L’Inde est le nouvel Eldorado des collectioneurs d’art (et voici pourquoi)

Inde
l'Inde, nouvel Eldorado des collectionneurs d'art. © Unsplash

La vitalité de l’économie dope la demande d’art en Inde, tant auprès des acheteurs locaux que de la diaspora.

Le Bouddha arbore une expression sereine, les yeux baissés et les lèvres pincées. Mais, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que son visage est composé d’un enchevêtrement de casseroles, de poêles et d’autres ustensiles de cuisine. Cette immense sculpture en noir et laiton est l’œuvre de Subodh Gupta, l’un des principaux artistes contemporains indiens qui, à l’instar de Marcel Duchamp, réutilise des objets du quotidien. (C’est d’ailleurs pour cette raison que M. Gupta a été surnommé le « Damien Hirst de Delhi ».)

« Buddha Head » trône dans le jardin de Shalini Passi. À l’intérieur de sa maison à Delhi, l’on découvre suffisamment d’art moderne et contemporain indien pour remplir un petit musée : des toiles saisissantes de M.F. Husain, autre artiste majeur et admiré, côtoient des estampes, des photographies et des installations vidéo. Mme Passi — collectionneuse, philanthrope et figure montante de la série Fabulous Lives of Bollywood Wives — fait partie de ce nombre croissant d’Indiens disposant du goût et des moyens nécessaires pour constituer une collection d’art impressionnante.

Subodh Gupta
Subodh Gupta à l’une de ses expositions. © Getty Images

Maisons de ventes, collectionneurs et galeristes, en Inde comme à l’étranger, s’accordent à le dire : l’art indien vit un moment de gloire. Artsy, une plateforme artistique en ligne, affirme que les artistes indiens ont connu en 2024 la plus forte hausse de demande sur leur site. En mars, Christie’s a adjugé une peinture de Husain, décédé en 2011, pour 13,8 millions de dollars, un record pour un artiste moderne indien. Sotheby’s met en vente plusieurs œuvres de F.N. Souza, contemporain de Husain, lors de sa vente « Modern and Contemporary South Asian Art » du 30 septembre. Houses in Hampstead (1962), une scène urbaine inquiétante, et Emperor (1957), portrait d’un visage long et sévère, sont estimés entre 916000 et 1700000 d’euros (1 à 2 millions de dollars).

Dans l’univers des ventes d’art haut de gamme, de telles sommes ne font plus forcément les gros titres. Il est toutefois frappant de constater qu’en 2000 et en 2002 ces mêmes œuvres de Souza s’étaient vendues respectivement 3436 et 1374 euros. Une telle appréciation laisse-t-elle entrevoir une réorientation du marché mondial de l’art, comparable à celle opérée par les acheteurs chinois au début du siècle ? Ou bien s’agit-il simplement d’une nouvelle bulle, semblable à celle que l’art indien a connue il y a vingt ans ?

Nombreux sont ceux qui veulent croire à la thèse haussière. La comparaison avec la flambée de 2006-2007, soutiennent-ils, n’est pas pertinente. « À l’époque, explique Manjari Sihare-Sutin, responsable de l’art indien et sud-asiatique chez Sotheby’s, il y avait cette histoire autour des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) et beaucoup de spéculation. » Galeristes occidentaux et journalistes d’art, en quête de la « prochaine grande tendance », s’étaient rués sur l’Inde ; les artistes contemporains avaient vu leurs prix artificiellement gonflés. Cette bulle a éclaté avec la crise financière mondiale de 2007-2009. Le marché spéculatif s’est effondré et les chasseurs de tendances ont passé leur chemin.

Aujourd’hui, la donne est différente, assure Roshini Vadehra, galeriste à New Delhi. « Il y a vingt ans, ce sont les spéculateurs internationaux qui faisaient monter les prix. Désormais, c’est le marché intérieur qui est solide et qui tire les prix vers le haut… Cela paraît plus stable. »

Cette stabilité tient largement à la vigueur de l’économie indienne : hormis l’année de pandémie en 2020, le PIB de l’Inde a progressé en moyenne de 7,1 % par an depuis 2009. Les prix suivent cette tendance. Mme Sihare-Sutin souligne qu’une récente vente, attendue à 4,6 millions de dollars, a finalement rapporté 16,8 millions. Le prix moyen par lot s’est établi à 464 000 dollars, contre 110 000 en 2022.

