Le design africain, loin des clichés bariolés

© DANIEL WESTER
Mathieu Nguyen

Une nouvelle génération, enthousiaste et prolifique, s’invite en déco et en design avec ses créations originaires du continent noir. Le temps est venu d’embrasser son travail dans sa richesse et sa diversité, en dépassant une fois pour toutes les clichés bariolés.

Avec Sophie Brasseur

On dit souvent qu’il suit les tendances dictées par la mode avec quelques années de retard. Le principe semble à nouveau se vérifier quand on s’aperçoit du puissant coup de projecteur donné sur le design africain ces dernières années, dans la foulée de la déferlante wax dans la sphère fashion. Enfin, on s’autorise à dépasser les stéréotypes stylistiques éculés, total look safari, attrape-touristes à vocation décorative, voire embarrassantes reliques familiales de l’époque coloniale, pour découvrir une nouvelle génération de créateurs ancrés dans leur temps et dans leur environnement, pressés de dévoiler au monde une Afrique contemporaine, moderne et protéiforme, prenant la place qui lui revient dans un contexte mondialisé. Avec l’avènement des nouvelles technologies, du Net 2.0, des réseaux sociaux, le continent tout entier a changé. Les idées voyagent plus vite, les villes et pays sont interconnectés; l’engouement actuel n’est pas le fruit d’une hype cyclique, qui reviendrait mécaniquement imposer ses motifs et ses palettes de couleurs, mais un véritable changement de paradigme, dont les racines remontent au tournant du millénaire. Car c’est à cette période que l’Afrique commence à se mettre en vitrine, que ce soit sous l’impulsion d’éditeurs consacrés comme Moroso avec M’Afrique ou par l’entremise de sa diaspora – dont sont issus certains de ses plus illustres représentants, tels que Stephen Burks ou David Adjaye (lire par ailleurs).

Dévoiler au monde une Afrique contemporaine, moderne et protéiforme.

Aujourd’hui, on ne s’étonne plus de l’ouverture d’une boutique de déco 100% africaine ou de prestigieuses collaborations intercontinentales qui prennent au sérieux les techniques et le savoir-faire local, sans feindre l’authenticité tribale ou la réduire à un gimmick ethnique-chic. Et l’un des exemples récents les plus marquants concerne sans conteste le poids lourd absolu du design mondial, Ikea, qui a décidé de faire de sa collection Överallt, disponible en mai prochain et sous-titrée « African rituals meet scandi design », l’un des points d’orgue de son année. L’occasion était belle d’interroger à ce propos Bethan Rayner et Naeem Biviji, époux qui composent le studio kényan Propolis, parties prenantes du projet, et notamment responsables du banc incurvé en eucalyptus, sans doute l’une des pièces les plus remarquées de la gamme avec le rocking-chair de Bibi Seck.

« Ce qui se passe pour l’instant est très excitant, nous dit Naeem Biviji. Les choses bougent énormément en Afrique, et ça a attiré l’attention de l’Occident. Mais cela reste trop souvent des collaborations à sens unique : des designers viennent en Afrique et créent des projets sociaux que la main-d’oeuvre locale construit ou un journaliste nous appelle, de n’importe où, pour une exposition de nos créations, et on doit fournir toutes les infos possibles. C’est le premier projet où une grande entreprise occidentale nous demande ce que nous pensons. » Au moment d’établir son casting, le géant suédois s’est tourné vers les organisateurs du festival Design Indaba (lire par ailleurs), afin de se faire aiguiller vers des professionnels susceptibles d’accepter et de mener à bien une telle collaboration. D’où la constitution de ce groupe plutôt éclectique de designers et d’architectes dont les produits « racontent l’Afrique » – une manière aussi de ne pas considérer le design africain comme un style homogène.

À propos du banc Överallt d'Ikea -
À propos du banc Överallt d’Ikea – « Nous avons fait des essais à différentes échelles à partir d’un certain tissage, avec beaucoup de difficultés pour obtenir un résultat satisfaisant. A un moment, Ikea a suggéré que cela devienne un meuble outdoor, nous avons modifié la structure du prototype, pour incorporer des lattes en bois et rendre l’ensemble rigide. Et cet objet local et artisanal s’est transformé en un produit susceptible d’être décliné massivement. Du local au global. Le passage du tissage au lattage est une belle métaphore de ce phénomène », racontent les concepteurs.© SDP

