Jasper Morrison, un designer supernormal

Il fait salon aux Arts déco autour de 21 sièges. Rencontre exclusive avec le créateur britannique le plus antisystème du milieu.

Jasper Morrison n’est pas bavard. Pas plus que ses chaises, son dada. Elles sont 21 à accueillir les visiteurs du musée des Arts décoratifs, symbole de vingt et une années passées à garder le même cap, la même exigence: celle d’améliorer notre quotidien. Tout simplement. Les honneurs, les projecteurs, très peu pour lui.

Quand la plupart de ses confrères courent les podiums, lui cultive l’anonymat, dans la vie comme dans son design. Serviteur de l’objet, il s’inscrit dans la lignée des Viennois du début du xxe siècle, tel Adolf Loos, des rationalistes italiens, ou de son aîné britannique Robin Day, qui, comme lui, a toujours cherché à perfectionner le meilleur plutôt que de créer du neuf. Sa modestie a fait école. Les frères Bouroullec ou Konstantin Grcic se réclament de son héritage. A l’heure du ralentissement économique, sa recherche d’un design « durable » n’a jamais été tant dans la tendance… Rencontre, entre deux escales, avec ce Londonien de naissance, Tokyoïte d’adoption et Parisien dans l’âme.

Pour une fois, le visiteur est invité à s’asseoir sur les chaises que vous exposez. Comment cette idée est-elle née?

J’avais envie de relier le design au public. Il est très préjudiciable pour cette discipline d’être constamment présentée de façon visuelle. Que ce soit dans les magazines ou dans les musées, il s’agit de montrer plus à quoi ressemblent les créations que ce à quoi elles servent et comment on vit avec elles. Mon exposition est tout l’inverse. 21 chaises sont dispersées dans l’espace et mises à la disposition des visiteurs. Car nous sommes tous experts en chaises. Quand on est mal assis, le dos envoie directement un message de désagrément au cerveau. Nous n’y pensons pas mais, finalement, nous savons tous beaucoup de choses sur le sujet.

Pourquoi cet objet vous fascine-t-il à ce point?
C’est un exercice qui s’apparente à un puzzle. Les contraintes sont nombreuses, il faut avoir tout bon. Quand on y arrive, c’est très satisfaisant. Plus que pour une table ou pour tout autre meuble.

Mais à quoi cela sert-il de redessiner sans cesse de nouvelles chaises alors qu’on en utilise si peu dans une vie?
Parce que c’est un objet indispensable de notre quotidien et que sa qualité a du sens. Il y a quatre cents ans, on était assis sur des chaises totalement inconfortables, avec des dossiers verticaux. Aujourd’hui, nous avons un peu évolué. Il y a tellement de façons de s’asseoir. Tous les modèles que j’ai réalisés sont différents. Chacun correspond à une situation, à un besoin, à une période. C’est un sujet inépuisable.

Avez-vous un matériau ou une technologie de prédilection?
Non, je reste ouvert à ce qui se propose à moi. C’est comme un peintre qui n’utiliserait que la moitié des couleurs. J’aime tous les projets de chaise, dès qu’il s’agit d’apporter un nouveau regard. Quand j’ai créé l’Air Chair, en polypropylène, avec Magis, en 1999, l’idée était d’utiliser une nouvelle technologie d’injection au gaz, qui permettait d’obtenir un modèle ultraléger et ultraéconomique en à peine une minute. C’était très excitant d’être le premier à le faire. L’an dernier, nous avons lancé la Pipe. Nous avons, cette fois, utilisé la technique des fabricants de vélos. Ce qui a donné la chaise la plus solide du marché : elle peut supporter un éléphant.

La dernière en date, la Basel Chair, pour Vitra, est, elle, la pure réécriture d’un classique…
Je considère que cela fait partie du travail de designer. Nous ne devons pas prétendre toujours créer du neuf, il faut aussi regarder en arrière et voir ce qu’on peut apporter de plus. Avec la Basel Chair, j’ai cherché à donner une nouvelle vie à la chaise en bois, actuellement en voie d’extinction. L’idée était aussi de sortir du monde du plastique et de la pollution « visuelle » qu’il peut engendrer.

