Anorexie et boulimie, des fléaux aussi au masculin

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Généralement associées à la gent féminine, l’anorexie et la boulimie touchent de plus en plus d’hommes. Un phénomène aggravé par la crise sanitaire qui est en réalité la traduction d’un mal-être. Entre injonctions à la virilité et stéréotypes, il n’est pas toujours facile de se faire aider. Témoignages.

Depuis le début de la pandémie, les troubles du comportement alimentaire n’ont cessé d’augmenter, multipliant le nombre d’admissions en psychiatrie. Et les jeunes sont les principales victimes de cette autre épidémie. Privation extrême de nourriture, pratique de sport excessive, prise de laxatifs ou vomissements: voici quelques-uns des symptômes de l’anorexie mentale ou de la boulimie qu’ils développent. Dans les deux cas, le malade déclare la guerre à son assiette. Mais derrière ce problème alimentaire se cache avant tout un trouble de l’image de soi, qui entraîne une véritable souffrance morale. Le patient finit par lier son estime de lui-même à la maîtrise de son corps et de son poids. Et les hommes, même si on peut penser le contraire, ne sont pas épargnés. Selon le docteur en psychiatrie Yves Simon, spécialiste de la question au Chirec (NDLR: Centre Hospitalier Interrégional Edith Cavell) à Braine-l’Alleud, un homme pour dix femmes souffrirait d’anorexie ; quant à la boulimie, les chiffres seraient plus élevés, avec 25% de cas masculins. Des statistiques en croissance progressive… Mais la faute à qui?

Des images dictées

Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, dans la rue ou la pub, le manger-sain et le sport sont à l’honneur. En permanence, sous nos yeux, des corps athlétiques, parfaitement proportionnés et « normés ». Ces images s’impriment sur nos rétines, nous dictent ce à quoi nous devrions ressembler. Sur Instagram, des comptes qui devraient nous faire rêver nous font culpabiliser. Thomas, 24 ans, a commencé à souffrir d’anorexie vers l’âge de 15 ans. Il témoigne du poids de ces injonctions: « Il faut être fort, musclé, sec, ces discours on les entend mais ils sont quand même souterrains dans notre société. A tel point qu’on a l’impression qu’ils viennent de nous-même. » Si ces dernières années, le mouvement féministe a permis de dénoncer les exigences imposées au corps des femmes, il semblerait qu’on accorde moins d’attention à ces diktats au masculin, les privant de clés pour se libérer du joug de la perfection.

‘Les applis de rencontre, c’est vraiment le marché de la viande.Tu deviens hyper conscient de ton corps.’ Noé

Céline Casse, fondatrice de la plate-forme StopTCA ( NDLR: TCA: troubles du comportement alimentaire) et « patiente experte », alerte sur ces messages transmis par les réseaux sociaux et intervient auprès de jeunes pour les mettre en garde: « Autant pour les garçons que pour les filles, les photos de tailles fines, de gros seins ou de tablettes de chocolat et de corps musclés sont les plus partagées, les plus visibles. Ils savent que c’est néfaste pour leur santé, que les photos sont parfois retouchées, pourtant, cela reste leur modèle. Ils veulent leur ressembler car pour eux, être beau, ça veut dire être heureux. » La nouvelle génération finit donc par être persuadée que pour atteindre le bonheur et être aimé, il faut accéder à la beauté. Pire, être parfait en répondant à une norme stricte. Pour le psychiatre Yves Simon, « il est indispensable de développer chez les jeunes un regard critique vis-à-vis des réseaux sociaux ou de la publicité. En effet, ceux-ci fréquentent davantage ces plates-formes que leurs aînés et sont donc plus à risques de développer un trouble du comportement alimentaire ». Et il insiste sur le fait que l’essentiel de la prévention repose sur un renforcement de l’estime de soi. Celui-ci peut passer par exemple par une attention plus soutenue pour éviter le harcèlement scolaire, dans la vraie vie ou en ligne.

