« On ne peut pas s’imaginer ce que c’est de vivre avec un avant-bras en moins »

© PHOTO FRÉDÉRIC RAEVENS

Maman belge résidant à l’époque en France, le Dr Isabelle Taymans-Grassin fut la lanceuse d’alerte de l' »affaire des bébés nés sans bras » dans le département du Morbihan. Elle publie un livre-témoignage, D’étranges coïncidences (éditions Le Cherche-Midi), qu’elle dédie à sa fille Charlotte.

J’ai toujours voulu être médecin. Ma mère était secrétaire médicale dans un hôpital et j’adorais l’accompagner, voir tous ces docteurs en blouse blanche, ça m’impressionnait. Il y a des gamins qui rêvent de devenir pompier, moi, c’était médecin. Plus tard, en commençant mes études, ce qui m’intéressait, c’était d’abord le challenge scientifique: un patient arrive avec un symptôme, et en fonction des questions qu’on lui pose, on suit un arbre décisionnel pour trouver le bon diagnostic. C’est une démarche intellectuellement très stimulante. Ensuite, j’ai choisi la médecine générale plutôt qu’une spécialité, pour le contact humain, la relation à long terme avec les gens. Il y a beaucoup de types de patients différents, bien les connaître permet de créer un lien de confiance et d’adapter les réponses qu’on leur donne.

La naissance de Charlotte, en 2012, a été un choc terrible. On a découvert son handicap, aucun diagnostic n’avait été posé. Et là, ce n’est pas le médecin en moi qui a réagi, mais la maman. Parfois de façon irrationnelle, d’ailleurs: on peut vous répéter mille fois que vous n’y êtes pour rien, viscéralement, vous pensez le contraire. Quand on dit qu’un enfant est beau ou intelligent, les parents sont toujours tentés de prendre le compliment pour eux, comme si c’était grâce à eux. Donc, forcément, quand il y a un problème, on se sent responsable aussi. Le plus dur, c’est que ce n’est pas une maladie, il n’y a pas de traitement, c’est un handicap irréversible qui génère une énorme frustration. On devient médecin pour soigner les gens, mais on est impuissant face à son propre enfant.

Pour rien au monde, on ne reviendrait en arrière.

On ne peut pas s’imaginer ce que c’est de vivre avec un avant-bras en moins. Au début, on s’est dit qu’un bébé n’avait pas besoin de dextérité, qu’on verrait plus tard. On essaye de postposer ses questions et ses inquiétudes, puis un jour on se rend compte que notre fille trouve les réponses toute seule: personne ne lui a expliqué comment fermer son manteau ou mettre ses chaussettes, elle s’est débrouillée. Pour elle, c’est juste son corps, elle n’a rien perdu. Alors, elle nous bluffe en permanence, on prend conscience qu’elle a toutes les solutions en elle, et on lui renvoie notre fierté. Elle dessine très bien, elle fait de la danse, elle nage, elle va aux scouts. En deux mots, elle gère. Je sais qu’elle est assez forte pour affronter n’importe quelle situation, je n’ai plus peur, on en oublie sa différence. Aujourd’hui, on est parés à toutes les éventualités, et je n’aurais jamais cru que cela se passerait aussi naturellement.

Je n’ai plus peur des questions « sensibles ». Je ne crains pas d’entendre la réponse qu’elle va donner, de savoir comment on va rattraper le coup ou recoller les morceaux. Il faut dire les choses comme elles sont. Ma fille n’est pas qu’un handicap. Ce livre, je l’ai écrit avant tout pour elle, pour qu’elle sache tout l’amour qu’on lui porte, mais aussi pour les familles dans notre situation, pour leur montrer que l’on va bien, qu’on est heureux. Le problème, ce n’est pas son « petit bras » – d’ailleurs pour rien au monde, on ne reviendrait en arrière, j’aime ma fille telle qu’elle est. Le problème, c’est la malhonnêteté et l’inertie des autorités sanitaires, qui ont essayé d’étouffer l’affaire, et l’absence de réponse à cette question: quelle est la cause du handicap, une malformation rarissime et pourtant observée chez plusieurs enfants d’un petit patelin (NDLR: l’affaire des bébés nés sans bras est une affaire de santé publique, en France, révélée en 2018. Plusieurs cas de cette malformation, pourtant très rare, ont été relevés dans l’Hexagone, de façon rapprochée dans le temps et sur des territoires relativement petits – Bretagne, Rhône-Alpes…)

Je pense que j’ai une responsabilité, probablement plus que d’autres parents également concernés. Sans doute parce que je cumule les casquettes: je suis maman de Charlotte, je suis médecin, j’ai donné l’alerte pour notre région de l’époque, le Morbihan, et je suis membre du conseil d’administration de l’Assedea, l’association française qui s’occupe des familles d’enfants nés avec des malformations de membres. Ça n’a pas toujours été facile, on a investi beaucoup de temps et d’énergie dans ce combat. A l’époque, on n’avait aucune idée de l’ampleur que ça allait prendre.

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