La question écologique en général vous importe-t-elle?
Bien sûr. Un designer doit essayer de prendre cette donnée en compte dans son travail. C’est très paresseux de ne pas y penser. D’autant que cela ne complique pas les choses, mais qu’au contraire cela donne plus de puissance à un projet. Je pense qu’on ne peut pas être militant écologiste quand on fait ce métier, ou alors on se suicide… Mais on peut faire de son mieux : économiser la matière, utiliser des matériaux durables. Surtout, faire en sorte que les objets que l’on crée aient une pérennité à la fois physique et visuelle.

Ce qui était le sujet de votre exposition-manifeste organisée, en 2006, avec Naoto Fukasawa, à Tokyo, puis à Milan, et baptisée Super Normal…
A cette époque, j’avais l’impression que le métier était déconnecté de la réalité, qu’il avait été dérouté pour ne devenir qu’un pur jeu visuel, avec l’appui des médias et du marketing. Peut-être que, dans ma carrière, j’ai aussi dessiné des choses plus pour leur look que pour leur utilité, mais les objets que nous avons réunis dans Super Normal montrent qu’il y a une autre voie, que le design peut être plus intéressant que ça.

Qu’est-ce qui définit un design « supernormal »?
Il s’agit plus de la relation que l’on entretient avec un objet. Vous vous rendez compte qu’il y a un verre en particulier dans lequel vous aimez boire. Il ne cherche pas à se faire remarquer, mais il vous procure un plaisir certain. C’est une expérience globale, évidemment subjective. Certaines personnes vont adorer un morceau de musique, d’autres passeront à côté. C’est pareil pour les objets.

Le design supernormal est un design monochrome, sans décor. Quelle place faites-vous à l’imagination, à la fantaisie?
La fantaisie se trouve dans le plaisir répété de l’utilisation de l’objet. On n’a pas besoin de plus. A quoi sert qu’une table ou une chaise soit fantaisiste? Je ne dis pas que tout doit être « supernormal ». Mais cela aide à mieux vivre. Cette réflexion sur l’objet m’a fait évoluer. Ma production s’en ressent et le résultat n’en est que meilleur. J’ai encore plus de travail qu’avant.

Quelle influence le Japon a-t-il sur votre création? L’esprit supernormal est-il proche du mingei?
Ce mouvement m’a beaucoup intéressé. Son fondateur, Soetsu Yanagi, a passé sa vie à rechercher la beauté au-delà des évidences, dans le travail bien fait. Son fils Sori Yanagi a, lui, travaillé avec l’industrie, mais dans une approche très humaine et très manuelle. Leur vision m’a beaucoup nourri. Aujourd’hui, j’aime passer du temps au Japon, à Tokyo en particulier. C’est une ville qui possède encore beaucoup de traditions. Ce qui ne m’empêche pas d’aimer aussi Paris. Les Français ne sont pas mauvais dans le mélange des traditions et de la modernité. L’art de vivre est encore très fort ici, beaucoup plus qu’en Angleterre.

Vous venez d’ouvrir une boutique à Londres, en bas de vos bureaux. Qu’y trouve-t-on?
C’est du commerce direct, dans le sens où, dans la boutique, tout est utile. On y trouve des verres à vin, des casseroles, des ciseaux, des agrafeuses… Comme dans une quincaillerie à l’ancienne. A part qu’aucun produit n’est vendu avec l’un de ces horribles packagings qui rendent service aux marques seulement, et pas aux consommateurs. A la caisse, il n’y a pas de petits gadgets pour attirer le chaland. Si vous voulez acheter quelque chose, vous le faites. C’est une sorte de boutique idéale. Elle ne paie pas de loyer, puisqu’elle est située dans les locaux de mon agence, dans l’East End. Elle n’a pas à gagner de l’argent, ce qui lui permet de ne faire aucun compromis pour pousser les clients à acheter.

Dans cette période de crise, avez-vous le sentiment que votre combat pour un design et un marché plus rationnels est mieux compris?
Ce que l’on comprend mieux, c’est qu’il faut aller vers une façon de vivre plus intelligente. Nos grands-parents ont été éduqués à ne pas gaspiller. Comme tout, ensuite, est devenu de moins en moins cher, les jeunes ont perdu la notion de la pérennité et de l’épargne. Il me semble nécessaire de revenir à ces valeurs.

Marion Vignal, Lexpress.fr Styles

Jasper Morrison: Take a Seat! Musée des Arts décoratifs, Paris (Ier), 01-44-55-57-50. Jusqu’au 24 mai.

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