Lisette Lombé
Les escarpins de nos âmes
Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.
Parfois, il m’arrive de ne pas suivre mes propres conseils de self-care et de me hasarder à lire les commentaires sous des publications sur les réseaux sociaux. Je connais les limites et les faiblesses de la modération. Je ne me donne pas trois minutes pour être saisie de nausées mais une étrange fascination pour les recoins de l’âme humaine me transforme en petite limaille aimantée par les propos d’autres petites limailles, elles-mêmes aimantées par d’autres. Je ne reste pas longtemps dans ces endroits sans corps, sans voix, sans regards, sans rien pour rappeler qu’on s’adresse à des personnes, qu’on dénigre, qu’on injurie des semblables, mais j’y passe, et chaque passage laisse des traces.
Sur les trottoirs virtuels, je croise aussi des pou0026#xE8;tes, des mots sublimes, des tentatives de prendre de la hauteur, des cracheuses de feu inspirantes, des solidaritu0026#xE9;s u0026#xE0; l’oeuvre.
Ma coach scénique m’a dit un jour que les réseaux sociaux étaient comme le café du coin, avec ses psychologues de comptoir, mais sans le poing dans la gueule quand les échanges dérapent. En repensant à ses mots, je mesure ce que nous avons perdu en une année de confinement. Je regrette les endroits de discussion franche où j’ai pu être invitée en tant qu’artiste, je regrette les panels bigarrés et les questions-réponses inattendues avec un vrai public.
Les trottoirs virtuels ne sont heureusement pas arpentés que par des êtres indélicats. J’y croise aussi des poètes, des mots sublimes, des tentatives de prendre de la hauteur, des cracheuses de feu inspirantes, des solidarités à l’oeuvre, des encouragements discrets, des attentions. C’est un étrange pavé à fouler que celui de ce monde dématérialisé: on s’y tord les tripes et le coeur mais pas les chevilles.
Je préfère retourner à la lumière urbaine, celle qui me nourrit et me sourit. Marcher, trébucher, bousculer sans faire exprès, s’excuser, rencontrer une vieille connaissance par hasard, éviter de justesse une chiure de pigeon. Piqûre de rappel du luxe de la déambulation… Il y a une quinzaine de jours, je m’arrête à l’arrêt de bus et j’écoute deux jeunes femmes. Je les imagine être des étudiantes en stylisme ou de grandes fans de mode. J’entends que la « Fashion Week de Paris, c’est du grand n’importe quoi, cette année ». Ma curiosité est piquée par l’évocation d’un défilé organisé à la manière d’un drive-in. Je tape sur mon GSM le nom de la maison Coperni, que je ne connais pas, et je découvre qu’en effet l’injonction à se réinventer a donné l’idée aux deux créateurs de la marque, Arnaud Vaillant et Sébastien Meyer, de proposer à leurs convives d’assister à la présentation de leur collection de l’intérieur de véhicules mis à leur disposition. C’est une collection dédiée à la nuit, comme une ode aux millions de noctambules en manque d’effervescence, de faste et de danse.
L’une des deux jeunes femmes dit: « Le luxe ne connaît pas la crise? Mon cul! » J’aurais aimé monter dans le bus pour entendre la suite de leur conversation, pour saisir à quel point notre définition d’un même mot pouvait être proche ou éloignée. Moi, je me représente la crise comme un coup d’accélérateur au creusement du fossé entre des pauvres, de plus en plus pauvres, et des riches, toujours plus riches. En un an, la balance de la bombance a encore pris du poids du côté du cynisme et de l’indécence.
Si on m’avait demandé ce qu’était le luxe il y a trente ans, j’aurais pensé à des robes de princesses et à des bijoux flamboyants. Il y a vingt ans, j’aurais dit des piscines de rêve ou des palaces. Avec la maternité, le burn-out et l’entrée dans la quarantaine, les paillettes et les billets ont été détrônés par une tout autre liste: exercer un métier qui me passionne, vivre de ma plume, pouvoir offrir un foyer chaleureux à mes enfants, être en bonne santé, aimer et être aimée d’un tas d’amours différents, avoir de l’eau potable dans la cuvette de mes toilettes, avoir les bons papiers dans un pays sans guerre, être capable de transformer ma colère en textes poétiques, le silence absolu, la solitude choisie, des parents toujours en vie et leur soutien inconditionnel, le ralentissement, écrire cette chronique… Et toujours ce dicton paternel, en tshiluba: « Je me croyais malheureux sans chaussures jusqu’à ce que je rencontre un homme sans pieds. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici