Aline Asmar d’Amman: « la mode n’est pas un acte futile »

" Ce portrait de l'artiste Pascal Dangin est réalisé sur la table de ma salle de réunion, avec tous mes livres, mes bijoux... tout ce qui me représente. " © PASCAL DANGIN
Fanny Bouvry
Fanny Bouvry Journaliste

Elle a rénové l’hôtel de Crillon et travaillé avec Karl Lagerfeld. Il y a quelques jours, la Libanaise bouclait le réaménagement du Jules Verne, le mythique restaurant de la tour Eiffel. Avec des yeux qui s’émerveillent de tout, elle nous raconte sa vie, entre Paris, Beyrouth… et la Suisse.

Visiter l’atelier d’Aline Asmar d’Amman, c’est déjà entrer dans son intimité. Dans un bel hôtel de maître du boulevard Saint-Germain, la quadra nous accueille avec une empathie toute méditerranéenne et nous embrasse chaleureusement. Au milieu du hall, trône une impressionnante maquette.  » Elle a été réalisée pour Karl Lagerfeld pour les suites de l’hôtel de Crillon qu’il a dessinées. Il imaginait tout en 3D, c’est un objet incroyable « , annonce-t-elle, perchée sur ses talons, alors que nous rejoignons la salle de réunion dominant Paris et toisée par une énorme bibliothèque.  » La lecture et la culture sont les fondations de tout « , résume notre hôte qui, après notre entretien, filera au deuxième étage de la tour Eiffel, où les artisans s’activent, sous la canicule de ce début juillet, afin de peaufiner les parachèvements du restaurant Le Jules Verne.  » Tout doit être bouclé pour le 20 du mois. C’est assez épique, nous confie la Libanaise. Nous n’avons commencé les travaux qu’en janvier dernier et en plus d’avoir peu de temps, on est dans le cadre d’un monument historique délicat. Chaque chose qui sort est pesée et chaque chose qui rentre fait à peu près le même poids…  »

L’art de vivre n’est pas une question de moyens mais de panache, d’aptitude au bonheur.

Pour mieux raconter ce colossal lifting, elle attrape au vol les ouvrages qui traînent sur la grande table de travail et les caresse de sa main couverte de bijoux – un album de photos de l’édifice signé Lagerfeld, des écrits de Roland Barthes ou encore un recueil de recettes de Frédéric Anton, qui officiera sur place.  » Ce bouquin ne m’a pas lâchée durant le projet : toutes les matières utilisées ont un sens par rapport à ses plats « , insiste-t-elle, intarissable, avant de nous montrer une BD, A comme Eiffel (Casterman), l’histoire d’un amour entre Gustave Eiffel et sa cousine Alice, à qui il dédia la forme en A de la tour…  » J’ai raconté ça à tout le monde sur chantier avant d’apprendre que c’était une fiction « , avoue-t-elle en partant dans un grand éclat de rire. Une joie de vivre communicative qui ne la quittera pas pendant l’interview, qu’il s’agisse d’évoquer son petit coin préféré de Suisse ou le Liban en guerre de son enfance, qui a fait d’elle l’être solaire qu’elle est aujourd’hui.

 » J’ai une affection particulière pour  » ma  » Méditerranée. Enfant, cette vue sur l’horizon était le lieu de tous les possibles. « © DR

Votre été, c’est d’abord l’inauguration du Jules Verne. S’attaquer à la tour Eiffel, cela doit être impressionnant…

En cette fin de rénovation, on y va deux fois par jour, le matin et le soir, et malgré tout, je m’émerveille à chaque fois ! Tous les dix ans, un concours rechallenge l’exploitant des restaurants de l’édifice. L’enjeu financier est important. J’étais en train de terminer l’hôtel de Crillon, c’était la fin d’une épopée de cinq ans. Et un jour, le groupe Sodexo est venu me trouver pour voir ce que je proposerais pour la tour Eiffel. Je leur ai raconté l’histoire d’un projet féminin, mais une féminité forte et irrévérente qui est celle de la grande Dame de fer. Et cela a plu ! J’ai ainsi rejoint l’équipe pour repenser le Jules Verne. Je n’en reviens toujours pas.

Dans votre moodboard, vous dites avoir été inspirée par Jeanne Lanvin et par des bracelets de Martin Margiela pour les plafonds. D’où vous vient cet intérêt pour la mode ?

