

« C’était presque un défi » Eva, 33 ans

« J’ai toujours été fascinée par les tatouages. Quand j’ai commencé à y penser, j’avais 14 ans, mais il m’a fallu dix ans pour me décider. Il s’est construit par rapport à ma maladie, la fibromyalgie, une sorte de dérèglement du système nerveux qui fait ressentir la douleur plus fortement que d’autres personnes. C’est un combat quotidien, difficile à gérer, qui exige de se stimuler et de s’écouter. Je voulais quelque chose qui représente cette bataille. Au début, j’imaginais un petit dessin, mais le tatoueur m’a convaincu qu’un tel projet nécessitait une grande surface. Du coup, il recouvre quasi l’entièreté de mon dos. En bas, il y a un poulpe représentant la raison, l’intelligence et le cerveau. En haut, un lion qui correspond au courage et au coeur. Entre les deux, un escalier fait se rejoindre les deux animaux et symbolise l’équilibre à atteindre entre le coeur et la raison. Ce sont des significations que j’ai données moi-même à ces illustrations, mais après quelques recherches, je me suis rendue compte que leur sens était similaire dans les croyances populaires. L’oeuvre n’est pas terminée. Les séances étaient tellement douloureuses qu’il a fallu que je m’arrête lors de ma troisième venue. Et la relation avec le tatoueur n’était pas vraiment fluide, donc je n’ai pas ressenti le besoin de terminer le dessin. Je me suis dit que ça devait être comme ça. Aujourd’hui, quand je vois mon tatouage, il me donne une impulsion de courage, un coup de fouet. J’avais particulièrement peur de la douleur, bien sûr, mais c’était un challenge. Si j’arrivais à surpasser ça, ça voulait dire que j’étais une dur-à-cuire! »

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