Cuvées russes: des vins venus du froid qui ont du caractère

Bruno Vanspauwen Journaliste

Au pays des tsars, la vigne donne des crus de caractère qui s’invitent aujourd’hui sur le marché belge. Des bouteilles provenant du sud du pays, entre mer Noire, montagnes du Caucase et Crimée. Reportage.

« C’est la dernière région viticole inexplorée d’Europe, affirme Mikhail Nikolajev. Pourtant, notre culture du vin remonte à l’Antiquité, mais elle a été perdue pendant longtemps. Aujourd’hui, nous la ravivons. » Ce trentenaire est le fils d’un entrepreneur russe qui a fait fortune dans le monde de la banque et des assurances. Après avoir vendu son entreprise, il a investi son argent dans l’achat de six mille (!) hectares de terre dans la vallée de Lefkadia (la « terre du peuplier blanc »), à 20 km de la mer Noire. « Mon père voudrait en faire un lieu touristique, avec des hôtels, des restaurants et des magasins, explique Mikhail. Il rêve que ça devienne notre Toscane russe. Il y a lui-même installé des routes et de l’électricité. Et il a fondé le domaine viticole de Lefkadia, dont je suis le responsable. » Citoyen du monde, Mikhail a étudié l’histoire, a vécu et travaillé en Espagne et aux Etats-Unis et parle six langues. « Pour ma génération, l’Union soviétique n’est qu’un vague souvenir, nous avons grandi dans une Russie moderne tout aussi libérale que l’Europe occidentale. Il n’y a qu’en Occident que vous ne le voyez pas encore comme ça. »

« Notre propre culture du vin »

Le domaine viticole de Lefkadia fait 200 hectares, Mikhail a embauché des oenologues français ayant travaillé pour la famille Rothschild. Rien d’étonnant, donc, à ce que les raisins autochtones côtoient principalement des raisins hexagonaux. « Sous l’Union soviétique, toutes les entreprises viticoles étaient aux mains de l’Etat et privilégiaient la quantité. C’est pourquoi nous sommes repartis de zéro en 2007, en remplaçant toutes les vignes par des nouvelles. C’est d’ailleurs le cas dans toute la région. Nous avons aussi créé un laboratoire d’analyse, que tous les domaines viticoles peuvent utiliser afin d’améliorer la qualité globale de la production dans cette vallée. Nous devons construire notre propre culture du vin. Les Russes boivent encore principalement des flacons espagnols et sud-africains, importés en vrac, mis en bouteille ici et étiquetés « vins russes ». Cela doit changer, notamment grâce à la nouvelle génération d’oenologues russes formés à l’université de Krasnodar. Nous devons reprendre confiance, nous avons pensé trop longtemps que l’Europe occidentale pouvait tout faire mieux que nous. »

Mikhail Nikolajev
Mikhail Nikolajev© MARIYA CHERNYSHEVA

L’un des projets exceptionnels de Lefkadia est la restauration du domaine viticole de Sauk-Dere datant de l’ère soviétique, un complexe géant de vieux bâtiments industriels abandonnés, construits au pied des montagnes du Caucase. « Au temps des tsars, c’était des carrières, raconte notre guide, alors que nous le suivons dans ses impressionnantes caves à vin souterraines. Après la révolution russe de 1917, elles ont été utilisées pour conserver les fruits et les légumes et puis, en 1937, pour la production du vin. A l’époque, 2000 personnes travaillaient ici, aujourd’hui il en reste 86, qui viennent principalement du village. » Ici, de nombreuses vieilles bouteilles prennent la poussière, des vins et des champagnes datant encore d’anciennes républiques de l’Union soviétique, comme la Moldavie, le Daghestan, la Géorgie, l’Arménie et le Turkménistan. « Pendant la restauration, nous avons constaté à quel point les murs étaient solides. Nos outils de travail tombaient en pièces, relate Mikhail. Et sous l’un des bâtiments, nous avons découvert avec surprise des nids de serpents à sonnette. » Des bêtes dont il faut se méfier en se baladant dans les vignobles…

« J’ai tout planté seul »

