Du selfie au bistouri : les jeunes sont-ils devenus accros à la chirurgie esthétique?

kylie jenner chirurgie esthetique
Les starlettes de la télé réalité comme Kylie Jenner banalisent les actes de chirurgie esthétique.
Isabelle Willot

Accros à leur double virtuel lissé par les filtres, les 18-34 ans sont de plus en plus nombreux à avoir recours à la chirurgie esthétique. L’enquête de deux journalistes françaises dénonce la banalisation des procédures encouragée par les réseaux sociaux.

Sans doute n’avez-vous jamais entendu parler de Maeva Ghennam. La starlette de 26 ans, 3 millions de followers sur Instagram tout de même, connue pour ses frasques dans l’émission de téléréalité Les Marseillais, doit en partie sa réputation aux transformations physiques à répétition qu’elle ne cesse de s’imposer.

Le nez, les pommettes, les lèvres, les seins, les fesses et même le vagin: en quelques années à peine, tout y est passé. Son but? Tendre vers l’idéal de beauté incarné par Kim Kardashian et ses sœurs. Celui même que les réseaux sociaux ne cessent de plébisciter à grand renfort de filtres et d’outils de retouche qui font naître ces clones qui défilent sur nos feeds.

Caroline Receveur
Caroline Receveur © photos: dr/ Instagram

Comme Maeva, de plus en plus de jeunes ne se contentent plus d’un morphing virtuel. Ils n’hésitent plus à pousser la porte des cabinets médicaux pour ressembler à leurs idoles ou à la version retouchée d’eux-mêmes. Depuis 2019, la tranche des 18-34 ans a davantage eu recours au bistouri et à la seringue que les 50-60 ans. Cette tendance ne cesse depuis de gagner de l’ampleur, chez nous aussi d’ailleurs (voir aussi notre encadré) et a même connu un véritable rebond après le Covid.

Une génération impatiente

«Toute une fabrique de la beauté est née et avec elle une condamnation du corps naturel», dénoncent Elsa Mari et Ariane Riou, toutes deux journalistes au Parisien. Dans le livre Génération Bistouri, fruit d’une enquête approfondie de plus de neuf mois, elles s’inquiètent de l’accélération de ce phénomène et des conséquences à long terme que ces actes posés souvent sans réflexion auront un jour sur les corps d’une génération impatiente.

Kylie Jenner
Kylie Jenner © photos: dr/ Instagram

«Ce livre n’est pas à charge de la chirurgie esthétique, assure Ariane Riou qui a accepté de répondre à nos questions. Une opération mûrement réfléchie peut permettre de s’accepter lorsque l’on souffre d’une disgrâce, d’un complexe profond. Mais il s’agit ici d’un tout autre monde. Celui de la banalisation, de l’industrialisation de la chirurgie et de la médecine esthétiques qui tend à faire croire que le corps finalement n’est qu’une image que l’on peut modifier en un claquement de doigts. En occultant les risques. Et en passant parfois dans les mains de charlatans qui mettent des vies en danger. Aujourd’hui, des personnes sans formation médicale pratiquent des injections sauvages. On parle ici de médecine clandestine en 2023. Il ne s’agit pas d’une mode mais d’une affaire de santé publique.» Interview.

Maeva Ghennam
Maeva Ghennam © photos: dr/ Instagram

Comment expliquez-vous cette banalisation des actes esthétiques qui n’ont rien d’anodin?

Les jeunes sont au cœur d’un système qui les pousse à s’altérer. Les réseaux sociaux sont le fil rouge qui relie tous les protagonistes à l’œuvre: on y retrouve les influenceurs principalement issus de la téléréalité qui font des partenariats pourtant interdits avec des chirurgiens et des cliniques à l’étranger. Mais aussi des médecins peu scrupuleux qui publient des avant/après, sans parler des personnes sans diplôme médical qui pratiquent des injections sauvages. Ce matraquage quasi quotidien d’images contribue à banaliser ces procédures auprès d’un public qui se pose moins de questions.

Des filtres comme modèle

Mais ce n’est pas tout: TikTok comme Instagram vont promouvoir l’usage de filtres qui eux-même font l’apologie de modèles de beauté très particuliers – une taille très fine, un fessier et une poitrine volumineux, un visage avec un nez fin et des lèvres gonflées. Grâce à des applications comme Facetune, il suffit de quelques clics pour se créer un double virtuel, un nouveau moi avec lequel les jeunes passent énormément de temps chaque jour. C’est d’ailleurs bien souvent munis de ces images filtrées que les jeunes débarquent dans les cabinets pour tenter d’y ressembler.

Kim Kardashian
Kim Kardashian © photos: dr/ Instagram

Le Covid n’a rien ralenti, au contraire. Vous parlez même d’un effet «rebond».

