Christophe Coppens inaugure son parcours pédagogique au Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers
Avec lui, les années et les projets s’enchevêtrent en un continuum fécond. En 2022, Christophe Coppens inaugurait les installations de son parcours pour enfants au sein du KMSKA à Anvers.
Emporté par son élan, il créait une collection d’accessoires pour la boutique de ce même musée, posait les bases de son studio de consulting et créations « Carmen Creatives » avec son partenaire Javier Barcala, acceptait le poste de directeur artistique chez Natan, travaillait sur une exposition pour 2023, sur un opéra à La Monnaie pour 2024 et apprenait à dire Fuck off.
« Sommes-nous conscients de ce que ces deux années de Covid ont fait de nous ? s’interroge-t-il d’entrée de jeu, posé dans son atelier d’Enghien. J’ai vécu des choses qui m’ont aidé à évoluer et à me préparer pour le futur, à être plus ouvert, plus direct et moins inquiet. C’est comme si c’était un point final à ces dix ans qui ont suivi la fermeture de ma société, une clôture d’un temps de renaissance. C’était très brutal en même temps. Mais mon seul talent, c’est la persévérance, tout le reste n’est que géographie et hasards. »
« cette année, j’ai commencé à apprendre à dire Fuck off. C’est la première fois de ma vie que je lâche prise, que je suis moins crispé. »
D’où vous vient ce talent particulier, ce sens de la ténacité ?
Je n’ai pas le choix, il faut aller en avant, et c’est particulièrement lié à 2022. J’ai longtemps pensé que c’était une faiblesse de passer d’un projet à l’autre – d’ailleurs cela a toujours travaillé contre moi et contre l’évolution de ma carrière et de mon travail. Mais cette année, j’ai commencé à apprendre à dire Fuck off. C’est la première fois de ma vie que je lâche prise, que je suis moins crispé. Quand j’ai arrêté de travailler dans la mode il y a dix ans, j’ai cru que je devais me consacrer uniquement à mon travail d’artiste et y être entièrement dédié, même si je me permettais de temps en temps de mettre en scène un opéra… Mais aujourd’hui je me rends compte que c’est contre ma nature et que cela n’aide pas plus à être accepté dans le monde de l’art – je me souviens d’ailleurs qu’à l’époque, quelqu’un d’important dans ce milieu-là m’avait dit : « You are suspicious »
Cela vous avait-il touché ?
Oui, j’ai été blessé, pendant quelques heures… Mais ce monsieur m’a finalement beaucoup aidé parce que, en un clic, j’ai compris que ce serait toujours ainsi, que je n’allais jamais pouvoir gagner, qu’on me verrait toujours comme ce designer qui fait de l’art, même si mon travail artistique, c’est ma vie quotidienne – et c’était déjà le cas avant, quand j’étais créateur de mode … Je me suis dit que j’allais lâcher prise, faire ce que j’avais envie de faire et dire plus souvent « Fuck You » ou « Fuck off ». C’est la phrase préférée du père dans la série Succession, je me la suis appropriée. Je ne veux plus tenter de comprendre la manière dont je suis perçu, cela ne me rend pas heureux, cela me fait perdre de l’énergie, surtout maintenant ; j’ai 53 ans bientôt, non, j’ai 53 ans, alors voilà, je n’ai plus envie de m’occuper de cela. J’ai compris que j’allais toujours être entre deux mondes et que c’est ma place. Je ne veux plus essayer d’appartenir à une catégorie. Et je me sens beaucoup mieux depuis que j’ai pris cette décision, juste après l’inauguration du KMSKA.
Quels furent vos motivations pour accepter ce projet de parcours pédagogiques pour les enfants au cœur du musée anversois ?
J’ai dit oui à ce projet pour tous les enfants qui ne vont pas au musée avec leurs parents, pour tous ceux à qui on n’explique pas ce qu’est un Ensor ou un Rubens, que l’on n’invite pas à regarder les œuvres au mur et qui pensent que ce n’est pas pour eux.
Vous dites « Nous », ce n’est pas un hasard, n’est-ce pas, car vous aimez la force du collectif…
Oui absolument. Le travail dans l’atelier est solitaire mais pour chaque exposition, je collabore avec des artistes ou des artisans parce que, par exemple, je ne sais pas souder, que je ne suis pas ébéniste… L’opéra aussi est une grande oeuvre collective. Et pour le musée à Anvers, j’avais le choix mais j’ai préféré lier cela avec les ateliers de la Monnaie, avec leurs équipes et leurs trésors incroyables. J’avais proposé à Peter de Caluwe et à Charmaine Goodchild, la directrice du département production et facility management, de travailler ensemble. C’est formidable qu’ils aient accepté, c’est la première fois que les ateliers créent un tel projet hors de la maison. J’estimais que cela permettrait d’instaurer un dialogue, de renforcer le résultat. Et puis j’aimais aussi beaucoup l’idée de lier deux villes importantes, Bruxelles et Anvers, deux institutions importantes et d’ouvrir ainsi le champ.