Échanges d’idées

Plus philosophique que stylistique, le leitmotiv de cette collaboration est donc de « réunir les gens » et d’observer les habitudes qui ont un impact sur leur quotidien, tout en dessinant des objets utilisables partout, pas juste dans le contexte africain. Invités à Almhult pour rencontrer les équipes d’Ikea, les différents studios sélectionnés ont salué l’ouverture d’esprit de la marque, ainsi que le temps laissé à la recherche théorique, sans obligation de résultat. « Nous avons quitté la Suède avec une vague idée des rituels urbains contemporains, c’est tout, résume Bethan Rayner. Nous avons exploré des tas de concepts, dont beaucoup n’aboutiront pas, mais le but était de trouver des projets riches, à la fois pour l’Afrique et pour le monde entier. Nous nous sommes posés ensemble, avons mangé ensemble, et réfléchi à des idées qui nous ressemblent. Certains d’entre eux doivent beaucoup à la culture du do-it-yourself qui prévaut en Afrique, et au fait que nous recyclons au maximum – rien ne se perd. Mais c’est un concept intéressant pour tous! Et on nous a donné l’opportunité de l’interpréter à notre manière. »

Nous nous sommes posés ensemble et avons réfléchi à des projets qui nous ressemblent.

Si la présentation en avant-première a emballé les visiteurs du salon Design Indaba en février dernier, les créateurs eux-mêmes ne sont pas peu fiers de leur succès: « Selon moi, c’est l’une des meilleures productions d’objets contemporains par des designers africains, déclare Naeem. Les pièces proposées sont très hétéroclites, mais parviennent à former un ensemble, tout en reflétant nos différences, nos parcours professionnels respectifs, nos personnalités, nos voyages… Ikea ne nous a pas imposé son esthétique. Ça a beaucoup influencé le projet: respecter nos idées et nos envies nous a motivés encore davantage. C’était pourtant risqué pour eux de nous donner une telle carte blanche. » Heureusement, tout est bien qui se vendra sûrement très bien. La partie est-elle gagnée pour autant? Pas si vite. Le design africain, pour peu qu’il soit possible de le considérer comme un tout – et rien n’est moins sûr, ainsi qu’en témoignent nos experts -, n’a pas de sens s’il ne doit son salut qu’aux collaborations intercontinentales. Il en reste, du chemin à parcourir, avant que les créateurs du continent noir parviennent à se débarrasser de l’étiquette « africaine », pour être considérés comme des designers « tout court », sans devoir justifier ou voir questionner leur identité, sans que l’on connecte constamment production et pays d’origine – tant de choses que l’on épargne généralement à leurs collègues occidentaux.

L’art de la débrouille

Au-delà des étiquettes, les défis sont encore immenses, tant il reste du boulot à abattre, dans les mentalités comme sur le terrain. A l’heure actuelle, décoration et design venus d’Afrique relèvent plus de l’artisanat que d’un processus industriel. Et même si le continent a entrepris de combler son retard avec le reste de la planète au niveau de la formation et de la production, il importe de professionnaliser les structures à tous les étages afin que la fabrication en série, et les perspectives économiques qu’elle suggère, ne devienne réalité. En attendant, on peut compter sur la passion des designers du cru pour mettre en application une spécialité africaine, à savoir la recherche de solutions et la débrouille, comme le confirme Naeem Biviji: « Travailler dans cette partie du monde, c’est plus compliqué pour de nombreuses raisons, dont le manque de matériaux, de main-d’oeuvre qualifiée ou de produits de qualité, reconnaît-il. Mais c’est tout doucement en train de changer. En Afrique, on réalise encore beaucoup de modèles et de prototypes à la main, alors qu’en Occident, on travaille derrière un ordinateur. Ici, nous avons désormais accès aux deux, à ces techniques numériques, mais aussi à d’autres, traditionnelles et artisanales. C’est une synergie qui permet d’arriver à des résultats impressionnants. Et en attendant de combler notre retard, nous devons redoubler de créativité. Nous, on adore ça, et ce ne sont pas les sources d’inspiration qui manquent. »

Le design africain, loin des clichés bariolés
© HAYDEN PHIPPS

Design Indaba, the place to be

Marque fondée en 1995 avec pour slogan « Un monde meilleur grâce à la créativité », Design Indaba se traduit par une série d’événements et de publications à la notoriété grandissante, qui font rayonner la production africaine au-delà de ses frontières. Principale Design Week du continent, son festival de trois jours se tient chaque année au Cap – on y décerne notamment le prix de « plus bel objet d’Afrique du Sud », revenu en 2019 au fabricant Houtlander pour son confident Interdependence II (photo).

Le design africain, loin des clichés bariolés
© SDP

M’Afrique, dix ans déjà

En 2009, Patricia Moroso lançait la première expo-collection M’Afrique, initiative unique en son genre, qui mettait en relation des designers de premier plan (Patricia Urquiola, Ron Arad, Martino Gamper, Tord Boontje ou encore Sebastian Herkner, que du beau monde) et des artisans spécialistes du tissage basés à Dakar – une ville qui n’a sans doute pas été choisie par hasard, sachant que la directrice artistique de Moroso est mariée à l’artiste sénégalais Abdou Salam Gaye.