Un cercle vicieux

Cette association entre beauté et bonheur impacte également le rapport amoureux. C’est ce dont témoigne Noé, qui a souffert de boulimie depuis ses 18 ans: « Les applis de rencontre, ça ne t’aide pas du tout, c’est vraiment le marché de la viande. On y reçoit des remarques justement sur ce qui nous angoisse. Tu te dis qu’avec ton physque, tu ne vas jamais plaire. Tu deviens hyper conscient de ton corps. » L’idée que celui-ci doit sans cesse répondre à une norme précise de beauté entraîne dès lors la banalisation des régimes pour modifier son apparence corporelle. Et pour beaucoup, le lockdown a été perçu comme une occasion d’essayer de correspondre à ces prescriptions. Le docteur Yves Simon raconte: « Avec le confinement, on a vu apparaître un certain nombre de garçons qui ont commencé à présenter des comportements de troubles alimentaires. Ils ne pouvaient pas sortir, ils ont pris quelques kilos, ça les a effrayés. Pour les perdre, ils ont pratiqué régulièrement du sport. Dans l’anorexie mentale, il y a un mécanisme qui s’enclenche qu’on ne comprend pas encore très bien sur le plan physiologique. Ce mécanisme fait que la perte de poids favorise la restriction alimentaire, qui elle-même alimente la perte de poids. Un cercle vicieux se met alors en place. »

Au début de la maladie, il y a une période d’euphorie, la perte de poids se rapproche de l’addiction: « Ils se sentent bien dans leur peau parce qu’ils font du sport… mais ils n’arrivent plus à s’arrêter », avertit le spécialiste. Le processus une fois enclenché est difficile à stopper. Le malade se sent légitime dans sa démarche, il ne fait que répondre à cet idéal de perfection que la société lui aurait dicté.

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Les diktats du sport

Chez les hommes souffrant d’anorexie, la proportion qui pratique une activité sportive de manière intensive est supérieure aux patientes féminines. Souvent, la maladie se dissimule sous couvert d’une performance, qui peut même être valorisée socialement. Dans le parcours de Thomas, son rapport au sport n’a pas alerté son entourage. Diplômé d’une formation sport-études en France, il s’entraînait 6 jours sur 7 avant de développer un trouble alimentaire. Il relate comment la pratique a servi sa maladie: « Je faisais de plus en plus d’entraînements, et j’ajoutais des contraintes au quotidien. Au début, c’était un peu de pompes, puis un peu d’abdominaux. On augmente tellement la charge de travail que les rapports ne s’équilibrent plus entre la prise alimentaire, qui est réduite, et la dépense énergétique qui est bien trop conséquente. » Luca a souffert d’anorexie à 14 ans. Il témoigne de la même réalité: « Je faisais beaucoup de sport pour accélérer ma perte de poids, ça allait de pair: une privation très importante de nourriture, et une activité physique multipliée par quatre ou cinq. »

Dans le parcours de Noé, son trouble alimentaire s’est lui développé initialement par une peur panique de grossir… qui l’a mené lui aussi à renforcer son activité physique. Après ses humanités, le jeune homme est en effet parti aux Etats-Unis où il a entamé une routine sportive drastique: « Je n’avais jamais été sportif, mais j’ai commencé à courir, je me suis inscrit dans une équipe de natation, et j’ai vite développé un rapport compulsif au sport. J’avais un sentiment de panique si je n’avais pas prévu d’activité sportive, ou si je mangeais trop par rapport à mon activité. » Par la suite, il s’est familiarisé avec les applications qui comptent les calories et les pas et traquent avec assiduité ses dépenses énergétiques. Le rapport toxique à la nourriture s’est immiscé dans son quotidien, avant même sa première crise de boulimie.

Poison et antidote

La valorisation, dans notre société, d’un rythme de vie sain et énergique entraîne une invisibilisation des troubles alimentaires pourtant plus nombreux chez les sportifs. Selon une étude norvégienne, on constate plus souvent de TCA chez les athlètes (toutes disciplines confondues, 13,5%) que dans l’échantillon de la population en général (4,6%). Pour améliorer ses performances, la perte de poids est en effet souvent envisagée, voire conseillée dans les clubs sportifs. « J’étais un joueur assez lent, on m’a vite fait comprendre que pour gagner en rapidité je pouvais miser sur la nutrition, explique Thomas. Initialement, c’était un désir de perdre deux ou trois kilos, mais une fois cet objectif atteint, on en tire une satisfaction assez morbide, et l’escalade se poursuit. »

‘Le sport a longtemps été une passion, c’est devenu un poison et aujourd’hui, c’est redevenu l’antidote.’ Thomas