Pendant la crise sanitaire, évidemment la fréquentation des cabinets esthétiques a chuté. L’impact du Covid a été bien réel mais dans le mauvais sens! Dès la fin du confinement, les jeunes se sont rués dans les cabinets de chirurgie esthétique. Pour différentes raisons. Pendant plusieurs semaines, les gens ne se sont vus qu’à travers des écrans, au travers de caméras de mauvaise qualité.

On voyait son visage en mouvement. On se mettait à lui trouver des défauts que l’on n’avait jamais observés auparavant. Surtout, parce qu’on ne pouvait plus sortir ni voyager, nous avons tous fait des économies. L’argent était donc disponible.

N’avons-nous pas toujours vécu dans une société de l’apparence? En quoi est-ce pire aujourd’hui?

Bien sûr la beauté a toujours été un facteur d’injustice! Mais les réseaux ont amplifié le problème. La beauté est perçue comme une ligne à ajouter sur son CV. Certains jeunes qui poussent les portes de cabinets esthétiques le font pour investir sur l’avenir. Ils veulent potentialiser leur capital beauté. Anticiper jusqu’à l’absurde l’apparition de signes de vieillesse encore totalement inexistants, en se faisant injecter du «Botox préventif» de plus en plus tôt. La beauté soudain n’est plus génétique. Elle s’achète… parfois même à bas coût.

Oubliée la discrétion

Désormais la chirurgie esthétique n’a plus de frontières sociales. Ces actes restent chers mais à côté de ce qui est proposé chez nous, un tourisme médical low cost s’est développé. Longtemps, il s’agissait d’actes que l’on faisait discrètement. Maintenant pour une certaine frange de la population, il faut que cela se voie. On affiche ses nouveaux seins comme son nouveau sac à main. On pousse la porte du cabinet médical comme on irait faire du shopping. C’est devenu un signe extérieur de richesse, un marqueur de réussite sociale.

Khloé Kardashian.
Khloé Kardashian. © photos: dr/ Instagram

Les réseaux que vous dénoncez diffusent aussi des messages encourant à la «body positivity». Paradoxal?

Ces deux discours coexistent. Et ces deux mouvements mènent des vies parallèles. Toutefois, même si les discours sur l’acceptation de soi s’insinuent peu à peu dans la tête des plus jeunes, ceux-ci restent majoritairement confrontés sur les réseaux à des modèles toxiques qui vont les complexer et les pousser à passer à l’acte. C’est tellement puissant en termes d’influence que l’on peut parler de matraquage. Surtout si l’on suit des influenceurs comme les Kardashian ou les stars des émissions de téléréalité qui bâtissent leur notoriété sur cette beauté artificielle. Toutes les classes sociales y sont exposées.

Et chez nous

La Belgique ne dispose pas de statistiques dans le domaine de l’esthétique médicale, car ces actes ne sont pas remboursés par l’Inami. Les praticiens toutefois confirment que des patients de plus en plus jeunes se présentent dans leurs cabinets. «La demande est même irraisonnée, admet le docteur Jean Hébrant, président de la société belge de médecine esthétique. Et concerne surtout les lèvres que l’on veut toujours plus gonflées.»

Notre pays n’est pas trop mal loti au regard de la loi. Depuis 2013, celle-ci définit précisément quel médecin peut pratiquer quel type d’acte. «Le problème vient de l’existence de réseaux parallèles à l’étranger, poursuit notre spécialiste. C’est chez nous qu’arrivent des gens avec des complications. Pour mettre au jour ces interventions illégales, il faut des plaintes. Mais peu osent le faire car ils se sentent souvent coupables.»

La prudence reste de mise, dans le choix du praticien mais aussi des produits qui seront injectés. Jean Hébrant qui pratique des échographies du derme, notamment pour comprendre ce qui a pu mal se passer chez des patientes qui arrivent chez lui après une intervention malheureuse, retrouve parfois des traces de produits de comblement dans des endroits critiques injectés même deux ans auparavant.

Quelle que soit l’intervention, une consultation préalable est obligatoire afin de laisser aux candidats informés des coûts et des risques éventuels un temps de réflexion. «Face à des demandes déraisonnables, il appartient au médecin de prendre ses responsabilités et de refuser l’intervention, insiste le docteur Hébrant. Il doit faire appel à son sens moral: on ne peut pas faire n’importe quoi pour de l’argent.»

Et l’on ne vous montre bien sûr que le «bon côté» des choses. On ne parle jamais des complications. De la lourdeur des actes et de la convalescence nécessaire après ceux-ci. Beaucoup de parents aussi se trouvent désemparés face aux envies de leurs enfants. Ces jeunes sont majeurs et peuvent en principe faire ce qu’ils veulent. Ils souffrent souvent d’un mal-être profond.

Maeva Ghennam
Maeva Ghennam © photos: dr/ Instagram

Pourra-t-on un jour responsabiliser ces plates-formes qui pourraient agir déjà si elles le voulaient vraiment?

