Venise by food

Loin des pigeons de la place Saint-Marc, nous avons suivi Enrica Rocca pour une balade gourmande dans les venelles de la Sérénissime, terminée par un cours de cuisine come a casa. Allegria.

Par Baudouin Galler

Il est neuf heures du matin, elle a garé son Caddie à roulettes devant l’entrée de notre hôtel. Premier contact prometteur : quand elle dit « Enrica Rocca, piacere, bienvenue à Venise », la poignée de main raconte les longues minutes à travailler le risotto, l’oeil noir de jais rigolard laisse deviner un caractère trempé dans l’épicurisme actif. On ne sera pas déçu : les cours de cuisine organisés par cette aristocrate rock’n’roll, née comtesse il y a quarante-six ans ans, et formée à la casserole par « [son] père et [sa] nounou » débarrassent le genre de son côté coincé du couteau. Pour l’heure, direction le marché du Rialto, du nom du plus vieux pont traversant le Grand Canal. Enrica donne du Ciao bella à ses copines en brushing et lunettes de soleil XXL, nous invite à passer la tête à travers les portes entrebâillées – Elle l’assure : « À Venise, quand une maison est ouverte, il faut toujours jeter un oeil, c’est à chaque fois une surprise. »

Arrivé sous l’horloge de la délicate église San Giacomo di Rialto indiquant l’heure aux marchands depuis le début du XVe siècle, on repère les premiers badauds, cabas sous le bras. Avant de rentrer chez eux, certains s’enfilent un cicchetto (petit sandwich) et un spumante au comptoir d’un bacaro, version locale du bar à tapas. Look irréprochable, allure fière, voilà à coup sûr de vrais Vénitiens. Parmi les 60 000 qui restent dans le centre historique (contre près de 160 000 dans les années 50), et continuent vaille que vaille à faire battre le coeur authentique de ce musée en plein air accueillant plus de… 22 millions de touristes par an. À voir Enrica, sûre de son chemin, dribbler les visiteurs concentrés sur le plan touffu de la ville, on se dit qu’on va vivre une expérience rare, au plus près du quotidien local, dans les coulisses interdites de la cité-théâtre. Excitation.

Au détour d’une ruelle, on débouche sur le Campiello Erbéria, grande place dévolue aux fruits et aux légumes. La clameur monte d’un cran. Entre les bruit de moteurs des vaporetti crachotant leur fumée dans les canaux tout proches et les cris de stentor des maraîchers, Enrica marque une pause, ôte ses solaires et pose la question qui va déterminer la saveur de la journée : « Que voulez-vous apprendre à cuisiner ? » En une minute, toute notre mémoire de la cuisine italienne afflue à l’esprit : on voit passer les somptueuses pâtes cacio e pepe dégustées religieusement dans un bouge du Testaccio à Rome, le divin minestrone qu’ils servent à La Fattoria, rustique trattoria familiale de Milan, l’inoubliable bar au thym en croûte de sel littéralement gobé un soir à Trani, dans les Pouilles. Puis, sortis d’on ne sait où, ces mots : « J’adorerais réussir la lasagne de poisson ». Sourire en coin, deux secondes, réaction : « T’as pas choisi le plus facile, mais OK va bene pour le pasticcio di pesce, quoi d’autre ? » C’est de saison, un des cinq participants de l’atelier culinaire, propose des porcini (bolets) frais : « vendu ! ». Un autre voudrait maitriser le parfait ragù à la bolognaise. Moue dubitative : « D’accord, mais on n’aura pas le temps de le manger, sauf si vous restez jusqu’à demain, ça prend son temps ces choses-là ». Finalement, on le fera ce ragù, sans en profiter, mais on le fera. Et beaucoup d’autre choses, du reste. Car une fois lâchée sur le marché, on ne peut plus l’arrêter, Enrica Rocca, enthousiaste comme une gamine au rayon poupées.
En total mode impro, la voilà qui succombe à l’échoppe de champignons, ajoutant aux bolets prévus un mix de saison, « pour l’apéro, avec du fromage stracchino fondu, ça vous dit ? ». Sur l’étal voisin, de gros haricots borlotti lui inspirent une salade du cru, dite « salade des pauvres », avec effeuillé de thon et oeufs durs. Au légumier : « Et mettez-nous aussi un peu de radichio di Treviso, s’il vous plaît ». À moi : « Tu vas voir, en antipasto, avec de la saucisse grillée et de l’huile d’olive, c’est terrible. » La commande est prise fissa à la boucherie, avec en sus, un saucisson de sanglier et le nécessaire pour le ragù de viande.