Les processus créatifs dans la mode ou l’architecture sont similaires : nous allons très loin dans la recherche d’histoire, de sens, de symboles. Pour moi, la mode n’est pas un acte futile. On s’habille d’abord pour affronter le monde. Personnellement, je vais toujours en talons sur chantier, c’est un TOC. Ce n’est pas parce que j’ai envie de plaire ; c’est parce que je ne sais pas réfléchir si je ne suis pas haut perchée. C’est mon uniforme. J’ai aussi besoin de mes bracelets parce qu’on y retrouve toutes les nuances – de l’or, de l’argent, du métal blanc… Quand je dois expliquer à un artisan une teinte, je peux la montrer sur l’un de mes bijoux. Déjà petite, je me souviens de ma mère qui s’habillait magnifiquement bien malgré la situation d’adversité extrême que nous vivions au Liban. C’était un acte de résistance. Le fait de dire :  » On est en vie et même s’il y a des bombes dehors, vu que c’est dimanche, on va soigner notre tenue et faire une superbe table… Et tant pis si dans quinze minutes, on finit dans l’abri avec des sandwichs.  » Cette idée d’art de vivre est essentielle à cultiver. Ce n’est pas une question de moyens mais de panache, d’aptitude au bonheur, de volonté de garder un oeil émerveillé sur tout. C’est pour cela que j’ai beaucoup de respect pour ces créateurs qui dédient parfois une vie à inventer des choses qui semblent être aussi éphémères et qui sont des fondements de l’histoire d’aujourd’hui. Je pense à Jeanne Lanvin, mais aussi à Martin Margiela – j’ai un de ses tee-shirts accroché dans mon bureau, comme un tableau – et bien sûr à Karl Lagerfeld, un titan qui a traversé tous les courants et toujours inventé les silhouettes du futur.

 » Le temple de Baalbek date de 5 000 avant. J.-C. C’est un des miracles du Liban d’avoir vécu autant de couches de l’histoire. « © DR

Vous avez collaboré avec lui sur des suites pour le Crillon et une collection de sculptures fonctionnelles. Comment l’avez-vous rencontré ?

Je travaillais sur une résidence privée pour une dame du Moyen-Orient extrêmement sophistiquée et j’avais basé ma réflexion sur la collection Byzance de Karl Lagerfeld, inspirée du peintre orientaliste John Frederick Lewis. Une belle complicité est née avec ma cliente et quand son mari a décidé d’acheter le Crillon, elle m’a donné carte blanche comme architecte d’intérieur pour ce projet. C’est alors que j’ai eu l’idée de monter une grande équipe, un peu comme Louis XIV l’avait fait à Versailles – sans me comparer à lui bien sûr (rires)… Et je tenais à y inviter Karl, parce qu’il était le seul créateur fin connaisseur des arts décoratifs français. J’ai donc lancé une bouteille à la mer : je lui ai écrit une lettre manuscrite et je l’ai déposée dans sa librairie. Le lendemain, il m’appelait pour se voir. Il m’a dit :  » Montrez-moi quelque chose.  » Je lui ai présenté le palais que je venais de terminer, inspiré de sa collection, et il accepté d’intervenir pour repenser les suites, en posant ses conditions et en me demandant de l’accompagner en tant qu’architecte. Cette confiance m’a obligée à être la meilleure version de moi-même. J’ai lu encore dix fois plus, tout en faisant des recherches phénoménales… Et puis, évidemment, c’est lui qui avait les idées, il y avait toujours le miracle du croquis de Karl. Il arrivait à dessiner des proportions parfaites et à exprimer en trois coups de crayon une vision sur cinq ans.

 » Dans le Jules Verne, j’ai voulu raconter l’histoire d’une féminité forte et irrévérente qui est celle de la grande Dame de fer. « © Stéphan Julliard

Que vous a-t-il apporté ?

Un plaisir intense à chaque séance de réflexion. Il était si généreux dans sa façon de passer les connaissances, de vous charrier avec un humour incroyable mais énormément de gentillesse, jamais un mot déplacé. C’est une belle leçon de vie : un monsieur avec autant de responsabilités qui arrive à prendre le temps de s’intéresser à tout et tous de façon si profonde. Cette bienveillance qu’il a eue vis-à-vis de mon travail me transporte encore. Aujourd’hui, je ne me sens pas obligée de lui rendre hommage, mais c’est naturel. Récemment, on a gagné un concours à Venise pour un palais du XVe siècle à transformer en hôtel, et je me suis demandé ce qu’aurait fait Karl. Je me suis souvenue qu’il avait défilé dans la cité lacustre et soudain, ça a fait plein de déclics.

Paris, est-ce une ville que vous aimez ?

C’est un cadeau de pouvoir avoir un pied ici car c’est la cité de la culture par excellence. J’ai grandi au Liban, dans un milieu francophone et dans cet amour de la France. Beaucoup de Libanais se sont réfugiés à Paris pendant les années de guerre. Pour nous, c’est vraiment la porte d’à côté, un endroit où tout s’apaise et tout peut recommencer. Nous vivons dans un pays poudrière qui paie le prix de tout ce qui se passe autour, et c’est pour cela que nous avons des liens forts avec les capitales qu’on choisit d’élire comme celles de nos coeurs. Paris l’est pour moi, j’y puise mes forces et mes inspirations. Cependant, je me sens vraiment Libanaise parce qu’on ne peut pas nier ses origines et ce qu’on a vécu, même si je l’interprète de manière très positive et que l’adversité de ce parcours d’enfance a été, pour moi, une grande force pour l’avenir.