Il faut en tout cas essayer! Et espérer qu’il ne faille pas attendre un drame pour les faire réagir. Le groupe Meta est parfaitement au courant du mal-être généré par l’utilisation de leurs applications. Une étude l’a démontré: une jeune fille sur trois a une image négative d’elle-même à force de passer du temps sur Instagram. On sait aussi que l’utilisation de la caméra inversée pour faire un selfie va vous déformer. Le nez par exemple va paraître plus gros. C’est un défaut qui n’existe donc pas dans la vie réelle!

Des réseaux complices du système

Les gestionnaires de réseaux pourraient déjà commencer par interdire les filtres. Mais surtout s’attaquer aux pratiques illégales. Les comptes d’injectrices sauvages pullulent et sont aisément identifiables. Il suffit pour les trouver de taper «injections lèvres» dans le moteur de recherche d’Instagram ou TikTok pour les débusquer. Les hébergeurs pourraient très bien fermer ces comptes. Bloquer certains contenus comme la publicité pour des actes ou des avant/après illégaux. Il faut continuer à leur mettre la pression pour qu’ils s’attaquent au problème à la source.

Luna Skye
Luna Skye © photos: dr/ Instagram

La téléréalité aussi participe à cette apologie d’une beauté stéréotypée. Pourtant sa responsabilité à ce jour n’est pas non plus engagée…

En effet. Ces émissions castent toujours les mêmes profils. Au fil des saisons, les candidats deviennent des clones les uns des autres que l’on a du mal à différencier. C’est toujours la même beauté hypertrophiée qui est plébiscitée. Si une jeune fille arrive sur le tournage sans être transformée, elle va finir par le faire. Sur place déjà, elle va entendre les autres candidates se donner des conseils, se refiler les adresses de leurs chirurgiens, banaliser par des petites blagues les opérations qu’elles ont subies.

En bref

Elsa Mari (34 ans)

Après un master en lettres modernes à l’Université Paris X Nanterre, elle intègre l’école de journalisme ESJ de Lille qu’elle quitte en 2014.

Entre 2014 et 2016, elle enchaîne diverses collaborations pour La Provence, Les Echos, le magazine M le Monde.

Ariane Riou (33 ans)

En 2016, elle rejoint le service société du Parisien en tant que journaliste Santé.

Licenciée en droit de l’Université Montesquieu Bordeaux 4, elle intègre l’école de journalisme ESJ de Lille dont elle sort diplômée en 2014.

Elle entre alors au Parisien d’abord au service Culture puis dans les éditions régionales avant de devenir reporter à la cellule Récits.

Génération bistouri, par Elsa Mari et Ariane Riou, JCLattès.

© SDP

Un effet de loupe

Mais surtout, lorsque l’émission sera diffusée, elle verra son visage en gros plan, des close-up sur son corps en mouvement qu’elle comparera forcément à celui des autres filles jusqu’à développer des complexes. D’une saison à l’autre on les voit se transformer. Changer leur nez, leurs seins, leurs fesses. Il suffit de regarder Maeva Ghennam qui a multiplié les interventions jusqu’à ressembler à Kim Kardashian. Elle est tout de même suivie par 3 millions de personnes sur lesquelles elle a une influence énorme.

Caroline Receveur
Caroline Receveur © photos: dr/ Instagram

Ce qui vous a frappées aussi lors de votre enquête, c’est l’impatience de cette jeunesse intranquille…

Ils veulent tout et tout de suite. Et même parfois tout enlever dès le lendemain si ça ne correspond pas à leurs attentes. Ils pensent que tout est réversible d’un claquement de doigts. Beaucoup ne se rendent pas compte de l’épreuve qu’ils font subir à leur corps. Qu’il faut parfois des semaines de convalescence. Que ça risque d’être douloureux. Les jeunes filles pensent pouvoir exhiber leurs nouveaux seins ou leurs nouvelles fesses le soir même en boîte de nuit.

Le danger de la médecine low cost

A cette impatience s’ajoute le fait que la jeunesse a forcément moins d’argent. Elle veut un changement rapide et radical à moindres frais. Au point de se rendre en Turquie pour faire toutes les transformations d’un seul coup. Au détriment de leur santé.

Pourtant, les défenseurs de cette médecine low cost vous assureront que ce sont bien des médecins et des dentistes qui pratiquent là-bas…

En effet, ce sont des professionnels diplômés. Mais ils n’assurent pas le suivi des opérations qu’ils pratiquent. Les patients achètent un package low cost qui comprend le transport, le logement, un combo d’interventions qu’il ne faudrait jamais faire ensemble comme une lipo, une rhinoplastie et une augmentation mammaire. Ou les dents et les implants capillaires. De retour de ces vacances médicales, ils se retrouvent livrés à eux-mêmes. En cas de complication, ils ont même du mal à trouver un praticien chez eux pour les aider car peu de chirurgiens sont prêts à passer derrière des interventions bâclées au risque de devoir en assumer la responsabilité.

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