Le design africain, loin des clichés bariolés
© SDP

Kalungi, la bonne adresse

« Le regain d’intérêt actuel pour ce que je vends s’explique peut-être par un retour à l’artisanat et aux matières naturelles – et à ce niveau-là, l’Afrique a certainement des arguments à faire valoir. » Ouverte depuis un peu plus d’un an, Kalungi est une boutique bruxelloise où dénicher bijoux, vases, textile, vannerie et objets de déco divers, issus du continent africain et soigneusement sélectionnés par Lina Nyenama, globe-trotteuse originaire du Burundi. Tout y est éthique et fait main, les articles sont acheminés de l’atelier au client, en toute transparence et sans intermédiaires, avec le but de satisfaire le second en pérennisant l’activité du premier. Si Lina ne vend pas de wax (« On le trouve partout, il est fabriqué en Chine, je préfère promouvoir d’autres types de textiles »), elle commercialise des objets en vannerie du Burundi dont on peut choisir les coloris à la carte – un must pour accorder les différents éléments d’un intérieur.

Adjaye
Adjaye© SDP

Burks/Adjaye, la vitrine

On aurait pu en citer d’autres, mais ces deux-là comptent parmi les plus importants. Le premier (photo ci-dessous), né à Chicago, a découvert ses racines lors d’un voyage en 2005, et sa façon d’associer tradition et goût contemporain fait le grand bonheur d’éditeurs tels que B&B Italia, Cappellini, Ligne Roset ou Roche Bobois. Le second, né en Tanzanie, pour ensuite suivre sa famille à travers le monde et s’établir en Angleterre. Si c’est en architecture qu’il a raflé la plupart de ses prix et récompenses (lire par ailleurs), il a également oeuvré pour Moroso, Knoll (photo ci-dessus) ou encore Swarovski.

Burks
Burks© SDP

« Ceci n’est pas un pays »

Le design africain, loin des clichés bariolés
© RICCARDO TOSETTO INC

Architecte et artiste nigérian, Ola-Dele Kuku a étudié à Los Angeles, collaboré avec le starchitecte Daniel Libeskind et enseigné au prestigieux Politecnico de Milan. Le combat de sa vie porte le nom de l’installation qu’il présenta lors de la Biennale d’architecture de Venise en 2016: Africa is not a country.

REPRÉSENTATION

« Quand vous entrez dans une agence de voyage, vous voyez que la France est symbolisée par la tour Eiffel, les Etats-Unis par la statue de la Liberté, alors que l’Afrique sera évoquée par des animaux sauvages. Or, les représentations collectives sont une question d’image, de fierté. L’architecture et le design peuvent créer ce sentiment, et nous sortir des stéréotypes du safari. L’Afrique se compose de cinquante-cinq pays, reconnaissons leurs spécificités, leurs valeurs, leurs habitants. Les identités nationales, aussi. Et surtout, nommons les pays au lieu de simplement dire « l’Afrique ». »

STYLE

« Ce que je n’aime pas à propos d’un hypothétique « style africain », c’est que des gens qui ont grandi et étudié en Occident sont présentés comme « artistes africains ». Cela n’a pas de sens. Certains sont inspirés par leurs origines, mais pas tous! Leur production n’a parfois rien d’africain. Où est la frontière? A partir de quand peut-on associer un continent à un artiste et à ses créations? D’aucuns pensent que le style africain se résume aux masques et aux objets tribaux, et que le design doit suivre cette caricature « primitive », qu’il ne doit être qu’artisanat. Comme si la sophistication n’avait pas sa place en Afrique – on ne la remarque pas, même quand elle est là. C’est le problème des masques et d’autres objets traditionnels: si élaborés qu’ils soient, ils sont toujours classés dans « l’art primitif ». Comment quelqu’un qui maîtrise tant de techniques peut-il encore être déclaré « primitif »? »

CULTURE

« Le design africain porte très mal son nom! Une culture est vivante quand ses éléments, dont l’industrie, sont vivants. Une centaine de designers brillants qui viennent d’Afrique, cela suffit-il pour établir une culture du design? Si 70% d’entre eux sont basés en Europe, que représentent-ils? Ils font du bon travail, je n’en doute pas, mais sont-ils seulement connus dans leur pays d’origine? Alors, peut-on vraiment parler de culture du design en Afrique? Où est la production du bois, de l’huile pour le vernir? Où sont les industries, les fabriques, les musées? S’il n’y a pas tout cela… on en revient à la même caricature et à l’art primitif. »

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