Ce ne sont pas seulement les maisons de vente qui profitent de la vigueur du marché indien. Le pays s’est doté d’un calendrier de foires artistiques à Delhi, Kochi et Mumbai. Comme l’explique Mme Vadehra : « Une nouvelle génération d’acheteurs a émergé après le covid, des trentenaires et quadragénaires… Ils savent qu’avoir de belles œuvres chez soi confère un statut social et culturel tout à fait différent. » Martand Khosla, auteur de peintures et sculptures complexes évoquant la construction et la décrépitude urbaines, constate que nombre de ses œuvres sont acquises par des décorateurs d’intérieur pour embellir des résidences neuves.

L’art décoratif anime également les bâtiments des grandes entreprises indiennes. Les jardins du Maker Maxity, vaste complexe de Mumbai comprenant cinq tours de bureaux, un centre commercial et un club privé, mettent en valeur l’art contemporain indien. L’entrée de l’un des immeubles accueille une œuvre de Srinivasa Prasad : une charrette de bœufs figée dans une explosion, son contenu suspendu en plein vol par des cordages, une réflexion sur les migrations.

Les grandes institutions étrangères s’intéressent elles aussi à cette scène. Sohrab Hura, photographe, peintre et cinéaste au style empreint d’un humour noir, a récemment bénéficié d’une exposition personnelle au PS1, antenne du Museum of Modern Art de New York. Cette année, Arpita Singh, auteure de vastes toiles oniriques qui interrogent le développement de l’Inde, a eu droit à sa première exposition personnelle hors du pays, à la Serpentine Gallery de Londres

Tout n’est pas pour autant idyllique. Les « maîtres modernes » indiens — Husain, Souza, S.H. Raza et d’autres, formés et influencés par les Modernistes européens — atteignent certes des prix élevés aux enchères. Mais au-delà de ce cercle restreint, peu d’artistes font figure de valeurs sûres. Des galeristes se plaignent que trop d’acheteurs locaux suivent simplement les modes et se montrent excessivement sensibles aux prix. Quant aux acheteurs de la diaspora, note un galeriste, ils peuvent se montrer « très conservateurs : ils veulent seulement des dieux, des déesses et des Krishna ».

Inde
© Unsplash

La politique culturelle joue aussi un rôle. L’instinct protectionniste de l’Inde s’étend à la culture autant qu’à l’industrie: le pays tient à conserver ses meilleures œuvres sur son sol. La loi sur les Antiquités et les Trésors artistiques de 1972 limite fortement l’exportation de tout objet de plus de cent ans, ainsi que celle des œuvres de neuf artistes classés « trésors nationaux ». Certains redoutent que cette liste ne s’allonge. Les galeristes, eux, se disent paralysés par un maquis réglementaire qui les laisse incertains quant à la possibilité d’importer des œuvres pour les vendre en dépôt.

Rien de tout cela n’entrave cependant la croissance d’un marché intérieur robuste. Même si certains acteurs du monde artistique indien s’inquiètent d’un écosystème encore trop embryonnaire pour identifier et soutenir les jeunes talents, celui-ci se développe. Peut-être l’Inde ne souhaite-t-elle pas devenir une place internationale des ventes d’art, à l’instar de Londres ou de New York. Elle se contenterait de conserver ses meilleures œuvres, de se tourner vers elle-même et de renforcer ses musées, ses galeries et son enseignement artistique.

C’est là un avantage d’être le pays le plus peuplé du monde: les artistes indiens dépendent bien moins des acheteurs étrangers que ceux de Belgique ou du Guyana, par exemple. Mais cela signifie aussi que, même si le scénario optimiste se confirme et que le marché de l’art indien gagne en maturité et en profondeur plutôt qu’en bulles spéculatives, il restera plus isolé et aura moins d’impact sur le marché mondial qu’il n’en aurait autrement.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire