Charles Kaisin aime l’effervescence, et le mouvement est sa nature. On le retrouve dans ses objets design, ses dîners surréalistes, ses installations d’origami. Pour les fêtes, il l’a même fait entrer dans une bouteille en édition limitée et dans des verres Bru revisités.
Charles Kaisin ne tient décidément pas en place. Il s’est à peine assis derrière sa grande table parsemée d’élégants troncs d’arbre que déjà il se lève bondissant, comme monté sur des ressorts. Tout ça parce qu’il veut absolument nous faire goûter des pralines imaginées par le jeune chocolatier Alexandre Porsont. Elles sont à la bière, miam, sur une idée de son frère Christian, boucher de son état, qui avait rêvé d’un mariage fève de cacao et houblon, avec le fruit de leur brassin baptisé Kaisinade.
Et pour accompagner la dégustation, le maître des lieux vous sert un grand verre de bulles perlées et tempérées venues de Stoumont, dans un verre Bru® par lui designé, tout ça sans se rasseoir. D’ailleurs, il est déjà reparti dans l’autre sens, il a bien trop hâte de nous faire découvrir sa maison, sa collection d’œuvres d’art et surtout, son espace d’exposition. «Venez, c’est juste à côté.»
«L’art de la singularité. J’aime ce mot, on y entend notre manière d’être tous différents.»
Charles Kaisin
On traverse le petit salon Le Corbusier, avec aquarelle, prototypes et mobilier de l’architecte, en un hommage bien vivant et fonctionnel, pour déboucher dans sa galerie, qui n’en est d’ailleurs pas une puisqu’ici, c’est «non-profit», il tient simplement à y présenter celles et ceux qui lui sont chers, pour le plaisir de partager ses amours avec qui serait tenter de pousser la porte. Il y invite aussi des artistes – pour l’heure, il y expose les céramiques de Jacques Monneraud, en conversation avec Morandi. Tout dans son parcours dit l’insatiable curiosité, la soif de tendre vers le meilleur, l’envie de s’ouvrir au monde. Né à la campagne, formé à l’architecture puis au design, venu à la scénographie par goût des belles tablées et par désir de dire merci, il s’est trouvé des maîtres et des marraines de cœur.

Dès la fin du siècle passé, il signe des objets utilitaires et du mobilier avec le thème du mouvement en une belle récurrence, de même le recyclage. Son hyperactivité le mène tout droit à de fructueuses collaborations avec les grandes maisons de luxe, Hermès, Delvaux, Cartier, Roederer notamment, vers des projets architecturaux et des dîners surréalistes. Tout celui lui laisse cependant le temps de peaufiner des installations éphémères, des œuvres grandeur nature délicatement composées de milliers d’origami et de se démener pour mener à bien des projets solidaires. Charles Kaisin dit souvent «c’est chouette» et «c’est stimulant», à sa suite, on trouve aussi que c’est chouette et stimulant.
Enfant, dans votre hameau de Devant-les-bois, imaginiez-vous devenir designer, orchestrer des dîners surréalistes et ouvrir un espace d’exposition?
Non, je ne m’y attendais absolument pas. Enfant, j’adorais tout simplement construire des cabanes. Je vivais dans un rapport intime aux saisons et à la nature: l’été, tu entends les moissonneuses tôt le matin, tu vas cueillir des cassis dont tes grands parents font de l’alcool et l’hiver, tu fais de la luge… c’était formidable. J’ai surtout eu la chance d’avoir des parents présents et extrêmement aimants. C’était des gens simples, mais ils m’ont tant donné.
Maman était mère au foyer mais je n’aime guère cette expression, je préfère dire «une vraie maman», qui nous a élevés mon frère et moi. Et mon père travaillait chez Cockerill-Sambre, comme magasinier, il n’était pas ouvrier mais il n’était pas non plus ingénieur. Et mes arrière-grands-parents étaient modistes à Binche, je crois que c’est ce qui m’a donné le goût des costumes et des objets.
Et votre adolescence, à quoi ressemblait-elle?
C’était compliqué parce que c’est ado que j’ai pris conscience de mon homosexualité. Bien que j’aie une famille extrêmement aimante et que, je le répète, j’ai eu beaucoup de chance, le côté catholique de la campagne fait qu’on n’est pas dans la liberté d’expression et que l’on est quand même cadenassé. Je peux dire, pour m’être analysé après coup, qu’on se construit comme un bouclier de défense. Il fallait être le meilleur, c’était la seule manière de me protéger.
