La crise a-t-elle changé les rapports entre frères et soeurs?

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Fanny Bouvry
Fanny Bouvry Journaliste

Obligées de vivre en vase clos tout le temps, les fratries sont secouées par le confinement. Parents et enfants doivent jouer leur rôle pour maintenir l’équilibre. Explications avec Bruno Humbeeck, professeur de psychopédagogie à l’université de Mons.

Les fratries sont inévitablement impactées par le (semi-)confinement et les disputes se font souvent plus fréquentes. Faut-il s’en inquiéter?

Actuellement, on ne vit pas les uns avec les autres mais les uns sur les autres. Or, dès qu’un groupe humain est confiné dans un territoire, même si le groupe s’entend très bien, ça crée naturellement plus de tensions. Il est donc tout à fait normal de voir apparaître aujourd’hui des comportements qui normalement n’ont pas lieu d’être car les membres d’une famille, habituellement, échappent les uns aux autres quand ils sentent que la promiscuité peut être trop lourde. Pour le moment, il est donc primordial, au sein des fratries, mais aussi des couples, d’insister sur le fait que ne plus se supporter ne signifie pas qu’on ne s’aime pas ou qu’on ne s’aime plus. Il faut accepter cette situation, sans l’interpréter comme étant un indice de désamour ou d’attachement moindre.

Quel rôle doivent jouer les parents?

Le vrai problème dans la fratrie, plus que dans le couple, c’est la rivalité. La question que tout enfant pose à ses parents, ce n’est pas « m’aimes-tu? », mais « me préfères-tu? » Pour un parent, tout le talent sera de répondre, sans vexer les frères et soeurs. Il y a une concurrence affective qui se met vite en place et qui donne aux tensions une dynamique particulière. Si un parent intervient dans une dispute en prenant parti, cela risque d’aggraver le système conflictuel car les enfants vont mettre en place des comportements d’agressivité hiérarchiques pour obtenir l’adhésion des adultes.

Comment réagir alors?

Si les parents interviennent systématiquement dans tous les conflits, les enfants vont enregistrer que papa et maman (ou beau-papa ou belle-maman) sont là pour gérer les disputes. Les enfants vont alors prendre l’habitude de venir solliciter leurs parents – « maman, il a dit ça », « papa, il a fait ci… » – pour demander de jouer un rôle dans ce différend. C’est épuisant pour les parents. Et cela laisse penser aux enfants que tout conflit nécessite l’intervention de l’adulte pour prendre la responsabilité d’y mettre fin.

Il faut donc laisser faire?

La responsabilité des parents est d’éviter le conflit et d’être fermes: « Chacun file dans sa chambre ! » Ce qui, en tant de confinement, dans certaines familles, est malheureusement impossible… Mais quoi qu’il en soit, le mot d’ordre doit être : « Je ne veux pas de conflit. » Il faut également que, si la dispute a quand même lieu, après celle-ci, chacun puisse exprimer ce qu’il a ressenti. En se focalisant sur les émotions et non les motifs. L’humoriste Gad Elmaleh dit magnifiquement que parler avec un enfant c’est comme parler avec un type bourré. L’enfant a une manière de raisonner qui n’est pas celle d’un adulte. Un conflit d’enfants, c’est parfois comme une bagarre d’ivrognes. Il y a des parents qui cherchent le pourquoi du comment: ce ne sont pas les raisons des conflits qui sont importantes, mais la manière dont ils se mettent en scène. Il faut les empêcher au maximum et, si ils sont inévitables, tenir compte des secousses émotionnelles qu’ils provoquent et les désamorcer. Par contre, les enfants ne doivent pas se sentir autorisés à ce que leurs disputes désorganisent toute une maison et deviennent le centre du monde.

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Comment chaque enfant peut-il trouver sa bulle personnelle, en ces temps confinés?

J’ai tendance, en cette période, à généraliser l’usage des casques, surtout avec les adolescents. A chacun son territoire mais aussi son territoire sonore. On n’impose pas sa musique aux autres et on doit pouvoir s’isoler, même dans des lieux où on ne peut pas avoir d’espace à soi. Se retrouver devant un écran est aussi une façon de s’échapper d’un territoire confiné, commun et parfois invivable. Je plaide actuellement pour un relâchement relatif par rapport à ces écrans. C’est une manière de penser « large » quand on est confiné, en jouant avec d’autres à distance notamment. Si on ne peut pas s’échapper physiquement, on peut le faire par l’activité qu’on réalise.

Vous prônez également les espaces de parole régulés…

Il est important que chacun puisse parler de ces émotions, dans le respect de ce qu’il a à exprimer. Il faut donc mettre en place des stratégies très similaires à celles présentes dans les écoles pour gérer les climats de classe, avec par exemple un bâton de parole. Il ne s’agit pas de mettre en place un espace de discussion, mais un lieu d’expression où personne ne peut accuser, dénoncer et nommer. L’émotion y est dite, mais pas contredite. Si quelqu’un dit « je suis triste parce qu’on se moque de moi », il n’est pas question de lui répondre : « C’est de l’humour! » La prise de parole de chacun doit être protégée et libérée. Je plaide pour que les familles le fassent une fois par semaine au moins.

En ces périodes où toutes les activités ou presque sont tombées à l’eau, comment pouvoir occuper la fratrie?

