La nouvelle vague latino-américaine: un mobilier entre modernité et artisanat local
Après des décennies de création bridée par les influences européennes, de l’autre côté de l’Atlantique, les designers opèrent un retour aux origines. Grâce à un savoir-faire ancestral et à une lecture contemporaine de leur héritage culturel, ils produisent des objets racés qui séduisent collectionneurs et esthètes.
C’était il y a plus d’un an déjà, en mai 2018. Dans l’ombre de la New York Design Week, les objets bruts en pierre des créateurs venus d’Amérique latine accompagnaient merveilleusement les céramiques et meubles aux couleurs de terre – la tendance incontournable en déco ces deux dernières années – des makers locaux. L’automne suivant, le New York Times Magazine soulignait cette entrée en matière discrète avec un article saluant « la révolution latine porteuse de l’un des designs les plus intéressants d’aujourd’hui ». Sans référence aux quelques talents brésiliens déjà bien enracinés à l’étranger, tels les frères Campana, mais plutôt à des surdoués tout au plus trentenaires. Depuis, les médias spécialisés ne cessent de dévoiler les oeuvres singulières de jeunes concepteurs de là-bas, et les galeries d’art ouvrent leurs portes à ces productions entrelaçant artisanat ancestral et avant-garde lointaine.
Et dans nos contrées, ce vent nouveau d’outre-Atlantique commence à se faire sentir. La galerie Fracas (*), dans le quartier Antoine Dansaert, à Bruxelles, s’est ainsi associée, cet été, au label suisse Republica Austral – dont la vocation est justement de faire percoler ces idées lointaines jusqu’à nous -, pour une exposition sur ce secteur émergent. Intitulée America_32 N_55 S, une allusion aux latitudes des pays représentés, la scénographie rassemblait huit talents chiliens, mexicains, vénézuéliens, uruguayens et argentins. Le mobilier et autres objets en pierre, bois, verre ou laine, aux formes, couleurs et motifs non-conventionnels, témoignaient de l’imagination fertile de ces pionniers latino-américains, en dépit de difficultés épineuses auxquelles ils sont confrontés. « Ils font face à beaucoup de contraintes pour réaliser leurs projets, notamment au manque de manufacturiers. Le processus de fabrication reste donc très artisanal, ce qui donne un résultat plus sensible et personnel », remarquent les galeristes, Anne Genvo et Romain Silvy.
Nouvelle symbolique
La matière, essentiellement durable, est souvent ce qui distingue ces créations aux lignes organiques répondant aux envies d’authenticité de notre époque virtuelle. La jeune génération n’hésite pas à travailler le sisal (une fibre issue de l’agave sisalana) et le maïs ou encore la roche volcanique pour donner naissance à des bancs, tables et luminaires de caractère. Elle se réapproprie également les symboles des civilisations précolombiennes balayés par des années de colonialisme, qu’elle réinterprète, en lien avec le présent. Et cette quête de sens trouve un écho sur la scène internationale, comme le prouve l’ascension récente du duo guatémaltèque Agnes Studio qui a épluché des années de National Geographic pour décoder l’iconographie de ses ancêtres (lire encadré).
Le vrai défi pour ces Latino-Américains, dont l’évolution est attendue par le reste du monde, reste finalement de vaincre leur éloignement. Importer des oeuvres produites en petites séries en Europe a un coût, et prend du temps. « Une idée serait peut-être de les faire venir en résidence ici », suggère Romain Silvy. Certains d’entre eux, formés hors de leurs frontières et encouragés par la communauté créative d’Instagram, songent déjà à bâtir des ponts entre deux mondes grâce à des collaborations avec des marques, des confrères ou des artisans étrangers. Une piste parmi d’autres pour permettre à ce design hors des sentiers battus de prendre son envol.
Dans leur maison bordée d’un grand jardin tropical, à Guatemala City, Estefanía de Ros et Gustavo Quintana, aux commandes de la marque Agnes Studio, explorent les formes du passé de leur pays. « Nous nous sommes amusés à imaginer la façon dont notre secteur aurait pu évoluer dans un monde utopique où les choses ne seraient pas considérées comme jetables, mais au contraire précieuses et transmissibles. Le design préhispanique nous a semblé parfait pour creuser ce concept, et, avec l’aide d’artisans, nous avons essayé de supposer ce qu’aurait pu devenir le design précolombien dans un futur parallèle à l’abri du colonialisme », éclairent-ils. Leur première collection, Living-Stone, fourmillant de références à l’iconographie ancienne, notamment aux éclipses solaires et aux animaux mythologiques, a reçu un accueil chaleureux aux Etats-Unis, mais aussi en Europe. Pour cette ligne inaugurale, le jeune couple a travaillé la matière première locale, notamment la laine et la roche volcanique qu’on retrouve un peu partout à l’état brut. Parmi leurs meubles énigmatiques, la console Altar, sorte d’autel des temps modernes en lave et marbre noir, mêle histoire et contemporanéité. « L’idée nous est venue de l’importance accordée aux rituels à travers l’humanité, des autels de cérémonie utilisés par les prêtres à l’humble meule à maïs des Mayas », explique le duo. Très graphique, leur gamme comprend aussi des fauteuils, miroirs, tapis, lampes et vases.
