Joyeux funambule posé sur le fil mouvant qui relie l’art et le design, le créateur espagnol Jaime Hayon expose au MAD Brussels une rétrospective de plus de vingt ans de travail. Des objets colorés et fantasques qui ont tous en commun de nous vouloir du bien.

© Joseph Fox

Rencontre avec Jaime Hayon, l’un des designers les plus influents du XXIe siècle

Isabelle Willot

A la fois artiste et designer, le créateur espagnol Jaime Hayon expose au MAD Brussels jusqu’au 27 janvier 2024 une rétrospective de son travail. Des objets colorés et fantasques qui ont tous en commun de nous vouloir du bien.

Jaime Hayon sourit avec la voix, ce qui est très précieux lorsque des milliers de kilomètres et plusieurs fuseaux horaires vous séparent. Un sourire contagieux en plus, qui vous met les zygomatiques en mouvement même lorsque vos échanges prennent un tour plus sérieux. Et qu’il devient question du rôle du designer dans un monde en surchauffe où l’on aimerait tant être entouré d’objets qui ne nous veulent que du bien.

Cela fait près de vingt-cinq ans maintenant que le créateur espagnol bouscule les codes du design et le diktat des intérieurs lisses et sans âme, à coups de couleurs vives et de formes fantasques. De créatures étranges aussi, qui occupent désormais les toiles monumentales qu’il peint tous les jours et donne à voir avec succès aux quatre coins du monde. « Je me suis toujours vu d’abord comme un artiste, plaide-t-il. Pour moi, la fonction d’une table ou d’un fauteuil est loin d’être une fin en soi. J’aime que mes meubles racontent des histoires. »

Dans la lignée de l’Art Nouveau

Après l’ouverture de l’hôtel The Standard à Bangkok, où il continue à monter des projets, et l’ouverture de plusieurs galeries d’art, notamment aux Etats-Unis, Jaime Hayon sera de passage à Bruxelles où il exposera pour la toute première fois. Invité par le MAD Brussels, le centre de la mode et du design bruxellois, il s’inscrit pleinement dans la lignée des créateurs de l’Art nouveau que notre capitale a choisi d’honorer cette année. Un courant avec lequel il partage un goût pour l’expérimentation et le brouillage des lignes entre art, déco et design.

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On y découvrira des meubles bien sûr, mais aussi des centaines de croquis tirés de ces carnets de dessins qui ne le quittent jamais, des sculptures et des toiles « représentatives du Jaime d’aujourd’hui » se réjouit-il depuis ce coin isolé en Thaïlande dans lequel il s’est réfugié pour reprendre pied avant une rentrée qui s’annonce bien chargée. « J’aime qu’il y ait toujours une part de surréalisme dans mes installations, mes tableaux et même mes objets fonctionnels, qui titille l’imagination. » La sienne en tout cas ne connaît pas de limites. Démonstration.

Le MAD vous a invité dans le cadre de l’année Art nouveau célébrée à Bruxelles. Que reste-t-il de la philosophie de ce mouvement aujourd’hui?

Les créateurs de l’Art nouveau étaient animés par l’idée du progrès. Et comme eux, j’essaye toujours comme je le peux de pousser les limites. Et ce aussi bien lorsque je travaille à partir de matières qui existent depuis 2 000 ans ou qui sont aujourd’hui en cours de développement. Même chose lorsque je collabore avec des artisans: j’ai toujours envie de voir jusqu’où nos recherches communes vont pouvoir nous mener, d’aller vers quelque chose de jamais vu, de jamais fait.

En quoi vous sentez-vous proche de l’héritage d’Antoni Gaudí auquel on vous compare souvent?

Je pense que Gaudí avait lui aussi une vision globale de l’art. Quand il dessinait un immeuble, il ne se contentait pas des murs, il imaginait chaque détail, les carrelages, les meubles, les objets, tout! Je fais la même chose dans mes projets, qu’il s’agisse du Moka Garden que j’ai signé en Corée ou de l’hôtel Standard à Bangkok par exemple. Ça ne me viendrait jamais à l’idée de me contenter d’acheter et de positionner dans l’espace des choses qui existent déjà. Je veux pouvoir tout penser de A à Z, que ce que je crée pour un lieu donné ne puisse fonctionner que là et n’existe nulle part ailleurs encore.

Vase en verre vénitien Afrikando en édition limitée.
Vase en verre vénitien Afrikando en édition limitée. © SDP/ John R. Glembin

On ne compte plus les magazines comme Time, Wallpaper ou AD qui vous ont inscrit dans leur liste des 100 designers les plus influents du XXIe siècle. Aviez-vous imaginé cela lorsque vous vous êtes lancé dans ce métier?

