Une vie sans saveurs: amoureux de la gastronomie, ils ont perdu le goût

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Kathleen Wuyard
Kathleen Wuyard Journaliste & Coordinatrice web

C’est le cauchemar de tous les professionnels de la gastronomie: perdre le goût et l’odorat peut, pour eux, avoir de lourdes conséquences, privées mais aussi dans leur métier. Trois d’entre eux nous racontent comme ils ont vécu cette catastrophe.

Contrairement à la cécité et à la surdité, aucun adjectif ne caractérise l’anosmie. « Le fait qu’il n’existe pas de terme spécifique dans le langage courant contribue au manque de reconnaissance dont ces patients souffrent fréquemment. Pourtant, ce trouble n’est pas insignifiant », explique le professeur Philippe Gevaert, médecin ORL à l’UZ, à Gand, et spécialiste de cette matière. Dans les faits, la perte de l’odorat s’accompagne presque toujours d’une perte du goût. En effet, nos papilles gustatives sont capables de percevoir les cinq saveurs fondamentales: le sucré, l’acide, le salé, l’amer et l’umami, mais 90% de notre perception se produit par voie rétro-nasale. Nous mordons dans la nourriture, l’air monte derrière la luette et se dirige vers le nez, et c’est dans cette zone que nous appréhendons la majeure partie de notre palette gustative. « Cette perte a donc un impact énorme, car notre vie sociale se joue souvent à table, poursuit le professeur Gevaert. De plus, comme l’odorat est très proche du centre émotionnel de notre cerveau, on attribue une grande valeur émotionnelle à la saveur et à la senteur de nombreux aliments. Nous associons également les éléments importants de notre vie à des effluves et des goûts. » Sans compter qu’une personne dépourvue de ces sens va aussi rater des signaux d’alarme importants – nourriture avariée, fuite de gaz, incendie… On comprend dès lors l’impact énorme d’un tel problème.

Ça se soigne, docteur?

Comment cela arrive-t-il? La pathologie peut être congénitale. « C’est ennuyeux, mais ces personnes ne savent en principe pas ce qu’elles ratent », observe le spécialiste. Cependant, l’anosmie peut aussi s’expliquer par un virus – la Covid, mais pas seulement -, un traumatisme ou des polypes nasaux, dus à une sinusite chronique. Face à cette dernière, certains traitements existent, mais il ne sont pas toujours concluants. « Parfois, les patients retrouvent ces facultés après une opération, mais la plupart du temps, ça revient. Les médicaments à base de cortisone offrent aussi un certain soulagement, mais leur prise régulière accroît le risque de diabète, d’ostéoporose et de maladies cardiovasculaires. Quant aux sprays nasaux à la cortisone, ils sont fiables mais pas toujours efficaces. »

La perte de goût a un impact énorme car notre vie sociale se joue souvent à table.

La situation est un peu moins compliquée pour les personnes qui en souffrent en raison d’un virus ou d’un traumatisme. « Dans le cas d’un accident de la route, cela est du à la déchirure des petites terminaisons nerveuses contenues dans l’os ethmoïde, qui relie le nez et le cerveau. Mais dans 70% des cas, une récupération au moins partielle est possible. Idem pour les patients malades. Généralement, le problème est résolu après une quinzaine de jours, sauf si le nerf olfactif est touché. Les 30% de personnes concernées sentent et goûtent moins bien, mais il est possible d’y remédier en s’entraînant avec un kit contenant des odeurs familières, histoire de réactiver le cerveau. » L’expert encourage d’ailleurs tout un chacun à exercer cette capacité qui rend nos vies tellement plus savoureuses… et qui pour certains et certaines, spécialistes de la cuisine et des vins entre autres, est l’outil principal de travail!

Le consultant en restauration

Alex Moormann a 36 ans et est consultant culinaire chez AM Food Agency.

« Avant de commencer la cuisine, j’ai bossé dans l’événementiel et j’ai changé de voie un peu par hasard, en volant au secours d’une amie dont le resto s’était fait lâcher par son second, entre le service du midi et celui du soir. J’ai immédiatement accroché et j’ai officié en cuisine pendant dix ans, avant de décider de combiner mes passions pour la gastronomie et l’événementiel en ouvrant mon agence de consultance en restauration. La pandémie a été un coup dur, d’abord parce qu’elle a mis plein de projets excitants sur pause, ensuite parce qu’à l’automne 2020, j’ai non seulement attrapé la Covid mais aussi perdu le goût dans la foulée. Au début, quand j’ai réalisé que mon café du matin ne goûtait rien, j’ai refusé d’y croire et j’ai fait des tests avec plein d’aliments avant de devoir me rendre à l’évidence.

C’est en perdant l’usage d’un des cinq sens qu’on réalise à quel point ils sont tous primordiaux. » Alex Moormann

C’est hyper étrange parce que le cerveau reconnaît les aliments, mais dans la bouche, c’est le néant. Je paniquais parce qu’une amie avait été touchée quelques semaines avant moi et n’avait toujours pas récupéré l’usage de ses papilles, donc j’ai décidé de me documenter un maximum pour essayer d’accélérer ma convalescence gustative. C’est comme ça que j’ai réalisé qu’il y avait moyen de stimuler les sens en utilisant sa mémoire, et je me suis prêté au jeu de fermer les yeux et de me concentrer pour me remémorer la saveur de chaque aliment que je mettais en bouche. Je pense que ça m’a vraiment aidé: j’ai retrouvé mes sens après une semaine, ce qui est assez rapide si j’en crois les témoignages autour de moi. Reste que ça m’a semblé très long: c’est en perdant l’usage d’un des cinq sens qu’on réalise à quel point ils sont tous primordiaux. Je me suis rendu compte que je ne pourrais pas vivre sans le goût, je pense que je préférerais encore perdre l’ouïe par exemple, que de ne jamais plus rien goûter. »

Alex Moormann
Alex Moormann© JULES AUGUST

La journaliste culinaire

Barbara Serulus a 37 ans et travaille pour divers magazines, dont Le Vif Weekend. Elle est également l’autrice d’un livre de recettes, Diner, non encore traduit en français.