C’est à table qu’on donne, partage, crée, célèbre une bonne nouvelle et réunit des personnes d’âges, de pensées, de cultures différentes. Il y a quelque chose de l’ordre de la communion.
Charles Kaisin
L’idée était de me singulariser et même de me rendre supérieur, pour m’affirmer. Je ne dis pas que c’est juste, mais c’est un bouclier, vraiment. Cela a eu un côté avantageux parce que j’ai étudié la musique, le piano et l’orgue, j’ai fait le conservatoire à Dinant, je jouais à la collégiale, tous les mercredis et les samedis… J’ai donc grandi avec ce sentiment de résilience au quotidien: il fallait faire d’une faiblesse une force, quoi qu’il arrive. Et cela m’a construit.
Vous étudiez ensuite l’architecture à Saint-Luc à Bruxelles et découvrez la vie trépidante de la capitale…
C’était intéressant, d’abord parce que je me découvre personnellement, intimement et puis je découvre plein de monde et l’art contemporain surtout. Même si je l’avais déjà un peu approché grâce à une prof de dessin que j’adorais, Juliette Museux. Une femme incroyable, avec une liberté totale. Tous les midis, elle me permettait d’explorer la poterie, l’émail, la peinture… J’avais dix ou onze ans, elle m’avait pris sous son aile. Elle me parlait du beau et de Bourdieu, de son ouvrage L’art de la distinction qui fait des centaines de pages et qui explique que les goûts, les styles de vie sont des marqueurs sociaux plutôt que des préférences naturelles. Quand tu es enfant, ça te chahute, ça te fait réfléchir, ça te stimule…
Avez-vous croisé d’autres fées qui se sont ainsi penchées sur votre destinée?
J’ai rencontré ici à Bruxelles des femmes géniales. Notamment une dame, Martine Lévy, c’est elle qui s’est baptisée ainsi en rigolant, c’était une joke. Un jour en se présentant, elle a dit: «Je suis sa marraine». Et c’est vrai, c’est ma marraine de cœur. Quand j’ai fait les travaux dans ma maison, j’ai habité chez elle. Je devais y rester une semaine, j’y suis resté un an. Elle est tellement généreuse. Chaque mois, elle rassemblait des personnes autour de l’art; elle faisait venir Pierre Sterckx, qui est un gars incroyable, un spécialiste de l’art moderne, de Tintin et de Magritte. Et là j’ai tout appris, sur Gilbert & George, Andy Warhol, Marcel Duchamp…

Moi qui venais de ma campagne et qui ne savais même pas que cela existait… J’ai eu la chance de baigner dans ce milieu très stimulant intellectuellement. Quant à mes études d’architecture, c’était vraiment comme une colonne vertébrale. Je savais que j’adorais l’architecture – et j’adore toujours – mais je savais aussi qu’elle n’était pas une finalité en soi, que je m’en foutais en réalité de savoir comment faire le joint d’étanchéité. Ce n’était pas mon truc. Je n’osais évidemment pas le dire à mes profs, je ne pouvais pas leur avouer que je ne serais pas architecte…
Et que rêviez-vous d’être?
Je savais que j’avais toujours aimé le design… d’ailleurs aujourd’hui, j’aime me décrire comme designer. Je me rappelle une super conversation avec ces dames et aussi avec Pierre Sterckx qui m’avaient demandé si j’avais des maîtres… Ça m’a questionné. J’ai alors décidé d’aller chez Jean Nouvel à Paris, chez Tony Cragg à Wuppertal, puis chez Ron Arad, à Londres et ensuite au Japon durant un an. Toutes ces expériences m’ont permis d’acquérir différentes références qui encore maintenant me restent très présentes au quotidien et qui me stimulent énormément dans ma relation aux objets et au temps.
De là à organiser des dîners surréalistes, il n’y avait qu’un pas… Fallait-il impérativement que ce soit surréaliste?