2022, c’est donc une année apothéose pour vous ?
Non, car l’apothéose, c’est quand on meurt, à la fin et ce n’est pas à l’ordre du jour ! Mais j’ai vécu de chouettes moments cette année, l’équipe du musée est géniale, cela fait trois ans qu’on travaillait ensemble sur ce projet. Ils sont venus me chercher, je faisais partie de leur short-list, pourtant, au début, je n’étais absolument pas convaincu.
Pourquoi ?
Parce que ce musée concentre mes premiers souvenirs d’enfance : j’y allais avec mon grand-père, cela m’impressionnait tellement, je me souviens que j’avais mis au mur de ma chambre une reproduction d’Ensor… Je trouvais que ses tableaux, ses salles, ses velours, ses moulures étaient à ce point merveilleux qu’il n’était pas nécessaire d’y ajouter quoique ce soit. Et puis j’ai réfléchi : aujourd’hui, les enfants ont d’autres habitudes, leur temps d’attention est fragmenté, ils vivent dans la « swipe culture », ils ont une autre façon de regarder, tout va tellement vite… Alors j’ai pensé que peut-être on pourrait leur proposer non pas un point final mais un début de quelque chose, une invitation à se concentrer et à découvrir les tableaux. Ce n’est absolument pas un solo show, juste une ouverture, une brèche destinée à les attirer et ensuite entamer une discussion. C’est cela le plus important pour moi. Et je voulais que ce soit exécuté d’une façon irréprochable et belle – souvent, les parcours pour enfants sont réalisés avec du MDF, un horrible bouton rouge et des écrans… Je rêvais d’installations qui disparaissent presque dans le musée. Evidemment, c’est discutable quand on place une montagne de 7 mètres de hauteur dans une salle ! Mais pour moi, elle disparaît – elle a la même couleur que les murs et la salle autour fait comme une rotonde. De même, le fauteuil aux dromadaires : il est en velours, identique à celui d’origine, c’est comme s’il avait toujours été là en somme mais qu’il avait morphé en autre chose.
Quel est votre processus de création ?
J’ai besoin de moments de réflexion, de prendre mon temps, de ne rien faire, parce que quand on ne fait rien, on fait beaucoup ! C’est alors que naissent mes meilleurs idées… Ou quand je regarde un bête truc à la télé ou quand je me promène dans la nature… J’ai vraiment besoin de cela et c’est pour cette raison que je trouvais le milieu de la mode et son rythme extrêmement durs, parce que c’est un train qui ne s’arrête pas, dénué de moments de recul, de réflexion. Je ne pourrais plus jamais fonctionner ainsi, mais je peux cependant encore m’y rendre en visiteur !
« Quand on ne fait rien, on fait beaucoup ! »
En visiteur pour créer une collection d’accessoires, un tote bag, un foulard, des multiples, pour la boutique du KMSKA ?
Oui, et cela fait partie de mon évolution. Durant ces dix dernières années, j’ai eu plusieurs propositions pour créer des collections ou des séries limitées ou même pour recommencer ma boîte mais j’ai toujours dit non. Je pensais que la seule façon d’être un « bon artiste », c’était de refuser pour mieux me concentrer sur mon travail artistique. Mais avec le temps, j’ai évolué : peut-être m’est-il possible de cumuler les deux, peut-être que l’un n’empêche pas l’autre… Cette collection est liée à mon expérience au musée et aux installations et puis c’était tellement facile à faire, c’était comme si je remettais un manteau qui m’allait bien, cela m’a amusé. Et j’ai trouvé très chouette de retrouver les anciens fabricants avec lesquels je travaillais, en Inde, en Belgique. Je me suis dit « Pourquoi pas ? ». Je comprends que certains artistes puissent penser que c’est une horreur, pas moi, cela fait partie de ce que j’étais et de ce que je suis. L’exercice m’a plu. Est-ce que cela signifie que je vais recommencer à créer des accessoires ? Non, pas forcément, oui peut-être, mais non mais peut-être ! J’accepte désormais que mon parcours est un drôle de parcours. Je ne travaillerai plus à contre-courant, c’est moins de torture, je vais suivre ma nature. Et je dois pouvoir sauter d’une idée à l’autre, comme s’il y avait plusieurs personnes dans ma tête…
Avec vous tout s’enchevêtre, les projets et les années ?