Les meubles en verre ou en plastique iridescents, parfaitement instagrammables, du Brésilien Artur de Menezes l’ont rapidement hissé au rang des talents « made in America » à suivre. Le designer évolue dans un univers créatif en colorama où il jongle avec les repères et laisse libre cours à son affection pour la 3D, jusqu’à brouiller la marge entre imaginaire et réalité. La scénographie Holo-Scandinavian, pensée avec le studio barcelonais Six N. Five comme une caricature du design scandinave mid-century, qui a fait le tour du Web, témoigne de l’intérêt de cet homme pour les courbes généreuses, travaillées parfois jusqu’à l’exagération. C’est également ce mobilier du milieu du siècle passé qui lui a inspiré la collection de chaises Mid, dont les lignes rappellent la nouvelle assise JH 97 de l’Espagnol Jaime Hayon pour Fritz Hansen, et s’inscrivent dans un rejet collectif du minimalisme. « Ce siège renoue avec les formes organiques des années 50 qui accentuent le côté chaleureux et confortable du design brésilien », détaille-t-il. Le jeu de contrastes entre le bois, le cuir ou la laine de l’objet fait basculer le traditionnel dans la modernité. Maître de l’image, le concepteur aime mettre en scène les éléments de la culture populaire pour esquisser ses collections comme on peut le constater avec la lampe Fork en céramique, inspirée d’une fourche portugaise. Eclectique et toujours étonnant.
A peine arrivés au salon new-yorkais Sight Unseen Offsite, en mai 2018, les Monoliths en pierre volcanique du Chilien Rodrigo Bravo se sont vendus comme des petits pains. On en retrouvait d’ailleurs à l’exposition America_32 N_55 S, à la galerie bruxelloise Fracas, cet été. Ces pièces hybrides – mi-récipients, mi-sculptures – proviennent d’une roche semi-précieuse, la combarbalita, que l’on trouve uniquement dans le nord du Chili. « L’inspiration pour celles-ci m’est venue des formes de l’héritage précolombien, mais aussi de l’architecture moderniste très présente dans mon pays », raconte le designer de 38 ans qui a fondé le studio Bravo! , avec son frère et sa belle-soeur, en 2005. Il parle volontiers de « design géographique » pour définir son travail. « La création des objets est guidée par une sorte de logique en relation avec l’environnement: le territoire, la culture, les matériaux ou toute autre particularité qui les rend uniques », précise-t-il. Ses oeuvres aux lignes radicales, frôlant à l’occasion l’esthétique chère au groupe de Memphis, sont fabriquées par des artisans de villages parfois très reculés. Pour ses chaises, tables et bancs à la silhouette simple, robuste et insolite, il n’utilise que des bois indigènes comme le lenga, originaire de Patagonie. Courtisé aussi bien par le monde de l’art que de l’architecture, le créateur exposait au récent salon Nomad de Venise, mis en scène par le Canadien Nicolas Bellavance-Lecompte.
Ries
Marcos Altgelt et Tasio Picollo, fondateurs de Ries, se sont rencontrés alors qu’ils travaillaient pour des studios de design de Buenos Aires. Ils composent avec la géométrie pour créer des meubles dans lesquels le processus de production est apparent. Leur chaise Aro, en aluminium et acier et à l’assise en velours, figurait dans l’exposition America_32 N_55 S de la galerie bruxelloise Fracas.
Fernando Laposse
Ce jeune designer, ancien assistant de l’artiste britannique Faye Toogood, partage son temps entre Londres et Mexico. Il se spécialise dans la transformation des matériaux naturels nobles, tels que le maïs, le sisal et le lufa. Sa collection de meubles et d’accessoires en totomoxtle, un placage en spathes de maïs naturellement multicolore, lui a valu d’être exposé au célèbre Victoria and Albert Museum de Londres.
rrres
Les tapis ultragraphiques en laine de Javier Reyes, originaire de République Dominicaine et fondateur de rrres, reprennent des motifs essentiellement contemporains, mais aussi inspirés de l’architecture et de la culture locales. Son studio à Oaxaca, au Mexique, conçoit des tapis sur mesure grâce à l’aide d’artisans. Il travaille également à une première collection de céramiques.
Diario
Le studio uruguayen Diario, fondé en 2013 par Ana Sosa et Guillermo Salhón, imagine des objets multifonctionnels. La table basse Dos en acier avec deux plateaux en marbre, en bois, en métal habillé de cuir ou réfléchissant, peut ainsi servir indifféremment de bar, de table de chevet ou même de jardinière. Diario fait partie du collectif de designers uruguayens de la London Design Week 2019.
Mestiz
L’architecte mexicain Daniel Valero a étudié dans son pays mais aussi en Finlande et en France. Il collabore avec des artisans des différentes régions et imagine des objets en fibres naturelles. Parmi les must-haves: les tapis aux couleurs manifestes (présentés à la Collectible Fair de Bruxelles en mars dernier), les gigantesques suspensions en osier et le fauteuil en bois et palmes tissées Palmo Terrazza.
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