Oui, je vous l’ai dit: l’art de la singularité. J’aime ce mot, on y entend notre manière d’être tous différents et notre façon de valoriser cette différence. Je donne cours de design à Saint-Luc et j’aime particulièrement quand un étudiant se réalise, c’est son cheminement qui m’importe – qu’est ce qui fait que c’est lui et pas quelqu’un d’autre qui va réaliser cet objet-là? Qu’est ce qui fait qu’un Maarten Van Severen est Maarten Van Severen? Qu’est ce qui fait que Raf Simons est Raf Simons? Ou Sofie D’Hoore, Sofie D’Hoore? Il y a tant de créateurs que je pourrais citer, à l’infini…
Et qu’est-ce qui fait que Charles Kaisin est Charles Kaisin?
Je pense que ce sont les rencontres. Celle avec la famille Hermès notamment, qui m’a donné le goût du raffinement, de la poésie, de la perfection. Et qui a valorisé aussi mes dîners. Ils furent les premiers à demander que j’en organise pour eux. À l’origine, je les avais invités ici à Bruxelles, pour les remercier de m’avoir accueilli chez eux. C’est dans un dîner pareil que peut exploser l’art de la table, la scénographie, les costumes, le son, la lumière et même l’architecture… Cela dit, j’ai toujours aimé l’art de la table. On avait un prof de philo qui disait que c’est le premier de tous les arts.
J’aime l’idée de pouvoir créer un joli sac pour Delvaux ou un objet pour Hermès mais de pouvoir aussi imaginer un objet utilitaire, tel un verre.
Charles Kaisin
C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai une longue table ici chez moi. Elle fait dix mètres, on peut être trente-quatre! C’est vraiment à table qu’on donne, partage, crée, célèbre une bonne nouvelle et réunit des personnes d’âges, de pensées, de cultures différentes. Il y a quelque chose qui se passe, de l’ordre de la communion – qui n’est relié à aucune religion. J’aime cette idée-là.
Pour les tables des fêtes de fin d’année, vous avez pimpé l’étiquette de la bouteille de Bru.
Les bulles m’ont inspiré tout de suite. Je trouve qu’elles ressemblent à des origamis qui s’envolent. On a dématérialisé le cerf. Il est complètement rempli de ces petits éléments, qui semblent s’échapper et deviennent des oiseaux de couleurs ors et bleue, symbole de paix et de liberté. Dans cette période tellement intense géopolitiquement – pas besoin de faire un dessin ni de lister les différents conflits. J’avais l’envie de dire, pour les fêtes de fin d’année, essayons que la paix s’installe.

Dans la foulée, vous avez dessiné un verre collector, avec l’idée du sablage, qui revient à l’origine de votre pratique de designer et à vos premiers objets.
Complètement. Regardez ces petits origamis qui s’échappent, vous voyez l’ombre portée? C’est amusant quand même. Et à nouveau, il y a cette idée du mouvement, qui permet de donner vie à un objet. Au départ, ce verre devait être produit à 55.000 exemplaires mais il y a tellement de demandes que je crois bien qu’il y en aura 100.000 en plus. C’est tellement chouette.
Je suis ravi de me dire que, en achetant deux packs d’eau, ce qui est accessible à tous, on peut avoir des verres d’une série limitée créée uniquement pour l’occasion. En tant que designer, j’aime l’idée de pouvoir créer un joli sac pour Delvaux ou un objet pour Hermès mais de pouvoir aussi imaginer un objet utilitaire, qui permet à tout le monde de boire de l’eau et qui n’est pas élitiste.

Si je vous donnais une feuille de papier, là, maintenant, quel origami me feriez-vous?
Je vous ferais une étoile… Pour plein de raisons… Parce qu’il y a une dame que j’aime beaucoup qui est partie au ciel il y a quelques jours, Christine Brachot, figure majeure de l’art contemporain belge. C’est une étoile désormais pour moi. Comme maman, qui est décédée il y a deux ans. Un ami m’avait prévenu: «Toi qui a un rapport très fusionnel avec elle, tu verras, à chaque fois qu’on en parlera, ce sera de la nostalgie.»