Cela n’a en tous les cas jamais été un but en soi. Je n’ai jamais pensé, à mes débuts, pouvoir atteindre un jour ce degré de succès et développer comme je le fais mon travail à une échelle internationale. A aucun moment de mon parcours je ne me suis dit « ça y est, là, j’y suis arrivé ». Non, je me remets en question tout le temps, je suis toujours aussi curieux et j’apprends chaque jour de nouvelles choses, comme un enfant. Aujourd’hui, à 49 ans et avec vingt-cinq années d’expérience, je ne peux que me réjouir que les marques avec lesquelles je travaille continuent à me suivre.

En bref

  • Naissance à Madrid en 1974.
  • En 1997, après des études de design industriel à Madrid et à Paris, il rejoint La Fabrica, à Trévise, le centre de recherches en communication du groupe Benetton, dont il dirigera le département design jusqu’en 2003.
  • Il crée le Hayon Studio en 2001 et se dédie deux ans plus tard entièrement à ses projets personnels oscillant sans cesse entre l’art et la fabrication de meubles en passant par l’aménagement d’espaces intérieurs.
  • Les installations artistiques Mediterranean Digital Baroque et Mon Cirque le placent dès 2003 sur le devant de la scène, imposant une esthétique aussi colorée qu’onirique qui très vite séduit de nombreuses marques de design internationales.
  • En 2010 il installe son studio à Valence, une ville qui lui sert encore toujours de camp de base pour mieux parcourir le monde et dans laquelle il a ouvert une résidence d’artistes en 2022.
  • Depuis plus de vingt ans, Jaime Hayon collabore avec des clients renommés, créant des meubles pour BD Barcelona (ES), Fritz Hansen (DK) ou Magis (IT), des objets en céramique pour Lladro (ES), des pièces en cristal pour Baccarat (FR) ou encore des tapis pour Nanimarquina (ES).
  • Jusqu’au 27 janvier 2024, l’exposition Nuevo Nouveau organisée par le MAD Brussels dans le cadre de l’année Art nouveau mettra l’accent sur la diversité de son œuvre et le désir constant d’innovation qui nourrit son travail de designer.

hayonstudio.commad.brussels

Quelles sont vos influences et de quels architectes ou designers vous sentez-vous proche, même si vous avez une démarche créative très différente?

Plus que les individus eux-mêmes, c’est plutôt tout ce qui m’entoure et qui m’intéresse qui m’influence. La mode et la musique me passionnent, je suis toujours à l’affût de ce qui s’y passe. J’observe en permanence le monde autour de moi. J’absorbe ce que je vois, comme une éponge et cela se retrouve dans mes créations. Bien sûr il y a des designers que j’admire: des gens comme Jasper Morrison, Konstantin Grcic ou Ronan Bouroullec sont non seulement de grands amis mais aussi des personnes qui pour moi incarnent le design du XXIe siècle.

Mais je trouve tout aussi fascinant la rigidité géométrique toute de noir et de blanc du courant sécessionniste autrichien (NDLR: on y retrouve des artistes et des architectes comme Gustav Klimt ou Joseph Hoffmann à l’origine des célèbres Wiener Werkstätte, soit les ateliers viennois) ou le travail de l’architecte grec Demetrios Pikionis à qui l’on doit notamment le chemin pavé si particulier qui mène à l’Acropole.

« Le design pour moi doit nous faire du bien, nous rappeler que les objets sont au service des gens, on les fait entrer dans nos vies pour qu’ils nous la rendent meilleure »

Votre style est à la fois très distinctif et inimitable tant il est personnel et empreint de formes et de figures familières à ceux qui vous suivent depuis le début. Comment le décririez-vous?

Il est le reflet d’un univers qui m’est propre et qui se nourrit et s’enrichit de tout ce que j’ai créé depuis vingt-cinq ans. Un peu comme un langage, je le vois comme des lettres, des mots avec lesquels j’écris mes histoires. Et ces histoires, je veux qu’elles soient douces. Si je dois être plus pragmatique, je dirais que le style Hayon, c’est clairement la couleur, en particulier le rouge et le bleu.

Certains motifs récurrents, comme les étoiles par exemple. Un goût prononcé pour les matières universelles, qui ont toujours été là comme le plâtre, l’étain, la céramique, les beaux textiles. J’affectionne aussi les formes rondes, bienveillantes, qui vont vous enlacer d’une certaine manière. J’aime qu’il y ait toujours une part de surréalisme dans mes installations, mes tableaux et même mes meubles, qui titille l’imagination.

Terrasse du restaurant Casino à Madrid, aménagé par Jaime Hayon.
Terrasse du restaurant Casino à Madrid, aménagé par Jaime Hayon. © SDP

Aujourd’hui, les frontières entre design, art et artisanat sont de plus en plus perméables. En ce sens, vous qui avez contribué dès le début à ce courant, vous étiez plutôt visionnaire?