 » Le village de Leukerbad, en Suisse, assez austère, tout mon contraire. Mais je trouve cette chaîne de montagnes fantastique. Je tente chaque année de faire le lien entre elle et la mer. « © dr

Vous rentrez régulièrement au Liban ?

Oui, mon bronzage est un bronzage libanais (rires). On ne se rend pas compte à quel point c’est facile. Quand vous partez à 9 heures du matin de France, vous êtes à 14 heures en rendez-vous à Beyrouth. C’est tellement petit : l’aéroport est à 5 km du centre et tout est à proximité. Et puis mes parents sont là-bas…

Les vacances pour vous, ça évoque quoi ?

La mer, j’en ai besoin. Evidemment, j’ai une affection particulière pour  » ma mer « , la Méditerranée. Dans l’enfance, cette vue sur l’horizon était un refuge et le lieu de tous les possibles. Et puis les Libanais sont un peu des Phéniciens et ils ont donc cette histoire ancrée en eux, celle de Byblos et de l’idée que l’alphabet a été inventé là. Petite, je me souviens de ce port, avec les piscines vides des centres balnéaires dans lesquelles on s’abritait et les flots juste à côté. Je prenais mes livres et j’allais me cacher dans les rochers. Je relisais Antigone de Jean Anouilh, une forme d’anarchie, de rébellion contre le système, l’idée de transformer la boue en or.

Il paraît que vous emportez toujours une valise de livres en voyage…

C’est un drame (rires) ! Mais tant que j’ai ma pile de bouquins, tout va bien. Ça a rapport avec la guerre. Quand je lisais, je m’isolais complètement et je n’entendais plus rien. C’était presque dangereux car mes parents me cherchaient alors qu’il fallait aller dans l’abri. Pour moi, c’était un bouclier fait de mots, une fenêtre sur le monde. Et dans mon job aujourd’hui, je garde ce lien fort. Quand je suis en immersion dans un projet, il y a toujours les ouvrages-clés qui traînent dans la salle de réunion, ce sont des déclencheurs.

Vous avez d’autres rituels estivaux ?

J’ai épousé un Suisse et je vais donc régulièrement dans la région de Morges, dans le canton de Vaud. Il y a le lac, les montagnes… Je suis très touchée par l’attachement des habitants à leur terre, c’est tout ce qu’on a perdu au Liban car nos priorités étaient ailleurs, parce que nous avancions pour survivre, pas pour protéger notre climat ou nos richesses locales. Là-bas, on séjourne dans la maison de mes beaux-parents, où j’ai pris l’habitude de me réfugier sous les toits. C’est une vieille bâtisse du XVIIe siècle et je découvre, dans ce débarras, des choses incroyables, parmi les livres poussiéreux et très anciens. Je trouve cette idée de transmission par l’objet magnifique ; j’ai une grande intimité avec ma belle-famille alors que je ne l’ai pas connue.

Où rêvez-vous de partir ?

Ce qui me ferait le plus plaisir, c’est d’être en mer, sur un bateau, avec beaucoup de livres et le silence. C’est une très belle musique.

Sa bande-son

Amour, amour (dans Peau d’âne)

 » Quand mes enfants étaient petits, je leur infligeais chaque année une petite torture : on commençait les vacances avec Peau d’âne – j’adore l’univers du réalisateur Jacques Demy – et la chanson Amour, amour. Pour moi, l’amour c’est une grande force et le fondement de tout, de la famille, de l’amitié, du couple, c’est ce qui donne des ailes. Etre amoureux, c’est vivre en vacances toute l’année. Maintenant, mes garçons ont 11 et 14 ans et protestent, donc je n’impose plus ce rituel qu’à moi-même. J’admire la façon dont certains peuvent s’emparer d’un sujet douloureux, comme celui de la perte d’une mère, de la folie d’un père, pour en faire quelque chose de splendide. Je poursuis cette idée de sublimer le réel. Sur le site Internet de notre bureau, il y a une phrase de Novalis qui dit :  » Plus c’est poétique, plus c’est vrai.  » A part cela, mes goûts musicaux sont très éclectiques et parfois très obsessionnels. J’écoute autant du piano que de la french touch – Daft Punk, Cassius… -, souvent en boucle, au grand dam des personnes qui vivent avec moi.  »

 » Un lieu complètement abandonné de Tripoli, construit par Oscar Niemeyer, ça fait partie des séquelles de guerre. La poésie de tels endroits m’émeut. « © DR

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