De Lefkadia, nous nous dirigeons vers Burnier, le premier domaine viticole de la région à s’être mis au vin de qualité. Nous sommes accueillis par son fondateur, Renaud Burnier, 63 ans, vigneron suisse marié à une Russe. « J’ai déjà un domaine familial dans la région de Neufchâtel, mais je cherchais un projet plus aventureux, se justifie-t-il. La première fois que je suis venu ici, j’ai immédiatement cerné le potentiel. Après trois ans de recherche, j’ai acheté ces terres en 2001, et nous avons construit la cave sept ans plus tard. Le mur de Berlin était tombé, mais nous avons quand même dû lutter contre la vieille mentalité soviétique pendant un certain temps. Heureusement, c’est en train de changer, sous l’impulsion d’une nouvelle génération qui n’a jamais connu l’Union soviétique. »

Les mentalités sont en train de changer, sous l’impulsion d’une nouvelle génération qui n’a jamais connu l’Union soviétique.

Renaud Burnier

Le bâtiment élégant, avec sa cave à vin et sa salle de dégustation, a le style contemporain de l’Europe occidentale. Mais lorsque Burnier nous emmène dans les vignes environnantes, il le fait au volant d’une vieille Lada. Les 50 hectares sont magnifiquement nichés dans un amphithéâtre naturel, entouré de collines boisées. « J’ai planté tout moi-même. Nous étions vraiment les pionniers ici, il n’y avait rien, pas de référence, aucun point de comparaison. Nous avons dû tout inventer. » Le climat chaud et le chant des criquets rappellent le Sud de la France. Mais les vignes sont rafraîchies par le vent venant de la mer, que l’on voit au loin. Burnier a reçu le prix du meilleur vin de krasnostop, le raisin russe le plus répandu ici. « Nos compatriotes eux-mêmes ne croient pas en leur meilleur raisin local, je suis fier de leur montrer de quoi il est capable. » Ses vins issus de cépages français – cabernet franc et sauvignon, merlot – témoignent également du grand talent de ce vigneron suisse.

A midi, sa femme Marina nous offre un véritable festin dans la salle de dégustation qui surplombe les vallons : des spécialités caucasiennes, moules et huîtres de la mer Noire, viande de boeuf et mouton rôtis provenant des producteurs locaux et une profusion de fruits et de légumes. Notre hôte nous parle de sa fille, qui étudie l’oenologie et reprendra le projet progressivement. « Avec tout ce que nous avons enduré et vécu, je suis heureux que ce domaine reste dans la famille. » Le soir, nous dînons à l’hôtel où nous logeons et qui s’appelle… Vinoterria. Nous y dégustons un excellent champagne russe à l’apéritif, pour 20 euros la bouteille, et choisissons ensuite à la carte du poisson frais dont les prix varient entre 5 et 8 euros. Nos chambres impeccables donnent sur le domaine viticole de Sikory, le projet d’un entrepreneur du secteur de la construction. La Russie terne des films américains est bien loin.

Cuvées russes: des vins venus du froid qui ont du caractère

« Le top du top »

Le lendemain, nous retrouvons Alexey Tolstoy. Pendant une demi-heure, nous roulons sur un chemin de terre à travers les forêts protégées abritant des loups, des ours, des renards et des chacals. Tout à coup, nous nous retrouvons au milieu des 100 hectares de vignobles de Galitskiy & Galitskiy, du nom de l’ex-propriétaire russe de supermarchés, qui a créé ce domaine viticole avec son beau-frère. « Ils ont aussi bâti le nouveau stade de football de Krasnodar, explique Alexey. Et cette année, l’équipe dispute pour la première fois la Ligue des Champions. »

Pour l’instant, la cave n’est pas construite, l’entrepreneur doit se contenter d’un grand hangar: « Nous n’avons pas encore reçu les autorisations nécessaires, parce que nous sommes au milieu d’une région naturelle protégée, mais ça ira. Et puis, dans cet entrepôt, j’ai déjà l’excellence côté matériel. » Alexey lui-même fait partie de l’élite, puisqu’il est souvent considéré comme le meilleur vigneron de Russie. Son propre domaine, Markoth, est situé près de la mer Noire. Mais il est également oenologue pour d’autres projets, notamment en Italie, un pays qu’il a adopté pour son caractère flamboyant et l’accent italien qu’il adore. « Regardez, j’ai même planté de la barbera et du nebbiolo », nous montre-t-il alors que nous traversons son vignoble en Jeep. Il fabrique aussi le vin de Divnomorskoye, un autre domaine célèbre de la région, mais il ne veut pas nous divulguer le nom de son propriétaire. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit de… Poutine.