Pour Sabrina Palumbo, coach spécialisée dans l’accompagnement des relations douloureuses à la nourriture, il est dès lors indispensable de former les entraîneurs à déceler les signes avant-coureurs de TCA: « Entre l’athlète qui fait attention à ce qu’il mange dans un but d’amélioration de performances sportives et un athlète qui fait la même chose avec un début de troubles alimentaires, la frontière est très ténue. Je serais favorable à ce que même dans le sport amateur, il y ait des entretiens avec un psychologue pour repérer les profils à risques. » Aujourd’hui, le sport a toujours une grande place dans la vie de Thomas même s’il le pratique avec beaucoup plus de vigilance: « Le sport a longtemps été une passion, c’est devenu un poison et aujourd’hui, c’est redevenu l’antidote. Je fais toujours beaucoup de sport, mais de manière beaucoup plus consciente et raisonnée ; je fais du sport loisir. Pendant les phases d’anorexie, c’était beaucoup de sport seul, on ne veut pas montrer qu’on est devenu incapable de performer. »

Des statistiques biaisées

Ce qui diffère entre hommes et femmes par rapport aux TCA, c’est aussi la difficulté qu’ont les hommes à parler de leur problème. « L’anorexie est une maladie du contrôle, mais c’est un contrôle punitif contre soi », relève Annick Bruyneel, psychologue hospitalière. Pour elle, les hommes ont peu d’espace d’expression de cette vulnérabilité. « Face à la souffrance morale, les réactions culturellement admises pour un homme sont souvent la consommation d’alcool ou l’activité sportive. » En comparaison, il est socialement mieux admis qu’une femme demande de l’aide ou se tourne vers des proches quand ça ne va pas.

Par ailleurs, et c’est peut-être aussi ce qui explique que les hommes sont officiellement moins nombreux à souffrir d’un tel mal-être, ils sont souvent mal diagnostiqués, notamment à cause des stéréotypes qui associent ces maladies au sexe opposé. Luca raconte que lors de son hospitalisation, « la première réaction, même pour l’équipe de soin, a été la surprise. Ils n’avaient jamais vu un homme dans ce cas-là ». Noé témoigne de la même réalité. Pour Céline Casse de la plate-forme StopTCA, les chiffres sont sous-estimés: « On dit qu’un homme sur 10 est atteint d’anorexie ou de boulimie, je suis certaine qu’il y en a beaucoup plus! A cause des statistiques, les hommes se sentent en dehors de ça et ça les met à l’écart, ils ont moins tendance à demander de l’aide. » Par ailleurs, la sensibilité et la vulnérabilité ne sont pas valorisées chez les hommes et compliquent encore plus leur recherche de soutien. Quand ils frappent enfin à la porte d’un soignant, ils sont parfois loin dans la maladie ou peu écoutés. Chez le médecin, la détection de la pathologie est souvent ralentie. « Il y a régulièrement une forme d’errance médicale, ils sont mal dépistés, mais aussi mal orientés, ce qui peut faire perdre du temps à la personne. Comme le diagnostic arrive tardivement, la maladie a eu le temps de s’installer et de se chroniciser », affirme la coach Sabrina Palumbo. Ce que confirme le docteur Yves Simon: le fait que les TCA aient longtemps été associés au sexe féminin a aujourd’hui de graves conséquences. Cela a donné lieu à de fausses représentations sur l’expression de ces maladies chez les hommes, qui entraîne ce diagnostic retardé: « Chez les garçons, comme on intervient plus tardivement, le traitement est parfois plus difficile. Or s’il y a bien quelque chose que l’on sait concernant les TCA, c’est que plus on les prend tôt, plus on a de chances de guérison. » Thomas regrette l’accompagnement qui lui a été réservé: « Pour être honnête, je n’ai jamais rencontré un professionnel de santé qui a été apte à m’accompagner dans cette aventure tragique. Il a donc fallu que je me débrouille moi-même, avec ma famille, omniprésente. C’est grâce à ce soutien-là, mais aussi grâce à un psychologue qui m’a éclairé sur la maladie et sur le fait que le problème n’était pas dans mon assiette, mais davantage dans ma tête et dans mon coeur. Petit à petit, j’ai retrouvé goût à la vie. »

Luca et Thomas ont chacun écrit un livre témoignage, respectivement J’ai oublié de vivre (Echo Editions) et Je reviens d’une anorexie (Editions Frison-Roche).

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