« L’automne dernier, j’ai complètement perdu le goût pendant deux semaines à cause du coronavirus et je pouvais littéralement boire du vinaigre. L’acidité m’apportait une certaine expérience sensorielle en bouche, mais je n’étais plus capable de goûter vraiment. Pour moi, c’était l’enfer, car la nourriture est vraiment ma passion. Cela fait sept ans que j’écris à temps plein sur la nourriture, et j’adore ça. J’avais perdu l’envie de manger, et par conséquent un peu ma raison d’être aussi. Même lorsque ça a commencé à aller mieux au cours des mois qui ont suivi, c’était comme si j’étais sous un globe: les goûts et les odeurs restaient faibles. J’avais peur de ne pas récupérer ces facultés ; je n’avais jamais réalisé à quel point elles me connectaient au monde. Pour égayer un peu mes repas, je commandais souvent des plats indiens, bien piquants, ou je mangeais des Snickers trop sucrés, une habitude que j’avais pourtant perdue. Ce n’est qu’après une longue période que j’ai eu de nouveau envie de déguster des soupes ou des légumes légèrement épicés comme ceux que je préparais avant.

C’était trop violent, surtout l’idée que je devrais peut-être envisager un autre métier. » Barbara Serulus

Il m’est arrivé, durant ces quelques mois difficiles, de devoir rédiger des recettes. Je demandais alors au reste de l’équipe de goûter. C’était stressant, car cela avait des allures d’examen. Pendant tout un temps, je n’étais pas trop sûre de moi, parce que les 70% de ma capacité olfactive me permettaient de savourer des plats, mais j’ai justement besoin des 30% restants pour bien faire mon travail. C’était désagréable de perdre confiance à cause de dysfonctionnements. Par exemple, tout à coup, les oignons ont eu un goût de transpiration – c’est toujours le cas – et l’odeur des poubelles m’a rappelé celle de la spiruline. Mais cela m’a permis de prendre conscience de la subjectivité des saveurs et surtout de la fragilité de cet instrument qui me donne tant de plaisir. Je remarque aussi que j’ai un peu refoulé cette période insipide. C’était trop violent, surtout l’idée que je devrais peut-être envisager un autre métier. Aujourd’hui, j’ai retrouvé toute ma capacité gustative et j’en suis infiniment reconnaissante. »

Barbara Serulus
Barbara Serulus© JULES AUGUST

Le bartender

Bouphin Lam a 34 ans et prépare des cocktails, à Bruxelles. Entre les deux confinements, il a perdu le goût.

« J’ai toujours travaillé dans la restauration, avant même d’être officiellement entré sur le marché du travail d’ailleurs: mes parents ont ouvert un restaurant vietnamien à Bruxelles dans les années 80, et je leur donnais un coup de main quand je n’étais pas en cours. Quand ils ont remis leur établissement en 2017, j’ai commencé à m’intéresser aux cocktails et à me former en autodidacte, en mêlant mon expérience des cuisines dans mes recettes. Mon cocktail signature pour le Sanzaru, par exemple, était une variation sur le ceviche, le plat phare de la cuisine péruvienne, dont j’ai recréé les saveurs avec du Pisco, du jus de citron, de l’oignon et de la coriandre. C’est en pleine préparation d’un cocktail que je me suis rendu compte que j’avais perdu le goût: j’avais attrapé le coronavirus et c’est quelques jours après le diagnostic que les symptômes me sont tombés dessus d’un coup. Je me souviens, je me préparais une boisson en quarantaine et j’avais beau goûter, rajouter des ingrédients encore et encore, je ne goûtais rien du tout. C’est là que j’ai réalisé qu’il y avait un problème. Pour moi, c’était très stressant parce que je me suis immédiatement demandé comment j’allais pouvoir travailler si je ne récupérais pas l’usage de mes papilles. En perdant le sens du goût, je perdais un peu le goût à la vie.

En perdant le sens du goût, je perdais un peu le goût à la vie. » Bouphin Lam

Dans mon métier, si on ne goûte pas, on ne sait pas, donc quand j’ai pu retourner bosser, j’ai dû beaucoup compter sur les autres. J’avais prévenu mes employeurs et mes collègues que je ne goûtais plus rien, et quand je préparais de grands batches de cocktails, je les faisais tester à ces derniers pour m’assurer que tout était OK. Pour les cocktails minute, j’étais dépendant du feed-back des clients, et si quelque chose ne leur plaisait pas, j’adaptais immédiatement. Je savais au fond de moi que ça ne durerait pas éternellement mais ce flou était vraiment pénible, d’autant que je suis quelqu’un d’extrêmement gourmand. J’aurais donné n’importe quoi pour expérimenter à nouveau ces odeurs alléchantes qui font que l’on s’arrête net, celle du poulet rôti par exemple. D’ailleurs, c’est un peu cliché mais le premier plat que j’ai mangé quand j’ai récupéré le goût après trois semaines, c’est un canard laqué. La sensation était incroyable, c’est comme si j’avais été enfermé dans une prison sensorielle et que maintenant que j’avais purgé ma peine, je pouvais à nouveau profiter. »

Bouphin Lam
Bouphin Lam© JULES AUGUST

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