Tout est tellement lié ! Pourquoi donc Peter de Caluwe a-t-il un jour osé me confier un opéra ? C’est l’une des rencontres les plus importantes de ma vie : il a réussi à lire en moi, il a vu ce que je pouvais apporter à son monde… Et cela demande beaucoup de courage parce que ce n’est pas rien de monter un opéra ! Mais surtout, il a perçu et compris ce que je n’osais même pas penser. J’imaginais alors que la scène, le théâtre, c’était du passé, que c’était derrière moi, que ce n’était pas le chemin que j’avais choisi. Et lui, il a très clairement distingué ce que j’avais réalisé pendant 20 ans, il a rassemblé les pièces du puzzle… Cela dit, l’opéra, c’est un univers intense, où je me sens bien, mais je ne deviendrai pas metteur en scène full time parce que j’adore prendre mon temps et que j’aspire à ce que tout soit ajusté, que chaque ingrédient, chaque paramètre soit adéquat et je dois vraiment sentir que c’est le cas sinon je sais que cela ne marchera pas et je me ferme alors comme une huître…
» Quand on est enfant et que l’on joue, on est dans son petit univers, avec une liberté incroyable »
» Quand on est enfant et que l’on joue, on est dans son petit univers, avec une liberté incroyable »
Vous ramassez des objets perdus, dans la rue ou ailleurs qui constituent les prémices de votre travail. Qu’est ce qui en eux attire votre regard ?
Aucune idée… J’aime travailler sur la mémoire et sur les souvenirs et je sens que les miens ne sont pas suffisants pour me servir de socle, alors je m’approprie ceux des autres. Quand je vois un petit objet qui a une vie ou une âme, je le ramasse, c’est presque comme si j’étais un medium, je sens son énergie, je dois l’avoir et pouvoir l’utiliser dans mon travail. C’est de cela qu’il s’agira dans ma prochaine exposition en janvier à la Zwart Huis Gallery. Elle s’appellera Playdate, je m’y penche sur ma mémoire de 1 an à 16 ans… Quand on est enfant et que l’on joue, on est dans son petit univers, avec une liberté incroyable, on peut faire des associations, créer des histoires, fabriquer des objets et se perdre complètement dedans… Je crois que la révélation de cette année 22, c’est exactement cela, et c’est mon but ultime : pouvoir toujours aborder les choses de cette manière-là. Mais j’agis toujours ainsi en réalité. Cependant, pour l’exposition, je vais encore un peu plus loin et je joue vraiment. Quand j’étais petit, j’avais un château Playmobil et aussi un cirque et quelques éléments d’un safari, je me souviens que je les rassemblais et qu’avec des boîtes de frigolite, je créais des buildings, avec des appartements où vivaient des tas de gens. J’étais seul dans ma chambre et j’inventais des univers… J’aimais beaucoup jouer seul, même si j’avais des amis et que je les invitais aussi, d’où le titre Playdate. C’est cette période-là que je revisite, de la naissance jusqu’à ce moment où tu n’as plus de chambre pour jouer – à 16 ans, la mienne s’est transformée en atelier, puis je suis parti à Bruxelles. C’est la source de tout, c’est là que beaucoup de choses se sont ensemencées.
Vous venez d’être nommé pour un an directeur artistique de la maison Natan qui fête son quarantième anniversaire en 2023. Quel sera votre part de créativité ?
Je suis là pour « disrupter », avec respect, pour essayer de voir les choses d’une autre façon, avec tous les ingrédients et l’ADN de la maison qui sont très clairs. Edouard Vermeulen a construit une maison complète, on sent que les équipes aiment y travailler, on sent qu’il y a un amour pour le métier, pour lui, pour le parcours – je trouve cela rare et unique en Belgique. J’étais étonné par sa demande, car je suis plutôt en position d’observateur de ce monde de la mode, mais je crois dès lors que c’est la bonne position pour tenter de changer certaines choses, d’en proposer d’autres, non pas comme un bulldozer mais à la manière d’un acupuncteur.
Concrètement, sur quoi travaillez-vous ?
Avec monsieur Vermeulen et toute l’équipe, nous travaillons ensemble sur les collections, les photo shoots, les magasins, les projets pour cet anniversaire et plein de surprises. J’aime dire que c’est comme si j’étais l’oncle du Texas, étranger et un peu bizarre, qui venait en visite… C’est un peu étonnant, n’est-ce pas, que je travaille avec cette magnifique maison ? Je ne pensais pas retourner dans la mode mais les matériaux, les tissus, les collaborations avec les artisans, les couturières, la forme, le volume me manquaient parfois. En même temps, cela fait partie de mon travail artistique, j’ai toujours continué à coudre, à utiliser l’aiguille. Et je n’utilise désormais que le fil rouge…
Et pourquoi ?
Je ne sais pas. Depuis que j’ai arrêté, je couds comme un boucher ou un chirurgien, non plus d’une façon couture mais juste pour assembler et attacher.
Qui est Christophe Coppens ?
Artiste, designer, scénographe, metteur en scène d’opéra et directeur artistique de Natan pour 2023, l’année du quarantième anniversaire de la maison, Christophe Coppens saute d’un projet à l’autre, avec irrévérence.
Playdate, Christophe Coppens expose à la Galerie Zwart Huis, à partir du 15 janvier 2023.
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