J’entends que ce que l’on souligne souvent dans mon travail, c’est une certaine flexibilité, une polyvalence artistique qui me permet à la fois de faire du design, de la peinture, des installations monumentales, des hôtels… Mais quand on y pense, ce n’est pas nouveau!

A la Renaissance déjà, les architectes étaient aussi des artistes et cela n’étonnait personne. Je me retrouve plutôt bien dans cette idée de transversalité. Aujourd’hui, j’expose une partie de mon travail dans des foires d’art contemporain. Un meuble est aussi respectable qu’une toile ou une sculpture.

Peut-on dire que vous ne faites pas partie des adeptes du mantra « form follows function » de Louis Sullivan?

Le design du XXIe siècle ne se résume pas à un simple travail sur la fonctionnalité. Ce qui compte, c’est la démarche qu’il y a derrière, l’histoire que l’on veut raconter. Ce que j’ose proposer picturalement dans une peinture, je n’ai jamais peur de le recréer en 3D, qu’il s’agisse d’imaginer un espace public, un hôtel ou un meuble.

Prenez par exemple la chaise Arpa que j’ai dessinée pour la marque Sé Collections, à Londres. Sa forme et la matière qui la compose évoquent une harpe. Mais regardez aussi les coussins en plumes: ils sont tellement doux, moelleux lorsque l’on s’assoit que cela renvoie aussi à mes yeux la douceur du son de la harpe. Ça résume assez bien ma façon de travailler.

Avez-vous dû parfois « assagir » votre créativité pour vous adapter à l’ADN de marques essentiellement fonctionnelles, dont le but finalement est de vendre des meubles?

Réussir cette fusion, c’est tout le challenge de ce métier! Parvenir à rester soi-même tout en comprenant ce que l’autre attend de vous, ce que vous pouvez lui apporter tout en respectant son histoire. Quand je dessine une chaise pour Magis où l’on est clairement dans la technologie, l’ingénierie et l’intelligence pure, le travail n’est pas le même que pour Fritz Hansen où il y a un style très particulier à respecter, une économie de matière, une simplicité de lignes. Sans cette collaboration, cette discipline serait bien ennuyeuse.

Dressoir Explorer et vases pour BD Barcelona, tapis Troupe pour Nanimarquina présentés à Valence lors de l’exposition Infinitamente.
Dressoir Explorer et vases pour BD Barcelona, tapis Troupe pour Nanimarquina présentés à Valence lors de l’exposition Infinitamente. © SDP

Notre planète vit au-dessus de ses moyens et le design et la construction en général portent une part de responsabilité dans cette consommation excessive. Peut-on encore créer aujourd’hui de façon responsable en s’adressant au plus grand nombre?

Je suis convaincu que l’on doit aller vers une décroissance. Je suis le premier à dire aux entreprises: « Non, nous n’avons pas besoin de ce nouveau produit, concentrons-nous sur ce que nous faisons déjà de bien, essayons plutôt de faire mieux ce que nous produisons déjà. » On me regarde parfois un peu comme si j’étais fou mais c’est cela aussi en réalité le design: améliorer l’existant.

Est-ce comme cela que l’on crée des classiques, finalement?

Un objet durable est un objet dont on ne se lasse pas. C’est mon ambition lorsque je crée, avec Fritz Hansen ou BD Barcelona, notamment. Toutes les pièces que j’ai imaginées pour eux ces vingt dernières années sont restées au catalogue. Les gens peu à peu se sont habitués à les voir, elles sont à la fois représentatives d’une époque et, je l’espère, toujours modernes et fun.

On souligne souvent le côté joyeux de votre travail, mais avez-vous aussi un côté plus sombre? Et comment s’exprime-t-il?

Oui, il y a un côté sombre dans mon travail, il est peut-être plus visible dans ma peinture et mes sculptures. Derrière la joie apparente, il y a souvent une critique sarcastique du monde d’aujourd’hui. Après, j’assume ce côté joyeux car le design pour moi doit nous faire du bien, nous rappeler que les objets sont au service des gens, on les fait entrer dans nos vies pour qu’ils nous la rendent meilleure et non l’inverse.

Jaime Hayon en train de peindre une lampe Formakami pour &Tradition.
Jaime Hayon en train de peindre une lampe Formakami pour &Tradition. © SDP/ Salva Lopez

Quelle place occupe aujourd’hui la peinture dans votre vie?

Je peins tous les jours, j’adore ça. C’est carrément méditatif. Et cela fonctionne plutôt bien. La demande des galeries est là: c’est beaucoup de boulot mais cela me ramène à mes fondamentaux. Je maîtrise de mieux en mieux la technique de la peinture à l’huile, mes tableaux sont plus sérieux, plus aboutis. Je me vois bien passer mes vieux jours dans mon atelier.

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