Plus loin, sous une halle néo-gothique, les odeurs de la mer s’invitent à l’atmosphère d’avant-festin qui commence à nous faire sérieusement saliver. Les crabes effectuent leur dernière chorégraphie, les étrilles bruissent, les crevettes sautillent encore, une armée de poissons se font écailler sous l’oeil gourmand d’Enrica. Qui propose d’accompagner les porcini de la chair fraîche d’une ombrine pêchée cette nuit en Grèce, « un plat de style « mare e monti », comme on dit en Italie quand les produits de la terre rencontrent ceux de la mer ». Pour la lasagne, ce sera gambas, moules et la chair résistante d’une lotte. Passage éclair chez le fromager. Ouf. « On a tout ? OK. Il est 11 heures : un petit Prosecco pour la route ? » Va pour une petite coupe chez Mille Vini, oenothèque tenue par un des amis cavistes d’Enrica.

Électrisé par les bulles, on rejoint à pied le quartier du Dorsoduro, relativement épargné par les masses de sacs banane. C’est là, le long des zattere, ces quais pédestres en bord de lagune, que la famille Rocca possède un palais du XVIIIe siècle avec jardin. À l’arrière de la propriété, dans d’anciennes buanderies auxquelles on accède par une venelle, notre comtesse a aménagé son appartement, dominé par un énorme plan central en bois entouré de chaises hautes. Comme chez soi, on dépose les courses à côté de l’évier, on se verse un (autre) verre de prosecco accompagné de quelques morceaux de saucisson et de montasio, « que les Vénitiens appellent the fucking cheese parce qu’il est tellement salé que t’es obligé de boire pour éponger, et on connaît la suite… », plaisante Enrica, confirmant le style informel et détendu qu’elle entend donner à ses cours. Un style qui a en tout cas plu à la prestigieuse revue culinaire Gourmet, classant les séances d’Enrica parmi les dix meilleurs cours de cuisine italienne au monde. Piano, on se met à préparer les antipasti, Trévise et saucisse grillée, donc – une tuerie, effectivement, l’amertume du radichio venant équilibrer le gras du porc – et mix de champignons aillés et fromage stracchino. Chacun y va de son coup de couteau, de sa question, de son avis. Le vin blanc de Campanie, un 100% falanghina parfaitement minéral, fait tomber les résistances des gênés de la casserole. Dans un joyeu brouhaha, Enrica distille ses conseils et infos sans virer dans le didactisme plombant. Là on fourre l’ombrine de romarin hyperaromatique et l’entoure de porcini coupés fins, ici, on prépare le fumet de poisson qui servira plus tard pour la lasagne, on gratte les moules, décortique les gambas, fait bouillir les haricots qui domineront la « salade des pauvres ». Tout s’enchaîne dans un processus faussement bordélique. Enrica mène la danse entre rigueur et créativité – instinctivement les restes de l’ombrine et des bolets se retrouveront dans le pasticcio di pesce, le surplus de champignons au fromage se transforme en omelette, la fin de la bouteille de prosecco finira sur le poisson au four. Les heures passent, les arômes remplissent la pièce à rabord, entre deux moments « coups de feu », on savoure nos oeuvres collectives. Quelqu’un a mis de la musique. On est bien. À travers la fenêtre, l’eau du canal s’obscurcit avec le ciel, il est déjà 19 heures. Le ragù sera prêt demain, mais uniquement pour les vrais Vénitiens.

Cours de cuisine à Venise en pratique Renseignements
Enrica Rocca Cooking School. Enrica Rocca donne des cours privés pour la journée (280 euros pp), ou la demi-journée (120 euros pp). Ces prix incluent les produits achetés au marché du Rialto et le vin. Enrica Rocca donne également des cours de cuisine italienne à Londres, où elle réside en alternance avec Venise.

Y aller
Vols réguliers opérés par SN Brussels Airlines au départ de Zaventem (www.brusselsairlines.com)
et par Ryanair au départ de Charleroi. www.ryanair.com

Saison idéale Toute l’année Venise a ses charmes et… ses cars de touristes. Pour éviter néanmoins la toute grosse affluence, évitez d’y aller entre le mois de mai et septembre et pendant le carnaval – bien qu’en s’écartant de la place Saint-Marc, il soit encore possible, à chaque période de l’année, de flâner sans croiser un chat.

Se restaurer
Linea d’Ombra.
Le long des quais (zattere), dans le Dorsoduro, ce restaurant à la déco design propose une cuisine du marché de premier choix. La carte des vins, énorme, vous emmène dans toute la Péninsule et bien plus loin encore – mais ce serait dommage de boire français ou chilien dans la Cité des Doges.
19, Dorsoduro, Venezia. Tél. : +39 041 2411881

Se loger
Palazzina Grassi.
L’adresse idéale pour une grosse folie épicurienne, ce nouvel hôtel, situé juste derrière le palazzo Grassi abritant la collection d’art contemporain de François Pinault a été décoré par Philippe Starck.
Tél. : +39 041 528 4644

À lire
Depuis 1992, l’Américaine Donna Leon plonge la Cité des Doges dans le suspense à travers les enquêtes du commissaire Brunetti. Un homme pour le moins gourmand, par ailleurs…

Recettes Champignons au fromage mouSalade de haricots rouges fraisRagu alla bolognesePasticcio di pesce

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