L’un des projets les plus importants du coin, c’est Fanagoria: 3000 hectares de vignes, 30 millions de bouteilles par an, 1500 employés dans les villages environnants, des exportations vers Hong Kong, le Japon, la Chine, la Scandinavie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Le directeur de l’exportation, Mikhail Leliuk, nous explique que le nom Fanagoria fait référence au roi grec Fanagor, qui a vécu ici 2000 ans avant J.-C., quand la civilisation grecque – y compris sa culture du vin – s’étendait dans la région. « Il s’agissait d’une entreprise viticole d’Etat depuis 1957, relate-t-il. Mais depuis la chute du mur, quelques familles ont pris le relais. Elles y ont investi massivement pour amener la qualité au niveau du marché mondial. C’est pourquoi nous fabriquons nos propres tonneaux en bois. Nous avons même une centrale électrique pour être complètement indépendants. »

Nous dînons au village, dans le restaurant de Fanagoria. Puis nous nous promenons le long de la mer Noire, toute proche. Mikhail Leliuk nous montre une traînée de lumière au loin: c’est le chemin qui passe au-dessus de l’eau pour mener à la Crimée, région à la culture viticole historique très riche… et récemment rattachée à la Russie. L’histoire n’est pas finie.

Un Belge inspiré

Cuvées russes: des vins venus du froid qui ont du caractère
© MARIYA CHERNYSHEVA

Importateur à Waregem, Dimitri Bonte, 41 ans, est un pionnier dans notre pays. « Dans le commerce du vin, il faut innover sans cesse. Comme je suis marié à une Russe, les portes étaient entr’ouvertes. Mais c’est un travail ardu, avec beaucoup de paperasse. »

L’homme s’est rendu dans la plus importante région viticole de la province méridionale de Krasnodar, d’où proviennent 80% des flacons de qualité et qui borde les zones viticoles de Géorgie et d’Arménie. Dans ce dernier pays, les archéologues ont retrouvé la plus vieille cave à vin jamais construite, datant de 6000 ans.

« Même les Russes aisés, alors qu’ils misaient jusqu’à présent sur les étiquettes occidentales, ont commencé à investir dans leur propre pays. De même, comme ils sont fous de champagne, ils produisent désormais leur propre vin mousseux en se référant à la méthode champenoise… »

start2taste.be

Notre sélection

Likuria blanc
Likuria blanc© MICHEL VAEREWIJCK

Likuria blanc, 14,70 euros, et Likuria rouge de la réserve, 14,95 euros.

Sous cette marque de vin de Lefkadia, on retrouve un mélange original du sauvignon blanc français et du mtsvane géorgien, à côté d’un mix rouge bordeaux de merlot, cabernet franc et sauvignon, complété par de la syrah.

Lefkadia chardonnay
Lefkadia chardonnay© MICHEL VAEREWIJCK

Lefkadia chardonnay, 23,95 euros.

On monte clairement en gamme avec la marque Lefkadia elle-même, qui produit ce vin 100% chardonnay (réputé pour ses vins blancs de Bourgogne), fabriqué à base de raisins sur un sol d’argile, de sable et de chaux.

Burnier
Burnier© MICHEL VAEREWIJCK

Burnier #for you (blanc) et #for me (rouge), 15 euros.

Le vigneron suisse Renaud Burnier, marié à une Russe, est l’un des pionniers de la révolution du vin en Russie, entre autres grâce à son vin blanc à base de pinot blanc et de chardonnay, et son rouge à base de merlot et de cabernet sauvignon.

Temelion Brut méthode champenoise
Temelion Brut méthode champenoise© MICHEL VAEREWIJCK

Temelion Brut méthode champenoise, 28,50 euros.

Les Russes raffolent de champagne depuis l’époque des tsars. C’est la raison pour laquelle le domaine de Lefkadia en fabrique lui-même, avec les mêmes raisins et la même méthode qu’en Champagne française.

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