Les designers surfent sur la vague baroque

Ils exagèrent ses formes, parodient ses valeurs, revisitent ses matériaux et pratiquent l’ornement à gogo. Les designers – néerlandais en tête – se réapproprient le baroque avec une liberté de ton assumée.

Ils exagèrent ses formes, parodient ses valeurs, revisitent ses matériaux et pratiquent l’ornement à gogo. Les designers – néerlandais en tête – se réapproprient le baroque avec une liberté de ton assumée.

Ils n’en peuvent plus de ce « bon design », censé rendre le monde meilleur avec de « bons » objets, démocratiques, fonctionnels et discrets. Dans toute l’Europe, que ce soit aux Pays-Bas, en France, en Grande-Bretagne, en Italie ou au Portugal, les designers s’insurgent contre cette notion jugée désuète. Et, en réaction, multiplient les formes opulentes, les matériaux précieux et les recours à l’artisanat d’art, loin des contraintes industrielles et financières. « Pour eux, la fonction est moins importante que la forme » résume Loïc Le Gaillard, cofondateur de la Carpenters Workshop Gallery, à Londres.

Ce dernier défend le travail de designers qui ont parfois tout juste la trentaine et dont les pièces atteignent déjà des prix qui n’ont plus rien à voir avec le néobaroque démocratique, initié par Philippe Starck dix ans plus tôt grâce au plastique et à la grande série. Au contraire, portés par un élan libertaire presque insolent en ces temps de crise, ces créateurs férus d’Histoire sont plus attachés que jamais au haut artisanat.

« Se reconnecter avec l’histoire »
Il n’y a qu’à voir le meuble Evolution de Ferruccio Laviani, qui a greffé une moitié de commode d’esprit Louis XV en chêne sculpté à la main sur une autre de forme contemporaine, en stratifié découpé à la machine. Ou les tables de la Russe Liana Yaroslavsky, des « cubes » de Plexiglas qui servent d’écrins aux sculptures des maîtres verriers de Murano. Partout, les allusions au style baroque, parfois simplement réinterprété ou tourné en dérision, vont bon train. Pour Gareth Williams, commissaire de l’exposition Telling Tales, qui se tient actuellement au Victoria and Albert Museum, à Londres, ces designers veulent « se reconnecter avec l’histoire des arts décoratifs, qui a connu un break inédit au xxe siècle à cause du modernisme et de l’ère industrielle. Ils cherchent à créer le plus librement possible, tels des artistes ».

Le V&A rassemble ainsi, entre autres curiosités, les chaises en bronze Lathe de Sebastian Brajkovic -ravissant clin d’oeil au mobilier de style- la très poétique console en bois cintré Napoléon à trottinette de Vincent Dubourg et un cabinet en bois massif, orné de bronze, inspiré d’une commande de Louis XIV à son ébéniste favori, André Charles Boulle. Ses auteurs ne sont autres que Job Smeets et Nynke Tynagel, alias Studio Job. Un jeune couple de Néerlandais qui travaille l’ironie et la démesure, bien loin des leçons de design industriel apprises à la Design Academy d’Eindhoven.

Les techniques de l’époque
« Nous y avons tous été formés, mais nous avons tous voulu nous en libérer au plus vite », confie dans son atelier d’Amsterdam Sebastian Brajkovic, issu du même moule. Ce dernier fut notamment l’élève de Jurgen Bey, une autre pointure du design hollandais. Pionnier dans la récupération et le détournement du mobilier de style, il clamait déjà dans les années 1990 que le neuf n’était pas la seule solution. La génération actuelle ne se contente pas de se réapproprier les codes esthétiques du xviie siècle, elle redécouvre aussi les techniques de l’époque. La table en aluminium de Brajkovic, « tournée » comme du bois, traduit « une impression de mouvement caractéristique du baroque », selon Nicolas Milovanovic, commissaire de l’exposition Louis XIV. L’homme et le roi, en préparation à Versailles.

Mais de quel baroque parle-t-on ? Rappelons que le mot est originaire du Portugal, où, au xvie siècle, il désignait une perle imparfaite. Ce n’est donc qu’a posteriori qu’il s’est vu utiliser pour nommer ce courant qui influence tous les arts à l’aube du xviie siècle. D’abord en Italie, puis en France et dans le reste de l’Europe, il s’étend en Amérique latine au début du xixe. « A travers une surenchère d’opulence, créée par les formes et la richesse des matériaux – l’or et le bronze en tête – ces nations voulaient démontrer leurs pouvoirs respectifs et développer leurs commerces artisanaux », rappelle Michael Snodin, spécialiste de ce style qui reste, à ses yeux, « un art de la performance et de l’émotion ».

Inspiration Versailles
Les candidats au défi sont nombreux. Et les profils variés. Voilà vingt-cinq ans que la créatrice britannique Oriel Harwood s’inspire, notamment, du baroque français de Versailles pour façonner son mobilier d’art aux lignes exagérées, fait de tables et de chandeliers ventrus qui semblent gonflées à l’hélium. Le designer portugais Pedro Sousa conçoit, lui, un mobilier d’exception avec une petite entreprise artisanale nommée Boca do Lobo. Ensemble, ils ont réalisé le Biombe : un paravent en fibres naturelles rehaussé à la feuille d’or ; la Tortuga : un coffre en feuilles de cuivre, ou Oporto : un cabinet recouvert d’écailles en métal. Ce dernier rappelle une fois de plus le mobilier de l’ébéniste Boulle et son penchant pour l’écaille de tortue.

A Paris également, les créateurs sont nombreux à renouer avec l’histoire des arts décoratifs, d’Hervé Van der Straeten à Hubert Le Gall, qui signe, cette année, une collection de lampes bouillottes, appliques et photophores dorés ou argentés avec Odiot. Cet orfèvre garde jalousement son savoir-faire depuis le règne de Louis XV. Dans ses ateliers de la région parisienne, ses artisans continuent d’écraser l’or avec une pierre, nommée hématite. Autre ambassadeur du genre, Mattia Bonetti, le « nouveau barbare » des années 1980, dont le style ornemental connaît à nouveau un vif succès. Il vient de signer la décoration du Cristal, un nouvel hôtel à deux pas des Champs-Elysées.

« Des valeurs sûres »
Ils sont de plus en plus nombreux, dans son sillage, à s’intéresser aux mélanges des genres, des matériaux et des époques dans un esprit éclectique… très baroque. Le galeriste et désormais designer Eric Allart en est le digne héritier. Si sa nouvelle lampe Pavée renvoie au baroque italien de la fin du xviie, son miroir en nickel rappelle plutôt les lucarnes des églises gothiques. L’homme reste persuadé que « l’utilisation de matériaux précieux, même modernes, et de savoir-faire traditionnels a un prix aux yeux des collectionneurs, qui préfèrent, ces temps-ci, se tourner vers des « valeurs sûres » ».

Pour Gérard Laizé, directeur général du VIA (Valorisation de l’innovation dans l’ameublement), organisation qui fêtera prochainement ses 30 ans au centre Georges-Pompidou, cet attrait pour le luxe ornemental n’est pas surprenant en période de crise : « C’est un signe d’espoir chez le consommateur et une soupape de décompression pour les designers, surtout les jeunes, qui ne savent pas à quelle sauce ils vont être mangés. Mais, ajoute-t-il, il ne faut pas confondre le design, une discipline dont le but est de remettre en question les objets et leurs fonctions, et l’ornement, qui relève du stylisme. Notre époque nous en donne le choix. » Profitons-en !

Par Alfred Escot, Lexpress.fr Styles

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content