Mais il n’y a aucune raison que je relie ma mère à de la nostalgie. Au contraire, quand je pense à elle, elle me stimule, elle me questionne: «Vas-tu au bout de tes idées? Est-ce vraiment cela que tu veux faire? Vas-y à fond.» Je veux donc que toutes ces personnes deviennent des étoiles. Et c’est en dehors de la foi ou de la croyance. Elles sont présentes autour de moi. Ce sont des lumières positives qui m’éclairent. Et tout cela n’empêche pas que je sois triste, je pourrais pleurer en vous le disant mais je me retiens. Et puis il y a des moments pour chaque émotion…
Vous avez dessiné le cercueil de votre maman. Vous lui avez ainsi offert sa dernière demeure…
Quand j’étais étudiant au Royal College of Art à Londres, on devait faire un projet. À l’époque, on n’avait pas encore Internet, j’avais envoyé par la poste un questionnaire à 1.000 personnes, à ma famille, à des amis, à tous les gens que je pouvais connaître avec cette question: «Quel serait pour vous le cercueil idéal?» Je me demandais pourquoi sa forme n’avait pas bougé depuis tant de siècles, pourquoi n’a-t-on pas osé y toucher?
C’est toujours un boîte, assez moche, assez simple, qui reprend un peu la forme du corps… Maman m’avait répondu. Elle avait esquissé un cercueil en forme de maison et avait écrit «Ce sera ma dernière demeure». C’était troublant mais c’était tellement évident. Et tellement fort. Je lui ai donc dessiné une maison en chêne, sobre, minimale, un peu à la Donald Judd. Mais je reconnais aussi que c’est une manière d’esthétiser la mort…

Et vous pourriez envisager que cette très belle dernière maison existe pour d’autres?
Oui. Mais il me faut encore du temps pour digérer… Je n’ai pas envie de ne parler que de ça parce que je suis plutôt quelqu’un de joyeux. Mais dans notre culture européenne, on a oublié la relation que l’on peut avoir avec la mort. On la fuit, avec tout ce que ça implique. Je ne dis pas qu’il faut vivre avec son cercueil à côté de soi, mais tenter d’appréhender les choses de la vie et savoir en profiter. Je n’ai certainement pas de leçon à donner à qui que ce soit…
Je me rappelle juste que je suis né sous une bonne étoile, que je suis toujours vivant, que je fais ce que j’aime, que je partage mes passions, mes envies et que c’est énorme. J’ai la chance d’avoir un tempérament où la joie l’emporte. Ma mère était une excellente coach!
Tous ces projets que vous cumulez vous empêchent-ils de dormir parfois?
Parfois, oui, mais j’essaie de gérer. J’ai un truc, et je suis ravi de le donner: tous les jours, je me lève, je prends un bain froid. C’est génial, ça remet les idées en place. À Bruxelles, l’eau est à 16 ou 17 degrés et en hiver, un peu plus froide. J’y reste 10 minutes, c’est tellement chouette! C’est devenu un rituel.
Vous parlez à la vitesse grand V, est-ce pour rattraper le temps que vous pourriez perdre?
Oui. Jean-Luc Godard disait: «Une image vaut 10.000 mots.» Je trouve qu’un objet en vaut 10.000 aussi. Regardez cette étiquette sur la bouteille de Bru, elle raconte beaucoup de choses. Elle dit: c’est la campagne, c’est les sapins, c’est l’origami, c’est le pliage, c’est l’oiseau, c’est la liberté, c’est la paix, c’est aussi cette idée d’expansion, de nucléation, avec cet envol d’oiseaux. Elle dit encore: c’est ensemble qu’on est fort.
En bref, Charles Kaisin
– Il naît le 5 décembre 1972 en province de Namur.
– En 1996, il termine un master en architecture à Saint-Luc (Bruxelles). Complété ensuite par un master en design industriel au Royal College of Art de 1999 à 2001.
– Il additionne les stages et les workshops, chez Jean Nouvel, Tony Cragg et Ron Arad.
– En 2000, il part au Japon et apprend la technique de l’origami à la Kyoto University of Art.
– Il crée son studio de design à Bruxelles en 2001.
– En 2002, il signe pour Delvaux le sac extensible appelé Basket.
– Depuis 2005, il enseigne le design à Saint-Luc.
– Depuis 2010, il collabore avec «Petit h» de Hermès.
– Dès 2012, il organise des dîners surréalistes à travers le monde.
– En 2020, en plein Covid, il imagine Origami for Life, œuvre participative, gigantesque installation de 20.000 origami aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.
– En avril 2025, il orchestre l’œuvre solidaire Origami for Ukraine, installée devant le Musée d’Histoire de Kiev.
– Pour les fêtes de fin d’année 2025, il redessine l’étiquette et les verres de Bru.