Il faut faire la différence entre s’occuper des enfants à temps plein et s’en préoccuper. Beaucoup de parents sont submergés parce qu’ils ont l’impression de devoir s’occuper de chacun de leurs enfants tout le temps. Il faut pouvoir les laisser s’occuper seuls. Par contre, il faut évidemment continuer à se préoccuper d’eux sur le plan émotionnel et à échanger avec eux sur ce qu’ils vivent et sur leurs peurs.

Comment accorder du temps exclusif à chacun?

Même actuellement, il est indispensable de s’autoriser à le faire, tout en expliquant pourquoi on le fait… On signalera ainsi à l’un de ses enfants que l’on va s’occuper de son frère ou de sa soeur, mais qu’un autre moment lui sera consacré entièrement. Si nous disons à l’un d’eux « jeudi soir, on regardera un dessin animé à deux », il ne viendra plus constamment nous solliciter car il saura qu’il aura lui aussi « sa » période, où nous serons intégralement préoccupés par ce qu’il est en train de vivre. Dans les circonstances actuelles, il est cependant nécessaire de faire cela plus formellement, qu’en temps ordinaire. Peut-être faut-il compter le temps que l’on consacre aux uns et aux autres…

Certains estiment que ce temps sans activités, voire sans cours, permet aux enfants d’évoluer plus vite… D’autres parlent de génération sacrifiée. Où vous situez-vous dans ce débat?

Les temps de guerres et les périodes très difficiles n’ont pas fait des générations de crétins. Parler de génération sacrifiée n’a aucun sens. Les enfants pensent, réfléchissent, utilisent ce qu’ils ont autour d’eux comme source d’expérience. Ce qu’ils vivent dans leur fratrie – la gestion des conflits, le respect des territoires sacrés de chacun… – fait aussi partie de ces expériences. Il y a un peu moins d’école; ils seront certes peut-être un peu moins instruits, mais pas moins intelligents. J’entends parfois parler de leur ramollissement cérébral. Le cerveau n’est pas un muscle, on n’a pas besoin de l’entretenir avec des exercices précis pour qu’il garde sa fermeté. Il ne faut pas tout transformer en contenu d’enseignement explicite. Ça, c’est le rôle de l’école. La famille a, elle, un rôle d’enseignement implicite, et ce dernier peut même passer par un épisode de Bob l’Eponge. Il suffit de demander à l’enfant de le raconter après le visionnage et il aura fait un exercice. Et dans un Bob l’Eponge, je vous assure, on peut apprendre énormément de choses. Je conseille en tous cas d’utiliser les sources de plaisir que l’enfant se choisit spontanément pour en faire des vecteurs d’apprentissage. Et je n’ai absolument aucune crainte pour cette génération.

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Cette proximité n’a-t-elle pas renforcé le besoin de contacts physiques – jouer à se battre, se blottir ensemble devant un film… – entre enfants d’une fratrie?

En règle générale, en matière de contacts physiques, nous ne sommes à l’aise psychologiquement qu’avec nos proches ou nos intimes. Mais la vie nous fait accepter des situations psychologiquement intenables, comme lorsque nous rentrons dans un métro bourré. On s’y est habitués mais en réalité, c’est invivable et la pandémie nous rappelle cela… Aujourd’hui, on revient tous, en fait, à ce que les enfants aiment vraiment. Peu d’entre-eux apprécient de se faire embrasser par un quasi inconnu, ce qu’ils veulent c’est le contact avec leurs proches. Ils ne sont pas avides de câlins, ils sont avides de manifestations d’attachement. Et c’est naturel… Si pour le moment, les enfants se bagarrent davantage, ils le font en fait comme toutes les espèces animales. Ces manières de se toucher, de jouer avec les corps des uns des autres, peuvent être stimulées en période de confinement. De même, les moments câlins se vivent avec plus d’intensité, c’est un mécanisme de compensation.

Est-ce que les tensions actuelles auront un impact sur les relations de fratrie à long terme?

Il faut être capable de dire « là, je ne te supporte plus » et accepter aussi qu’on nous trouve insupportable. A ces conditions, la relation ne sera pas abîmée sur le long terme. Ce qui peut l’abîmer, c’est la succession de conflits parce qu’on n’accepte pas d’être insupportable aux yeux de l’autre ou de ressentir que l’autre nous apparaît insupportable. Il faut savoir dire les choses, y compris entre parents et enfants – « Maman a besoin de souffler », « Papa veut être tranquille »… Quand les zones de repli deviennent les toilettes, c’est problématique. Il faut pouvoir mettre les choses à plat: « quand maman est dans le fauteuil et lit, on ne la dérange pas », « quand mon grand frère écoute sa musique avec son casque, je le laisse »… C’est ce respect-là qui va permettre de vivre ensemble. Il ne faut pas se forcer à se trouver tous « supportables », tout le temps. Se dire les choses de manière factuelle, c’est une façon très saine de préserver la relation.

Pourra-t-on dire que la pandémie aura renforcé les liens de fratries?

Le simple fait de faire cette interview montre que la pandémie nous a amenés à nous interroger sur nos rapports intimes et sociaux. Et donc, si l’on en tire les leçons pour réfléchir à notre façon d’être ensemble, afin de mettre en place, par exemple, des façons de se parler qui vont respecter les émotions de chacun, les liens seront renforcer. La vraie question est de se demander si l’homme est capable d’apprendre de ce qu’il a vécu; j’espère pouvoir répondre que oui.

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